Les Mémoires d'une aveugle Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LII


Il était facile de se figurer la terreur de ce bonhomme de prêtre, très timoré, très craintif, en lisant une pareille lettre. Il ne comprit pas au juste qu'il s'agissait de lui, bien que l'épître fût d'autant plus claire qu'elle ne voyait pas un autre homme, si ce n'est le sacristain, ou M. l'évêque de Grenoble, vieillard de plus de quatre-vingts ans. Il se sentit frémir des pieds à la tête ; car, en sondant sa conscience, il découvrit que cet amour coupable, il était très près de le partager, s'il ne l'avait pas devancé déjà.
Ce fut pour lui un coup de foudre, il en tomba malade et resta quinze jours sans reparaître au couvent. Sa première idée fut de quitter sa charge et de demander un remplaçant ; des lettres réitérées et du même style le confirmèrent dans cette idée : il faut fuir le danger si l'on n'y veut pas succomber.
Il eut ensuite une autre pensée : c'est que sa conscience ne lui permettait pas de laisser dans la communauté une brebis galeuse qui pourrait, non seulement se perdre, mais compromettre les autres. Elle demandait à sortir du cloître, ses voeux avaient été forcés, il le savait ; il pouvait en témoigner à ses supérieurs ecclésiastiques sans manquer au secret de la confession, elle le lui avait dit et répété mille fois. Après avoir réfléchi, il se décida et commença les démarches.
La belle n'en voulait pas davantage. Il la vit une fois pour le lui annoncer ; puis il alla s'installer à Grenoble, et jura qu'il ne reviendrait pas à Montfleury qu'elle n'en fût dehors.
L'évêque était un saint homme, un bonhomme, encore très lucide, malgré son grand âge ; il résidait à son évêché depuis plus de trente ans et connaissait toutes ses ouailles. Il écouta les réclamations de l'abbé Fleuret, alla lui-même interroger mademoiselle Tencin. Après l'avoir vue et entendue, il comprit que sa vocation l'appelait ailleurs, qu'elle ferait une mauvaise religieuse, et qu'elle amènerait peut-être quelque scandale dans l'Eglise.
En conséquence, il se chargea d'obtenir son changement d'observance, d'annuler des voeux prononcés par les lèvres seulement, ou plutôt de les modifier en ces voeux élastiques des chanoinesses, qui ressemblent à tout, excepté à la vie religieuse.
En quelques mois, la chose fut faite. La soeur Augustine fut transformée en comtesse Alexandrine de Tencin, chanoinesse du chapitre de Neuville, un des moins courus en ce temps-là.
On juge avec quelle joie cette nouvelle comtesse jeta son voile aux nuages. Elle dit adieu à ses compagnes avec toute sorte d'attendrissements ; elle jouait déjà la comédie à miracle ; elle les chargea de ses souvenirs et de ses remerciements pour le cher directeur, auquel elle devait la grâce de ne pas rester plus longtemps exposée à un sacrilège ; mais elle ne lui écrivit rien, il n'était plus nécessaire à ses vues, c'était un instrument à briser et à jeter loin d'elle.
Elle n'y manqua pas dans tout le reste de sa vie, et elle commença cette fois.
Après avoir passé quelques semaines dans sa famille, elle fut conduite à son chapitre par son frère, l'abbé de Tencin. Leur grande intimité, dont on a tant et si bêtement parlé s'établit alors. Je ne gâte pas la comtesse Alexandrine, je reconnais ce qu'elle eut de torts, et ils furent grands : mais je ne puis lui laisser attribuer des crimes semblables à celui-là. Elle aimait son frère, ce qui était naturel ; c'est peut-être le seul sentiment louable de sa vie, ne le lui ôtons pas par de sales propos. Elle ne fut pas non plus la mère de d'Alembert, et je l'ai souvent répété à celui-ci, lorsqu'il se rengorgeait pour le faire croire. Qui dit philosophe, dit vaniteux.
Madame de Tencin eut beaucoup d'amants, je ne prétends pas le dissimuler ; mais ses enfants moururent au berceau, je l'atteste, et, par conséquent, elle ne les renia pas. Vous allez savoir son histoire aussi bien que moi, vous pourrez ensuite l'attaquer ou la défendre selon qu'il vous plaira, mais avec justice au moins.
La comtesse Alexandrine était trop habile pour ne pas se conduire à son chapitre de façon à s'attirer la bienveillance et l'amitié de tout le monde. Elle débuta, comme à Montfleury, par les amuser, tout en se montrant très régulière et en ne laissant pas de prise à la critique. Il ne fut pas de chanoinesse qui ne la prît en affection et qui ne chantât ses louanges.
On en écrivit à ses parents, à l'évêque de Grenoble qui l'avait recommandée, on le remercia du précieux cadeau qu'il avait fait au chapitre, et on le supplia d'employer encore son crédit pour que la prébende de la nouvelle venue arrivât bientôt à la plus forte somme, acquise d'ordinaire par l'âge ou par un mérite transcendant.
