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Chapitre V


J'ai dit que l'histoire de l'Enfant Jésus de cire avait eu une grande influence sur le reste de ma vie : voici comment, c'est assez curieux pour valoir explication. Nous avons le malheur d'être nés dans un siècle philosophique qui veut tout expliquer, où des enfants viennent au monde en raisonnant. C'est comme une épidémie répandue sur les croyances, pour les détruire toutes, les unes après les autres, et Dieu sait ce qui en résultera pour nos neveux !
A propos de cela, j'ai les miens dans mon antichambre, qui font un bruit à réveiller les Sept Dormants. J'ignore ce qu'ils croiront, mais ils me forcent à ne pas douter de leur présence chez moi.
Ce petit peuple est bien ennuyeux pour une pauvre aveugle, à laquelle il ne reste que les oreilles pour dédommagement.
Cette disposition de ce temps-ci et ces incertitudes pour l'avenir sont peintes par ce mot qu'on prête à Louis XV :
- Mon successeur s'en tirera comme il pourra ; cela durera bien autant que moi.
Le président Hénault, qui vivait dans l'intimité du roi, a toujours prétendu que cela n'était pas vrai, et que Louis XV était incapable de ce mauvais sentiment. Quant à moi, je l'ignore ; ce qu'il y a de sûr, c'est que la démolition est partout, et que je ne vois rien s'élever autour de nous à la place. C'est triste, je l'avoue, pour ceux qui réfléchissent. Je n'ai cessé de dire à mes amis les philosophes :
- Mais, si vous nous démontrez que nous sommes absurdes, que nous l'avons toujours été en croyant à la religion, en gardant les principes, les usages de nos pères, au moins enseignez-nous autre chose à la place. On ne peut faire ainsi table rase sans vous laisser une fiche de consolation.
- Madame, les hommes ne doivent pas avoir besoin de cela ; ils doivent tout comprendre, tout analyser par la force de leur intelligence, en s'en rapportant à la nature seule, à la bonté du Créateur, sans s'embarrasser de ce fatras d'idées saugrenues, auquel on a donné le nom de religion, de loi. Nous venons pour détruire la forêt des préjugés.
- C'est donc pour cela que vous faites tant de fagots ! leur répondais-je.
Ils m'en ont beaucoup voulu pour ce mot, d'autant plus qu'il a couru les cercles et les soupers. Vous les verrez à l'oeuvre, et vous jugerez si je me trompe.
Enfin, tant y a – car je crois, Dieu me pardonne ! que la manie du raisonnement me poursuit – tant y a que, pour en revenir à la figure de cire, après en avoir beaucoup ri, après m'être moquée de la soeur Marie-des- Anges, de ses ex-voto, de ses prières devant une poupée de modes, la réflexion suivit. Je me pris à penser, un beau soir, que toutes les images, toutes les idoles, pourraient bien être aussi respectables, et que, si l'on en cherchait l'origine, il y aurait peut-être au fond de tout cela un paganisme déguisé.
De là, au doute, il n'y avait qu'un pas. En attaquant les symboles, j'en vins à la vérité, et je me demandai si ces dogmes, si ces mystères, si toute cette religion catholique enfin, était autre chose qu'une allégorie, qu'une nécessité imposée comme un frein aux passions des masses, et bonne pour punir ceux qui ne pensent pas au delà, que le diable effraye, qui se voient, à la moindre faute, fichés au bout de sa fourche et jetés dans la fournaise, où il vous retourne ni plus ni moins qu'un beignet dans la poêle.
Ces pensées mûrirent dans mon jeune cerveau, aidé d'une amie que j'avais, mademoiselle de Beaumont, la plus songeuse fille qui se pût trouver.
Nous ergotions des heures entières sur des questions que nous ne comprenions point, et nous les déclarions inadmissibles, uniquement à cause de cela. II en résulta pour nous des inconvénients graves.
Au lieu de prendre des attaches à ce qui était appris, nous le dénigrâmes. Ces pauvres soeurs, qui ne savaient enseigner qu'une chose, l'amour de Dieu et de ses préceptes, perdirent justement leur temps, et ne firent que deux incrédules, deux esprits forts, ainsi qu'on dirait aujourd'hui, et cela, sur la fin du règne de Louis XIV, à une époque où la dévotion régnait sans partage. Jugez !
On ne s'en aperçut pas d'abord ; nous continuâmes à suivre les autres à l'église ; nous fîmes comme elles extérieurement ; nous gardâmes pour nous nos résolutions et nos révoltes intérieures jusqu'au moment d'une retraite, avant je ne sais quelle fête solennelle, où l'on nous voulut faire rester en prières la moitié de la journée, méditer le reste, jeûner ensuite, et nous confesser à un confesseur extraordinaire par-dessus le marché.
Nous n'eûmes pas la patience d'aller jusqu'au bout, et, un matin, je refusai tout net de me rendre à la chapelle, en disant à la soeur Marie-des-Anges que c'était assez de momeries comme cela, et que, Beaumont et moi, nous n'en voulions plus.
- Miséricorde ! s'écria la bonne soeur, qu'est-ce que dit cette petite fille ? qu'est-ce qu'elle pense ? Des momeries !
- Oui, des momeries ! et vous en serez vite convaincue, si vous me voulez écouter.
Et me voilà lui développant mes principes, mes idées, ma théologie, laquelle n'avait guère le sens commun, je l'avoue ; me voilà dénigrant toutes choses, abattant ce qu'elle adorait, et développant ce que nous avions élaboré à grands frais de déraisonnements, aidées de livres très abstraits sur le dogme, qu'on avait le tort de mettre entre nos mains inhabiles, et qui ne pouvaient servir à rien, si ce n'est à nous égarer.
La soeur tombait de son haut ; elle alla en chercher d'autres pour m'entendre, et, avant ma conclusion, toutes s'étaient enfuies en faisant des signes de croix. L'abbesse le sut une heure après, et me manda chez elle, où je débitai mon chapelet avec la même assurance.
- Malheureuse ! s'écria-t-elle, que dira madame de Chamrond en apprenant que sa nièce est une impie ? Elle est capable d'en mourir de chagrin.
Ce mot me chatouilla le coeur ; j'aimais fort ma tante, je faisais tout en but de lui plaire, et ses lettres de félicitations étaient pour moi le nec plus ultra de la gloire : madame l'abbesse le savait, et elle croyait porter un coup mortel à mes doutes, en montrant combien ma tante les désapprouverait.
Mais il s'agissait là de mon orgueil, ou plutôt de ma vanité de raisonneuse, et je ne pouvais céder ainsi. J'osai répondre, et de telle sorte, que la révérende mère s'en voila le visage.
- Retournez dans votre chambre, mademoiselle, et restez-y ; vous avez un esprit dangereux ; nous ne pouvons vous laisser fréquenter vos compagnes, que vous pervertiriez sans doute et nous vous interdisons particulièrement mademoiselle de Beaumont, que vous avez déjà persuadée. Vous vous nuiriez l'une à l'autre. Allez, mademoiselle ! je vais vous faire recommander aux prières de la communauté ; vous en avez grand besoin.
De là date mon changement d'opinion, changement que je n'ai cessé de déplorer et que je déplorerai toute ma vie car, en admettant même que je fusse dans l'erreur, n'est-ce pas un bonheur très grand que de prendre pour or les feuilles de chêne ?
On me séquestra dans ma cellule étroite, n'ayant pour compagnie que soeur Marie-des-Anges, qui ne me grondait pas et qui me plaignait.
C'était un coeur tendre et droit ; elle voyait dans la religion une consolation, un refuge ; elle y voyait le seul bonheur qu'elle eût rêvé dans son cloître ; elle y voyait l'avenir de l'autre vie, et ne songeait point à la grillade éternelle qui menaçait les incrédules. Cette âme pure ne pouvait, même en passant, jeter un regard sur l'enfer. Elle aimait trop Dieu pour le croire implacable.
Les autres soeurs me parlaient du diable, de ses cornes et de sa fourche ; elles se signaient en tremblant lorsqu'elles m'annonçaient les supplices qui m'attendaient.
Marie-des-Anges me disait avec sa douce voix :
- Songez-y donc, ma chère petite, le bon Dieu ne vous aimera point, vous ne le verrez pas, et il vous sera défendu de l'aimer !
Pour elle, c'était la véritable torture.
Je tins bon néanmoins, je restai enfermée huit jours au pain et à l'eau, faisant école et m'exaltant par la résistance même. Notre directeur, homme assez borné, s'imagina de m'écrire des lettres pour me convaincre ; il y employa beaucoup de papier et beaucoup de raisonnements inutiles et stupides ; ce n'était point là de la vraie religion. Quant à moi, j'ergotais, et cela me ravissait. Beaumont eut moins de courage, elle céda. C'était une gourmande, et le pain sec la convainquit.
J'ai encore des lettres du père Marais, et je ne les reproduis pas ; elles me semblent trop vides et trop inertes. Celles que m'écrivait ma tante me touchaient bien autrement. Elles parlaient à mon coeur, ainsi que la soeur Marie-des-Anges, et mon coeur était tenté de les entendre. Il résistait de toutes ses forces à mon esprit ; mais celui-ci était d'une trempe si entêtée, si vaniteuse, qu'il se croyait obligé de tenir bon.
J'étais une manière de philosophe en herbe ; on eût dit que je devinais les gens de ce temps-ci, et que je voulais les devancer dans leurs sottises.
Ma tante trouva la chose grave ; elle fit exprès le voyage de Paris pour tacher de déraciner chez moi ces principes et ces tendances. Je l'écoutai avec respect, avec tendresse, mais je lui répondis très fermement :
- Je n'y puis rien, il ne dépend pas de moi de croire ou de douter ; pardonnez-moi, ma bonne tante ; aimez-moi, malgré tout, mais je ne puis.
La chère créature pleurait à chaudes larmes, faisait des signes de croix, répétant que j'étais perdue, et que mon âme se vouait d'elle-même à l'enfer.
- Hélas ! ajoutait-elle, je mourrai bientôt, et il me faudra vous quitter pour toujours. Nous ne nous retrouverons plus sous ces ombrages éternels où l'on est si bien, si heureux ensemble ; où l'on voit, où l'on aime Dieu d'un amour ineffable. Ah ! mon enfant, quelle douleur pour moi en quittant ce monde !
Mademoiselle de Chamrond se trompa sur moi et sur ce qu'elle pouvait attendre de ma faiblesse. Elle me crut plus accessible au raisonnement qu'à l'affection, et cela n'était point ainsi. Mon esprit avait un parti pris de ne pas céder ; mon coeur était bien plus facile à séduire, et, du moment où il lui résistait, c'est que la conquête était impossible.
Elle ne le comprit pas et se chercha un auxiliaire qui devait, croyait-elle, triompher de tout.
Elle arriva un jour au parloir avec un abbé très agréable, très souple, très insinuant, d'un grand mérite et d'une science incontestable, dont le talent oratoire s'était révélé d'une façon sublime à la mort toute récente du feu roi, Massillon, enfin !
Ma famille l'avait connu autrefois, et ma sainte tante s'y était si bien prise, qu'elle l'intéressa à l'oeuvre de ma conversion, et l'amena à la Madeleine pour repêcher mon âme, comme disait Beaumont, devenue hypocrite, et voilà tout, au lieu de se convaincre.
Je fus éblouie de cette visite.
Massillon était le héros religieux du jour. On ne parlait que de lui dans les couvents et chez les dévotes. Sa magnifique oraison funèbre de Louis XIV occupait la renommée, et, plus encore, un fait qui se racontait partout, qui n'était point vrai néanmoins, mais que je dirai nonobstant, parce que c'est un des plus beaux tableaux que je sache, un des plus saisissants ; et c'est aussi pour la philosophie chrétienne et incrédule un superbe sujet de réflexions.
On prétendait donc que Massillon avait été mandé au lit de mort de Louis XIV, alors que madame de Maintenon l'avait abandonné déjà, et que ses aumôniers ordinaires lui avaient donné les sacrements, suivant leur charge, suivant les étiquettes établies. Par parenthèse, le grand aumônier de France était alors le beau cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, fils très connu, sinon reconnu, de Sa Majesté Louis le Quatorzième et de madame de Soubise, son éternelle maîtresse.
Ainsi le cardinal assistait son père ; il y pensait bien moins qu'à la perte de son roi, et à ses querelles avec l'archevêque de Paris, qu'il s'agissait d'écarter ; le moribond étant son paroissien, il avait le droit de l'escorter jusqu'à la fin, ce que la cabale ne voulait absolument pas.
Enfin, Massillon fut, dit-on, appelé par le roi lui-même. Il lui donna les derniers conseils, l'encouragea de sa voix puissante à ce dernier et terrible passage. Au moment où le premier médecin, ayant tâté le pouls de son malade, prononça les funèbres paroles : « Le roi est mort ! » tout ce qui se trouvait là tomba à genoux par un mouvement involontaire.
Massillon seul, debout sur l'estrade, allongea la main sur cette tête illustre, sur cette tête qui depuis si longtemps gouvernait le monde et faisait tout plier à ses caprices ; et, levant les yeux au ciel, il dit :
- Dieu seul est grand, messieurs !
Je n'ai jamais rien entendu citer de plus magnifique, de plus sublime, et dans une pareille situation.
Si non è vero è ben trovato, ainsi que le disent les Italiens.
Massillon commença son discours si célèbre par ces mêmes mots mais, bien qu'ils soient fort à remarquer, cela ne se compare point à ce que l'on vient de lire.
L'occasion fait tout.

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