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Chapitre XXXI


Marlborough, de son vivant, était le plus cupide, le plus rapace, le plus avare de tous les héros, il tondait sur un oeuf, et, si Louis XIV eût pu l'acheter assez cher, nous n'aurions pas eu les défaites et les revers déplorables dont fut marquée la fin de son règne. M. le maréchal de Villars le traitait avec un grand mépris à ce sujet, et le maréchal de Richelieu, plus tard, en parlait devant moi, chez la maréchale de Luxembourg, avec une espèce de diplomate anglais qui défendait fort le Churchill.
- Mais, monsieur le maréchal, il n'a eu que ce qu'on lui a donné.
- Allons donc, monsieur, vous oubliez tout ce qu'il a pris.
Je les fis taire par ces mots adressés au diplomate, parce que j'en étais ennuyée :
- Pourquoi discuter là-dessus, monsieur ? est-ce que M. le maréchal ne s'y connaît pas mieux que vous ?
Ils eurent chacun leur compte. Le maréchal ne répliqua rien. Tout spirituel et tout méchant qu'il était, il restait tout penaud devant une vérité bien lancée. Il affectait de rire du pavillon de Hanovre ; mais je sais de science certaine qu'il en était fort blessé, et qu'il ne le pardonna pas aux Parisiens, qui ne se firent pas faute de le chansonner là-dessus.
Revenons à lord Bolingbroke. Il vivait au milieu des intrigues de la cour de la reine Anne, et Dieu sait qu'il n'en manquait pas. La duchesse de Marlborough mettait tout à l'envers pour régner et pour écarter de la reine tous les amis de son frère, le prétendant. Saint-Jean, au contraire, penchait pour les torys : c'était donc un antagonisme perpétuel. Je ne vous raconterai pas tout cela, il y en aurait des volumes, et fort ennuyeux encore. Je me rappelle seulement un trait de la duchesse de Marlborough, dont on parla par toute l'Europe. La reine lui donna son portrait enrichi de diamants ; elle, qui en avait à revendre, le garda néanmoins ; mais elle mit le portrait chez une revendeuse, où chacun alla le voir. A quoi Swift répliqua en appelant la duchesse de Marlborough d'un nom assez peu en usage dans la bonne compagnie et que je ne répéterai pas, bien qu'il émane d'un révérend docteur.
L'heure de la disgrâce sonna pour lord Bolingbroke, ou plutôt pour Saint- John, car il n'était encore que cela. La reine le nomma vicomte Bolingbroke, le fit pair d'Angleterre. Ce fut cependant le premier degré de sa chute. Le second fut la mort du duc d'Hamilton, son ami. Ce seigneur se battit en duel dans Hyde-Park avec lord Mohun, qui fut tué raide. Au moment où le duc se relevait, le colonel Macarting, second de son adversaire, lui passa son épée au travers du corps, par derrière, et le renversa mort sur le cadavre de lord Mohun. On accusa le duc de Marlborough de complicité dans ce lâche assassinat ; on l'accusa aussi d'avoir voulu faire sauter le comte d'Oxford au moyen d'une boîte d'artifice, si bien qu'il dut quitter l'Angleterre au milieu de tous ces bruits, en aiguisant le trait qui devait perdre le pauvre Bolingbroke, que la duchesse disgraciée ne pouvait souffrir.
Peut-être, cependant, Bolingbroke fût-il resté en faveur, surtout après la disgrâce du comte d'Oxford ; mais la reine Anne mourut. C'était une bonne femme, un peu faible peut-être, mais noble et généreuse. Les uns dirent qu'on l'empoisonna, les autres qu'elle mourut par abus des liqueurs fortes dont son mari, le prince de Danemark, lui avait fait contracter l'habitude. Bolingbroke tint sa place au Parlement, et y parla haut après la mort de la reine, ce qui rendit les wighs enragés. Le duc de Sunderland, son ami, le fit prévenir que, s'il ne se sauvait pas, il serait mis en jugement, qu'il porterait sa tête sur l'échafaud, ou que, même on n'attendrait pas jusque-là, et qu'on l'assommerait.
Bolingbroke céda. Il s'embarqua à Douvres, emportant cinq cent mille francs, et abandonnant le reste de son immense fortune. Pour qu'on ne l'accusât pas de servir des complots jacobites, il ne fit que traverser Paris et se rendit à Saint-Clair, en Dauphiné, sur le bord du Rhône. Là, il défiait ses ennemis, qui trouvèrent cependant les moyens de l'atteindre. On lui ôta son titre et sa fortune pour les transférer à son père, homme nul et inoffensif, mais qui n'aimait point ses enfants et qui garda tout.
Bolingbroke, réduit à ses cinq cent mille francs, trouva la pitance maigre. Le parti du prétendant le comprit bien vite, et, un beau matin, il lui arriva dans sa retraite un émissaire des torys et du prince, qui saisit le moment de sa colère pour le séduire. Cet homme lui rappela en même temps les projets de la reine Anne, sa bienfaitrice ; il parla à tous ses sentiments, à toutes ses passions, et lui remit une lettre de Jacques III, qui l'engageait à venir le trouver à Commercy pour l'aider de ses conseils.
Saint-Jean hésita beaucoup. Il finit par se décider, néanmoins, et alla offrir ses services à son souverain légitime. Celui-ci le nomma son ministre et l'envoya à Paris pour solliciter les secours de Louis XIV. Le roi, mourant, ne voulut entendre à rien ; cela ne put aboutir. Après la mort du vieux monarque, l'espérance devint plus impossible encore, ce qui n'empêcha pas Jacques III de faire, malgré les conseils de Bolingbroke, une descente ridicule en Ecosse, laquelle ne servit à rien du tout, qu'à constater sa faiblesse. Il se rembarqua presque sur-le-champ.
Ce qu'il y eut de beau, c'est qu'on s'en prit à Bolingbroke, qui avait essayé de l'empêcher, et que le prétendant le chassa de sa présence en l'accusant d'avoir fait manquer son projet. Saint-Jean se soumit sans murmurer ; il n'était pas jacobite de coeur, et lord Stair, ambassadeur de Georges Ier, ménageait le retour de cet habile homme à la cour de son maître.
Justement, le duc de Marlborough, frappé d'apoplexie à son château de Blenheim, ne lui faisait plus obstacle, car son corps seul vivait, son âme n'y était plus. – La duchesse, moins effrayée du veuvage que de rester la femme d'un idiot paralytique, avait dit au médecin ce mot célèbre :
- Sauvez sa gloire !
Le médecin, en homme consciencieux, préféra sauver sa vie, ce qui plut médiocrement à la nouvelle Artémise. Elle dut le garder ainsi bien des années. Tous sont égaux devant la maladie : les héros deviennent des hommes et cessent d'être des demi-dieux. Il nous faut bien quelques dédommagements, à nous autres mortels.
Cependant la négociation de lord Stair fut difficile ; on discuta longtemps. Peut-être aussi Bolingbroke n'était-il pas très pressé. Il vivait bien à Paris, entouré de tous les beaux esprits, de tous les hommes remarquables de cette époque.
Il courait les jolies femmes ; voluptueux et facile, il les aimait toutes ; elles le lui rendaient bien. Il leur donnait ce qu'il avait, et même ce qu'il n'avait pas. Ce train dura jusqu'à ce qu'il connût la marquise de Villette un jour par hasard, en cherchant une maison au faubourg Saint Germain. Elle demeurait rue Saint-Dominique, en face de l'hôtel de Luynes. Nous la voyions quelquefois chez ma tante, bien que celle-ci ne l'aimât pas ; elle la trouvait trop dissipée. Il fallait à la duchesse des façons de dévote, auxquelles je n'ai jamais pu me faire, et qui ont fini par nous éloigner presque entièrement l'une de l'autre, excepté dans les occasions de bienséance.
Madame de Villette était mademoiselle Deschamps de Marcilly, fille du gouverneur de la meute. Elle fut élevée à Saint-Cyr avec la duchesse de Caylus, une charmante femme encore, et que j'ai bien connue ; cela viendra une autre fois. Ces deux jeunes filles se lièrent d'amitié l'une et l'autre, et, un beau jour qu'elles étaient toutes deux au parloir, M. de Villette, père de madame de Caylus, y arriva. Il vit mademoiselle de Marcilly ; depuis longtemps, il parlait de se remarier ; il la trouva charmante et ne put s'empêcher de le montrer. La jeune demoiselle de Villette lui dit étourdiment :
- Eh bien, monsieur, puisque vous voulez me donner une seconde maman, épousez ma bonne amie.
M. de Villette retint le mot. Il était chef d'escadre, proche parent de madame de Maintenon ; il n'existait guère de famille qui n'eût été honorée de son choix.
Quelques semaines après, la famille de mademoiselle de Marcilly lui déclara qu'elle allait devenir marquise de Villette.
- Ah ! Je serai la mère de ma compagne, quel bonheur ! répliqua l'enfant sans expérience.

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