Ce n'était pas qu'elle l'eût demandé : madame de Tencin ne regardait pas à si peu, et elle avait d'autres projets. Elle laissa faire, elle montra une reconnaissance très vive, elle fut plus charmante encore. Elle s'astreignit aux règles, annonçant hautement qu'elle n'avait pas quitté son cloître pour mener une vie plus relâchée, mais parce qu'elle ne se sentait pas assez parfaite pour l'observance exacte des lois sévères de saint Augustin : je crois que l'abbaye de Montfleury était habitée par des augustines.
Ainsi elle était souvent des heures entières à l'église : Dieu sait ce qu'elle y pensait. Elle faisait honte par sa conduite aux autres chanoinesses, un peu mondaines, comme elles le sont toutes, mais sans se permettre une critique ou une observation.
Pendant ce temps, elle creusait sa mine sans qu'on s'en doutât. Madame de Tencin ne comptait pas passer sa vie à Neuville, ce n'eût été que changer de prison ; elle voyait devant elle Paris, ses intrigues, son éclat et ses aventures : il fallait y arriver, et y arriver convenablement. Madame sa mère ne l'y eût pas envoyée, et surtout elle n'eût pas pu lui procurer les moyens d'y vivre.
La comtesse Alexandrine s'introduisit tout doucement dans la confiance de l'abbesse ; elle la flatta, la caressa tellement, qu'il fut impossible à celle-ci de se passer d'elle et qu'elle captiva toute sa confiance. L'abbesse lui annonça un jour qu'elle la prenait pour son secrétaire, et qu'en cette qualité elle entrerait au conseil.
A vingt ans ! c'était un triomphe, cela ne s'était jamais vu. La comtesse n'en montra que de la reconnaissance et resta modeste, de façon que personne n'en prît ombrage, au contraire.
Elle se fit ainsi pardonner sa faveur.
Dès qu'elle eut connaissance des affaires, elle s'y introduisit et s'en empara si bien, qu'elle les conduisit toutes. Son bonheur voulut que justement le chapitre fût en litige avec un seigneur voisin pour certains privilèges que les chanoinesses ne consentaient pas à abandonner. La cause se discutait à Lyon; mais elle se discutait aussi et surtout à Paris, devant le conseil du roi.
Madame de Tencin prétendit que l'affaire était mal défendue, mal présentée, et montra des lettres prouvant, clair comme le jour, qu'elle serait perdue si on continuait ne la sorte.
- Il faudrait là quelqu'un qui s'occupât exclusivement de ce procès, dit-elle timidement.
- Sans doute, répondit-on ; mais qui ?
- Ah ! c'est difficile !
Alors, chacune de ces dames de donner son avis.
- Je ne sais pas pourquoi les chapitres n'ont point de plénipotentiaires près de Sa Majesté, car nous sommes des espèces de puissance. Nous avons des vassaux, nous avons des tenanciers, nous avons des intérêts graves à la cour.
- C'est une idée à examiner.
- Je vous y engage beaucoup, madame. Songez donc quelle importance acquerrait ainsi le chapitre de Neuville.
- Vous avez raison.
- Nous devons choisir une personne capable de représenter madame l'abbesse et le chapitre, qui nous fasse honneur de toutes façons.
-- Quelque dignitaire de l'Eglise.
- Non pas, une de nous ; on ne fait jamais mieux ses affaires que soi même.
- Qui cela ?
- Ah ! je l'ignore.
- Nous avons plusieurs de nos dames en congé, mais pas une d'elles ne réunit les qualités nécessaires.
- La première, c'est l'intelligence.
- Puis la mesure.
- Puis le tact.
- Puis la beauté, qui ne gâte rien.
- Et la conduite la plus régulière.
- Mais c'est une perfection que vous demandez là, mesdames ? conclut l'abbesse.
Chacune donnait son avis et lançait son mot, excepté madame de Tencin, qui, depuis qu'elle avait proposé la chose gardait un absolu silence et observait.
- Et vous, comtesse Alexandrine, lui demanda l'abbesse, vous vous taisez ? quelle est votre pensée ?
- Je pense que vous avez raison, madame, et que ces dames exigent une perfection impossible.
- Non pas, reprit une vieille, nous la trouverons sans aller bien loin.
- Et où donc ?
- Vous, madame de Tencin.
- Moi !
Et elle rougit de plaisir d'être enfin arrivée au but de ses désirs : on prit cette rougeur pour de la modestie.
- Eh ! certainement, poursuivit l'abbesse. Seulement, comment ferons-nous pour nous passer d'elle ?
Un grand soupir fit le tour du cercle et répondit à la question.
