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Chapitre XXXII


M. de Villette mourut. La jeune femme devint veuve après un de ces mariages qui ne sont ni heureux ni tristes, comme on en voit tant. Elle le regretta un peu mais elle se consola vite et tâcha de se dédommager de la première moitié de sa vie en prenant sa liberté double dans la seconde.
Elle n'était point belle, elle était plaisante, elle était charmante, dans le sens communicatif de ces mots. Un défaut que je trouve commode, et qui déplaît en général, lui fit beaucoup d'ennemis. Elle était bavarde. Il fallait qu'elle parlât sans cesse et sans trêve. D'Argental ne put jamais la souffrir à cause de cela. Elle avait une assez jolie fortune, bien qu'elle fût une véritable comtesse de Pimbêche, et qu'elle plaidât contre le genre humain tout entier. Bolingbroke s'en éprit rien qu'en l'apercevant. Elle avait cinquante-deux ans, néanmoins, et lui quarante-cinq, ce qui n'est pas ordinaire : les hommes de cet âge, habituellement, veulent du gibier plus frais. Ils devinrent fous l'un de l'autre, et la marquise ne s'embarrassa pas de le cacher ; pour Bolingbroke, il en était incapable. Ils se mirent donc à s'aimer tout haut et ne se quittèrent plus : ils s'établirent l'un chez l'autre ; ce fut un ménage dont la jeunesse de la cour riait beaucoup. La jeunesse rit de tout ce qui n'est pas jeune, sans penser qu'elle vieillira.
Il y a trois choses qui n'entrent pas dans l'esprit d'une jeune femme :
D'abord, l'idée qu'elle deviendra vieille ;
Ensuite, l'idée qu'elle mourra un jour ;
Enfin, lorsqu'elle aime bien, l'idée que son amour et celui de son amant doivent finir.
Ce sont pourtant trois choses inévitables et écrites d'avance ; qu'importe, à vingt ans !
Lord Bolingbroke avait toutes les conditions d'un amoureux à grands sentiments ; il était jaloux comme tous les tigres de l'Asie. Certes, personne ne songeait à lui enlever son infante ! Il n'en voyait pas moins des rivaux partout. Je dînais un jour chez la marquise avec l'abbé Alary, le fameux président de l'entresol, dont nous aurons occasion de parler, cette petite chose, si grande dans son temps, si oubliée aujourd'hui. Nous dînions donc avec l'abbé Alary et un certain Mac-Donald, écuyer du prétendant, fort bel homme, qui aimait à se faire valoir. Madame de Villette déploya pour lui son beau langage, elle chercha ses phrases les plus sonores et les plus arrondies ; l'autre y répondit par des veux tournants et une bouche en coeur qui mirent Bolingbroke dans une furie incroyable.
Au moment le plus intéressant, alors que le bel Anglais et la savante dame se congratulaient le mieux, milord lança un juron fort proprement accentué, en donnant un grand coup de poing sur la table ; il la renversa avec les verres, les assiettes, les sauces, tous les accessoires enfin, qui tombèrent sur la coquette d'abord, et sur nous ensuite, qui n'en pouvions mais.
Après ce bel exploit, il se leva, jeta sa serviette, et sortit sans retourner la tête. Je vous laisse à penser la scène. La marquise se trouvait mal ; l'abbé et Macdonald, qui n'y comprenaient rien, heureusement, lui mirent des sels et des gouttes sous le nez, pendant que ses femmes la délaçaient et que je lui frappais dans la paume de la main. Elle revint à elle, languissante, éperdue, cherchant l'ingrat qui l'accusait, et fière cependant d'être aimée ainsi.
- Monsieur, dit-elle à Macdonald, les yeux baignés de pleurs qui la rendaient plus touchante, monsieur, pardonnez-moi, mais je ne puis vous voir davantage. Il est désolé ; et son bonheur avant tout, même avant la politesse et le savoir-vivre.
- Madame, répliqua l'autre assez grossièrement, milord a grand tort de s'alarmer ; je ne veux troubler le bonheur de personne, et je n'ai pensé à vous que comme à une respectable dame dont le caractère, la situation et l'âge méritent les égards de tous ceux qui la connaissent. Je me retire et j'attendrai que vous daigniez me rappeler ; ces sortes de desserts ne sont point de mon goût.
Il salua et se retira.
C'était bien la peine d'avoir autant d'esprit que milord et son amie pour donner des spectacles semblables. Madame de Villette, dès qu'elle put se tenir debout, courut après Bolingbroke ; elle nous laissa seuls, l'abbé et moi. Nous nous mîmes à discourir, on le pense bien. L'abbé en levait les épaules : cependant il était fort attaché à Bolingbroke. Jugez ce que devaient dire ses ennemis.
Cet abbé m'étonna en me racontant une anecdote qu'il me garantit comme y ayant joué un rôle, et qui n'en était pas moins fort extraordinaire.
Il existait à Paris un certain comte de Boulainvilliers, qui se piquait de faire des horoscopes, et qui disait parfois des choses très singulières. Il demandait seulement la date de la naissance, avec quelques autres signes du même genre. Madame de Villette en ayant entendu parler, pria l'abbé, qui était de ses amis, de porter ses titres au devin, et de prendre sa réponse.
Voici ce que dit l'oracle :

« Cette personne a eu un grand nombre de passions : elle en éprouvera une plus grande que toutes les autres à cinquante-deux ans, et mourra en terre étrangère. »

Cette prophétie s'est accomplie de point en point.
M. de Boulainvilliers, si clairvoyant pour les autres, ne le fut jamais pour lui-même. Il mourut de chagrin de ce qu'il s'était prédit une grande fortune qui ne se réalisa pas. On a vu bien des sorciers en faire autant. C'est une science dont je doute fort, malgré les exemples extraordinaires que j'ai vus moi-même avec M. le régent, un vrai adepte, et avec le comte de Saint- Germain, que beaucoup de gens ont pris pour le diable. Quant à cela, je réponds que non.
M. de Matignon, ami particulier des amants, arriva pendant la brouille que j'ai racontée ; il les raccommoda, ainsi qu'il en avait l'habitude, car ils se querellaient sans cesse et c'était son grand emploi. Il est resté fidèle à cette amitié toute sa vie, monsieur son fils après lui, et c'est rare à la cour.
Malgré sa passion et sa jalousie, milord prenait bien quelques distractions peu innocentes. La tendre Alcmène les lui reprocha tant, et sa santé en fut si violemment attaquée, qu'après une retraite à Chaillot, il revint, résolu à résister aux tentations, et à donner toute la fidélité qu'il exigeait lui-même. Le curieux, c'est qu'il le tint.
Sa femme, qui, malgré sa dévotion, lui avait donné de grands ennuis, vint à mourir sur ces entrefaites. Dès lors, les amants ne se gênèrent plus du tout, si tant est qu'ils se gênassent auparavant, et l'on assure qu'ils se marièrent en secret. Je ne sais pas pourquoi ils ne le déclarèrent point ; nul ne les empêchait, je suppose. Il paraît que ce mariage eut réellement lieu plus tard. Ce qui est certain, c'est que la marquise a porté son nom, et qu'elle a été considérée comme lady Bolingbroke, même en Angleterre, excepté cependant à la cour, assure-t-on, où elle ne put être admise en cette qualité.
On vint de nouveau supplier lord Bolingbroke de reprendre la cause du prétendant, à propos d'un projet mieux conçu que les autres, et pour l'exécution duquel on crut avoir besoin de ses conseils. Le roi Jacques lui écrivit lui-même, et, comme sa lettre ne suffisait point, il lui envoya son confident intime, avec une seconde épître aussi touchante qu'aimable et gracieuse. Il faisait un nouvel appel à ses sentiments pour la reine Anne, et rappelait les dernières paroles de sa bienfaitrice : « Ah ! mon cher frère, qu'allez-vous devenir ? »
Bolingbroke se laissa toucher à moitié, c'est-à-dire qu'il demanda le secret pendant un certain temps, et promit de donner des avis lorsqu'on en aurait besoin ; mais il refusa de se déclarer tout haut, dans la crainte d'une seconde rebuffade qui le perdrait sans retour, et cela pour n'être utile à personne.
Lord Stair, alors ambassadeur d'Angleterre à Paris, avait obtenu, sur ces entrefaites, de M. le régent, la promesse de faire arrêter le roi Jacques s'il passait en France, ainsi qu'on s'y attendait, car le projet était déjà vendu. Bolingbroke eût voulu à tout prix empêcher le monarque fugitif d'aller plus loin ; mais il ne savait plus où le joindre, il devait être parti. Milord se rassura un peu en songeant que M. le régent n'était pas homme à livrer Jacques III ; il se fia sur son adresse et sa générosité, et il attendit cependant dans de vives inquiétudes le résultat de l'ordre donné publiquement à M. de Contades, le major des gardes, de partir à l'instant pour Château-Thierry, et d'arrêter le dernier des Stuarts à son passage en cette ville.
Tous les deux étaient petits-fils d'Henri IV, cependant !

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