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Chapitre XXXVII


Le chevalier était ainsi partagé entre ces deux amours sans compter les distractions. On se l'arrachait. Il passait pour l'homme le plus à la mode de Paris, et, en vérité, il le méritait de toute manière. C'était bien le plus joli garçon, le meilleur, le plus aimable, le plus doux, le plus charmant ; rien ne lui manquait. Il venait fort souvent chez moi, je le recevais avec grand plaisir, j'étais sa confidente, singulier rôle pour une femme de mon âge ! Je n'en voulais pas d'autre auprès de lui ; d'ailleurs, il ne me l'offrait point.
Je ne sais par quel hasard il n'avait pas encore rencontré Aïssé, ou plutôt, le retour de M. de Fériol et sa mauvaise santé occupant la belle Grecque dans tous les instants, elle ne venait me voir qu'à la dérobée, pendant un moment, et à des heures où je ne recevais personne.
Un jour, elle obtint vacance et arriva dès le matin, me promettant de rester jusqu'au soir. Nous nous disposions à sortir pour faire des achats, lorsqu'on m'annonça le chevalier d'Aydie. Il était triomphant, mis avec un art miraculeux, leste, élégant, poudré, joli comme par miracle ; ses beaux yeux n'avaient d'égaux que ceux d'Aïssé et peut-être les miens, je puis le dire à présent. Ils étaient en ce moment d'un éclat qu'on ne pouvait soutenir. Ma jeune amie en fut comme éblouie, et baissa ses longues paupières devant cet étincelant jeune homme. Il s'arrêta devant elle comme surpris ; ce fut un vrai coup de foudre de part et d'autre. Je ne vis jamais pareil embarras. Je m'amusai à ne point les nommer l'un à l'autre, afin de les intriguer davantage. Je jouissais de leur étonnement. Je proposai au chevalier de nous accompagner ; il y consentit avec bonheur, et je voyais avec cruauté ses airs suppliants pour savoir à qui il parlait, pour connaître le nom de cette sylphide, de cette divinité, de cette déesse de la jeunesse. Je demeurai sourde et je me tus.
Aïssé, tout en le montrant moins, était aussi empressée, aussi curieuse. Elle levait sur moi son beau regard, épiant mes paroles pour surprendre au passage ce nom que je m'obstinais à cacher. J'y mis une malice infinie, et je les laissai ainsi toute la journée, comme au bal masqué.
Je priai le chevalier à dîner ; il accepta avec empressement. Ses gens, le sachant chez moi, lui apportèrent deux ou trois poulets, qu'il mit dans sa poche sans les lire. On le demandait dans deux ou trois endroits, il n'y pensait point, il ne s'en inquiétait guère ; il ne voyait qu'Aïssé, et déjà il en était passionnément amoureux, ainsi qu'il le devait être toute sa vie.
Le soir, un vieil intendant de M. de Fériol vint avec son carrosse chercher Aïssé ; mon laquais, en l'annonçant tout haut, fit battre deux coeurs en même temps.
- Les gens de M. de Fériol attendent mademoiselle Aïssé, dit-il.
- C'est donc mademoiselle Aïssé, la belle Grecque ? pensa le jeune homme. Je ne m'étonne plus !
- Hélas ! qui est donc ce charmant cavalier ? se disait la jeune fille. Que madame du Deffand est cruelle de me le laisser ignorer !
Je tins bon jusqu'au bout, jusqu'au dernier adieu, où j'eus un instant de faiblesse.
- M. le chevalier d'Aydie vous donnera la main jusqu'à votre carrosse, ma reine, et reviendra ensuite souper avec moi. Je n'ai personne, et malgré ses nombreux engagements, il me fera bien ce sacrifice-là.
Il n'y eût pas manqué, le cher enfant ; ne fallait-il pas parler d'Aïssé, l'entendre louer, savoir dans les plus grands détails son histoire et ses aventures ? Et M. de Fériol ! et d'Argental ! et Pont-de-Veyle ! tous ces rivaux, ne devait-on pas s'assurer de leurs prétentions, de leurs sentiments ? Un véritable amour embrasse tout d'un coup d'oeil et dans un instant.
Je le vis revenir plus léger qu'une plume ; il me baisa la main, se mit à mes genoux, me fit mille câlineries, mille chatteries de petit garçon à sa mère. Je souriais, je le voyais venir, et je l'attendais.
- Ah ! madame, qu'elle est belle ! me dit-il enfin, qu'elle est aimable ; et que je voudrais la revoir !
- Vraiment ! je le crois bien.
- C'est donc là cette Aïssé dont on parle tant ! cette jeune Circassienne sacrifiée à un vieux maître, courtisée par les deux frères, d'Argental et Pont de-Veyle !... Mon Dieu ! je suis bien malheureux !
- Qu'est-ce que vous me racontez là, chevalier ? que signifient ces impertinences ? Il n'y a point de maître, il n'y a point de frères, s'il vous plaît ; ce sont là de sots contes auxquels vous ne devriez pas croire un instant, maintenant que vous l'avez vue.
- Je le pensais bien, madame, soyez-en sûre ; je n'osais pas l'avouer de peur d'être ridicule ; mais un visage comme celui-là ne peut être trompeur.
- Aïssé est aussi pure, aussi bonne qu'elle est belle, monsieur ; quand vous la connaîtrez mieux, vous n'en douterez plus.
- Ah ! madame, la connaîtrai-je donc mieux, en effet ?
- Pourquoi pas ? Vous la rencontrerez ici, chez madame de Parabère ; vous pourrez aller chez madame de Fériol, même chez M. de Fériol, qui, malgré sa maladie, reçoit quelques amis.
- Je serai de ses amis, j'en veux être dès demain ; ne m'y mènerez-vous point ?
- Ah ! que vous êtes pressé, monsieur ! je ne vous ai jamais connu ainsi. Que ferez-vous donc de toutes les autres je vous prie ?
- Madame, il n'y en a pas d'autres.
- Est-ce que je n'ai pas vu ?
- Madame, il n'y en a plus d'autres à dater d'aujourd'hui.
- Quoi ! une fidélité entière, même avant de savoir si l'on voudra de vous ?... C'est magnifique ! Cela ne se rencontre nulle part ; vous allez passer pour un Amadis.
- Je passerai pour ce que l'on voudra, si vous daignez vous intéresser à mon sort ; autrement, je ne peux plus vivre. Eh ! que m'importe ce que l'on dira de moi !
A dater de ce jour, ainsi qu'il l'avait annoncé, le chevalier ne vécut que pour la belle Grecque ; il rompit tous les autres commerces ; il négligea le soin de sa fortune, et consacra tous ses instants à cette nouvelle idole qu'il avait choisie.
De son côté, Aïssé, si difficile jusque-là, Aïssé, la cruelle se laissa prendre aussi vite qu'elle avait pris son amant.
Elle vint me voir dès le lendemain. J'eus la contrepartie de la scène, excepté qu'elle ne m'avoua rien et qu'elle me laissa tout deviner. Je les trouvais faits l'un pour l'autre.
Ils m'intéressaient plus que je ne puis le dire. J'aurais voulu les marier ensemble, et je n'y voyais aucun obstacle, puisque le chevalier n'avait pas prononcé ses voeux. Aïssé n'avait point de naissance, il est vrai ; son bien était médiocre ; mais elle était si accomplie, cela devait tenir lieu de tout. Le monde et les parents ne pensaient pas comme moi.
Le chevalier s'introduisit partout où il put voir sa bien-aimée. Il n'avait pas d'autre pensée qu'elle, et commença en règle le siège de son coeur. La digne fille résista à lui, résista à sa propre inclination ; elle avait juré de rester sage, elle avait juré de ne pas aimer ; pourtant elle aimait malgré elle, et, ce serment une fois oublié, l'autre devait l'être bien vite.
Je fus la cause innocente de cette chute, c'est-à-dire que je fournis involontairement au diable l'occasion de triompher : il l'eût bien trouvée sans moi !
J'avais loué une petite maison à Auteuil, pour y passer quelques jours de la belle saison. J'y restais quelquefois la moitié d'une semaine, quelquefois plusieurs semaines de suite, et puis je retournais à Paris. Le chevalier et Aïssé y venaient souvent, et s'y rencontraient sans se donner rendez-vous ; ils se devinaient. Je n'ai jamais rien vu de semblable.
Je fus appelée un matin par une lettre de M. du Deffand et obligée de retourner à la ville, lorsque je m'y attendais le moins, sans avoir eu le temps de prévenir personne. Le hasard fit que, justement le même jour, nos amoureux arrivèrent : le chevalier d'abord, Aïssé ensuite. Ne me trouvant pas, M. d'Aydie promenait ses pensées et son espoir dans le parc, lorsqu'il entendit la voix de sa maîtresse, qui déplorait mon absence, et ne savait plus comment retourner chez elle, puisqu'elle avait renvoyé son carrosse. Il courut aussitôt à sa rencontre. A son aspect, elle demeura interdite et ne trouva pas un mot à répondre lorsqu'il lui offrit de l'accompagner chez M. de Fériol.
Décidément, le coeur est bête, il n'en faut pas douter.

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