- Mesdames, murmura la comtesse, vous me confusionnez, vous me faites trop d'honneur, je ne suis pas digne...
- Vous êtes digne de tous les éloges et de tous les honneurs. Voilà qui est convenu, vous nous représenterez.
- Comment reconnaître... ?
Elle se fit prier huit jours, répétant que c'était pour elle un trop grand sacrifice, qu'elle haïssait le monde, qu'elle voulait vivre dans la retraite ; enfin les faux fuyants de l'orgueil et de l'hypocrisie, auxquels on se laisse prendre et qui réussissent toujours.
Admirez comment, dans une assemblée nombreuse, s'il se trouve un être perverti et intelligent, il conduira les autres et trouvera le secret de se faire admirer. Les gens primesautiers, les gens loyaux n'avancent à rien sur la terre et dans la société telle qu'elle est faite de nos jours. Je le sais par moi- même et par ce que j'ai vu. Dans les rares occasions de ma vie où je me suis laissé emporter par mon coeur, je n'ai jamais manqué d'en être dupe, voire même dans mon affection pour M. Walpole, qui m'en cherche querelle d'un bout de l'année à l'autre, et cela, parce que je l'aime trop.
Il ne verra ceci qu'après ma mort : aussi je ne me soucie guère d'être grondée, je n'y serai plus pour l'entendre.
Je n'ai jamais aimé qui que ce soit autant que lui, j'en puis répondre. Je n'avais pas ces agitations pour Formont, pour le président Hénault, pour Pont-de-Veyle, ni pour aucun autre. C'est bien la peine d'arriver à être une vieille presque octogénaire, aveugle, pour avoir de ces sentiments-là !
Revenons à madame de Tencin, qui n'en a jamais eu, ni jeune ni vieille.
Il fut donc arrêté qu'elle partirait pour Paris, comme représentante du chapitre, qu'elle correspondrait directement avec madame l'abbesse et le conseil, qu'elle aurait pleins pouvoirs, qu'elle recevrait une rétribution annuelle assez considérable pour soutenir la dignité de sa position, qu'elle reviendrait chaque année rendre ses comptes et prendre de nouvelles instructions, dans la saison qui lui semblerait la plus opportune. A cela près, pleine confiance, pleine liberté et compliments les plus flatteurs sur ce que l'on attendait d'elle.
Parvenue au comble de ses voeux, la comtesse Alexandrine attendit encore pour laisser voir sa joie. Elle se contint, elle hésita elle fit semblant de s'imposer un sacrifice affreux en quittant sa retraite chérie ; elle joua enfin une comédie si parfaite, elle pleura tant, qu'à son départ il n'était pas un être à Neuville qui ne la crût la plus malheureuse personne du monde et qui n'admirât son dévouement au bien de la maison.
Le train qu'on lui donna fut modeste, elle n'en voulut pas davantage : une seule femme et un laquais. Elle se réservait de mieux faire plus tard. Elle écrivit de la première couchée à son frère de la rejoindre à Paris ; elle connaissait son mérite, elle savait ce qu'on devait attendre de cet abbé, aussi intrigant qu'elle, pour le moins, mais plus accessible par le coeur et plus capable de se laisser influencer. Elle lui servit de paravent à sottises ; sans quoi, il en eût fait beaucoup plus qu'il n'en a fait.
L'abbé de Tencin était joli garçon ; il avait comme Alexandrine, une séduction et une grâce sans pareilles. Madame de Fériol était loin de les valoir, et leur autre soeur avait plus de ressemblance avec le cardinal et la chanoinesse ; il y a d'elle un joli mot que je dirai plus tard, je ne m'en souviens pas aujourd'hui, je le demanderai à d'Argental la première fois que je le verrai.
L'abbé avait un an de plus que sa soeur ; en recevant sa lettre, il se hâta d'accourir, d'autant plus qu'elle avait pourvu au voyage, avec l'argent du chapitre, bien entendu.
Ce fut pour eux une grande joie que de se revoir, car ils s'aimaient d'une amitié sans pareille. Ils prirent d'abord leurs arrangements tout à leur aise, ils eurent ensemble une de ces conversations qui décident l'avenir. Ils se jurèrent aide, assistance mutuelle, confiance absolue et indulgence plénière. Ils ne venaient pas à Paris pour s'y faire canoniser ; ils savaient d'avance que, pour attraper la fortune, lorsqu'on part de bas étage surtout, il ne faut pas être difficile sur les moyens.
Leur vrai nom était Guérin ; celui de Tencin venait d'une petite terre, et l'illustration de la famille n'était ni grande ni ancienne. Le grand-père, assurait-on, était serrurier, et les plus huppés arrivaient jusqu'au parlement de Grenoble, pas davantage.
C'était donc une grande entreprise que d'atteindre bien haut avec de pareils antécédents et si peu d'aide ; ils ne reculèrent pas cependant, et ils firent bien.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente