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Chapitre XL


La belle Aïssé ne raconta son aventure qu'à madame de Parabère et à moi ; elle la cacha au chevalier, ne voulant pas s'en faire valoir, à quoi une autre n'aurait pas manqué. Il fallut pourtant le lui dire, parce qu'on lui conta la chose tout différemment, suivant les prévisions de MM. les roués. M. d'Aydie admira cette honnête créature, et l'en aima de tout son coeur. Ce fut une tendresse à ravir la pensée, comme dit je ne sais quel poète.
Ils se voyaient en secret dans un petit logis, tout proche de madame de Parabère, et y passaient des journées ensemble. Excepté madame de Fériol, tous leurs amis savaient cette intimité et s'y intéressaient vivement. Lord Bolingbroke et madame de Villette, surtout, étaient les plus versés dans cette affaire, si bien que notre Aïssé, se trouvant embarrassée d'un joli fardeau, madame de Villette alla exprès en Angleterre, pour être censée l'emmener avec elle. Pendant ce temps, la charmante Grecque, cachée au bout du faubourg Saint-Honoré, dans une petite maison, tout isolée et toute blanche, mettait au monde une fille ressemblant à sa mère, reçue par le plus heureux des amants, et par Sophie, la plus fidèle des servantes.
Elle fut baptisée sous le nom de Césarine Leblond, et remise entre les mains de madame de Villette, lorsque celle-ci revint d'Angleterre. Elle la présenta à tout le monde comme une parente de milord, qui s'appelait miss Black. Aïssé put la voir ainsi un peu à son aise. Madame de Villette, un peu inconstante de sa nature, excepté pour son cher lord, s'en lassa, et prétendit qu'elle ne pouvait l'élever.
On la mit au couvent de Notre-Dame, à Sens, dont madame de Villette, fille du premier mariage de la marquise, était abbesse.
On l'y garda très longtemps, elle y resta même après la mort de sa mère, et son désolé père l'en retira alors pour la marier à un bon gentilhomme de sa province de Périgord, nommé le vicomte de Nantye.
Ce bon chevalier d'Aydie était un sage, un Bayard ; Voltaire le prit pour modèle de son Coucy, ainsi que son ami, le chevalier de Frossay. Je ne puis mieux faire que de transcrire ici un portrait de lui, tracé par moi, alors que nous ressuscitâmes la mode des portraits, en imitation du siècle précédent et de la cour de la grande Mademoiselle.
Quand on pense que, moi qui vous parle, j'ai tant connu M. de Lauzun, qu'il a failli m'épouser.

« L'esprit de M. le chevalier d'Aydie est chaud, ferme et vigoureux ; tout en lui a la force et la vérité du sentiment. On dit de M. de Fontenelle qu'à la place du coeur il a un second cerveau ; on pourrait croire que la tête du chevalier contient un second coeur. Il prouve la vérité de ce que dit Rousseau, « que c'est dans notre coeur que notre esprit réside ».
« Jamais les idées du chevalier ne sont affaiblies, subtilisées ni refroidies par une vaine métaphysique. Tout est premier mouvement en lui ; il se laisse aller à l'impression que lui font les sujets qu'il traite. Souvent il en devient plus affecté à mesure qu'il parle ; souvent il est embarrassé du mot le plus propre à rendre sa pensée, et l'effort qu'il fait alors donne plus de ressort et d'énergie à ses paroles. Il n'emprunte les idées ni les expressions de personne ; ce qu'il voit, ce qu'il dit, il le verra ou il le dira pour la première fois. Ses définitions sont justes, fortes et vives ; enfin le chevalier nous démontre que le langage du sentiment et de la passion est la sublime et véritable éloquence.
« Mais le coeur n'a pas la faculté de toujours sentir, il a des moments de repos : alors le chevalier ne paraît plus exister. Enveloppé de ténèbres, il n'est plus le même homme, et l'on croirait que, gouverné par un génie, le génie le reprend ou l'abandonne suivant son caprice. Toutes ses lumières s'éteignent, ses idées n'ont plus la même justesse, ni ses expressions la même énergie, elles ne sont qu'exagérées. On voit qu'il se recherche sans se trouver ; l'original a disparu, il ne reste plus que la copie. Quoique le chevalier pense et agisse par sentiment, ce n'est peut-être pas néanmoins l'homme du monde le plus passionné et le plus tendre ; il est affecté par trop de divers objets pour pouvoir l'être fortement par chacun en particulier. Sa sensibilité est, pour ainsi dire, distribuée à toutes les différentes facultés de son âme, et cette diversion pourrait bien défendre son coeur et lui assurer une liberté d'autant plus douce et d'autant plus solide qu'elle est également éloignée de l'indifférence et de la tendresse. Cependant il croit aimer ; ne s'abuse-t-il point ? Il se passionne pour les vertus qui se trouvent en ses amis ; il s'échauffe en parlant de ce qu'il leur doit, mais il se sépare d'eux sans peine, et l'on serait tenté de croire que personne n'est absolument nécessaire à son bonheur. En un mot, le chevalier paraît plus sensible que tendre.
« Plus une âme est libre, plus elle est aisée à remuer.
Aussi quiconque a du mérite peut attendre du chevalier quelques instants de sensibilité. On jouit avec lui d'apprendre ce qu'on vaut par les sentiments qu'il vous marque ; et cette sorte de louange et d'approbation est bien plus flatteuse que celle que l'esprit seul accorde, et où le coeur ne prend point de part.
« Le discernement du chevalier est éclairé et fin, son goût très juste ; il ne peut rester simple spectateur des sottises et des fautes du genre humain. Tout ce qui blesse la probité et la vérité devient sa querelle particulière ; sans miséricorde pour les vices et sans indulgence pour les ridicules, il est la terreur des méchants et des sots. Ils croient se venger de lui en l'accusant de sévérité outrée ou de vertus romanesques ; mais l'estime et l'amour des gens d'esprit et de mérite le vengent bien de pareils ennemis.
« Le chevalier est trop souvent affecté et remué pour que son humeur soit égale ; mais cette inégalité est plutôt agréable que fâcheuse. Chagrin sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et naturel dans ses différents changements, il plaît par ses propres défauts, et l'on serait bien fâché qu'il fût plus parfait. »

Le chevalier était bien plus âgé dans ce temps-là ; la pauvre Aïssé était morte, et jamais, jamais il ne se consola de cette perte, c'est-à-dire qu'il n'aima jamais une autre femme comme il l'avait aimée. Nous le voyions fort souvent. Mais il n'est pas temps de le prendre à cette époque ; il nous faut revenir à sa belle jeunesse, alors qu'il était un vrai héros de roman.
Il aimait Aïssé avec une passion qui tenait du délire ; ce n'est pas une métaphore de dire qu'il ne vivait que pour elle. Il vivait toujours en sa présence, même lorsqu'il ne la voyait pas. Souvent on le surprenait en distraction, et, lorsqu'on lui demandait ce qu'il avait, il se réveillait en sursaut et vous disait :
- Ah ! c'est vrai, pardon, je n'étais pas ici, j'étais avec elle.

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