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Chapitre XXII


Mademoiselle de Launay me toucha l'épaule et me dit tout bas :
- Vous parlez d'amour, ici, madame la marquise, et vous ne songez pas à vos voisins.
Je tressaillis, cet avertissement me rappela sur la terre, car j'avais un peu suivi Larnage, je ne sais où sur ses ailes de poète. Je devins très rouge et je balbutiai.
- Oh ! ne vous effrayez pas, ajouta-t-elle ; vous n'êtes pas la seule, nous en parlons aussi, nous !
Et de la main elle me montra un homme que je regardai à deux fois avant de comprendre : c'était le bon abbé de Chaulieu, âgé alors de plus de quatre vingts ans. Elle vit ma surprise et reprit :
- Vous croyez que je plaisante ? demandez-le-lui.
- Hélas ! reprit l'abbé, ce n'est que trop vrai. Elle méprise mon dernier amour et mes derniers vers.
- Des vers ! Quoi ! des vers de vous, monsieur l'abbé, et elle les méprise, l'ingrate ?
- Oui, madame, oui. Je lui ai dit :

          Que ne te dois-je point ? Sans toi, dans l'indolence
          Coulaient mes derniers jours à l'ennui destinés,
          Par la nature condamnés
          Aux langueurs de l'indifférence.
          Toi seule, ranimant, par d'inconnus efforts,
          D'une machine presque usée
          Les mouvements et les ressorts,
          As fait renaître encor dans mon âme glacée
          Les fureurs de l'amour et mes premiers transports.
          Je ne comptais pour rien, dans l'ardeur de te plaire,
          Du plaisir d'être aimé la douceur étrangère ;
          Au seul plaisir d'aimer j'abandonnais mon coeur.
          Heureux à qui le ciel donne un coeur assez tendre
          Pour pouvoir aisément comprendre
          D'un amour malheureux quel était le bonheur,
          Tel que je crois qu'il devrait rendre
          Les plus heureux amants jaloux de mon erreur !

J'ai encore ces vers écrits de la main de l'abbé de Chaulieu, ce sont les derniers qu'il ait faits. Il avait bien de l'esprit, malgré ses quatre-vingts ans passés.
En entendant ce madrigal, je fus charmée du ton de conviction, de facile bonhomie qu'il mit à le réciter. Mademoiselle de Launay en riait, sans pruderie et sans se moquer, comme une honnête et bonne personne qu'elle était.
- C'est que je l'aime bien, madame, ajouta le vieillard ; je voudrais le lui prouver mieux que par des paroles, mais elle repousse tout. J'ai mille pistoles à son service, je ne puis parvenir à les lui faire accepter.
- Voilà trois fois au moins que je vous refuse, abbé ; je vous conseille, en reconnaissance de vos généreuses propositions, de n'en pas faire de pareilles à bien des femmes, vous en trouveriez quelqu'une qui vous prendrait au mot.
- Oh ! je sais à qui je m'adresse, répondit-il naïvement.
Nous éclatâmes de rire ; il ne concevait pas pourquoi, et n'en poursuivit pas moins son antienne :
- C'est comme pour sa parure ; voyez, madame, comme elle est mise ! Prêchez-la donc ! je ne puis rien obtenir d'elle à cet égard. Elle me désole, elle a des habits qu'on ne voit à personne, des habits simples...
- Abbé, je me trouve parée de tout ce qui me manque.
Il n'y avait rien à répliquer à cela. C'était faire bon marché de ses charmes ; elle avait cet esprit-là, avec mille autres. L'abbé ne l'en adorait que plus et s'évertuait à lui plaire. Cela a duré jusqu'à la fin de sa vie. Il le lui prouva par des soins qu'on ne peut rendre. Son carrosse et sa maison appartenaient plus à mademoiselle de Launay qu'à lui : il envoyait prendre ses ordres tous les matins ; elle chassait ses gens quand ils ne lui convenaient pas, ou le forçait à les garder malgré lui ; il était heureux de tout ce qui venait d'elle. C'était une de ces passions de vieillard qui tournent à la monomanie. La belle s'en accommodait fort et disait pour raison :
- Ah ! ma reine, si vous saviez combien on est flattée d'être aimée avec persévérance des gens qu'on n'aime point et qu'on ne trompe pas ! Rien de plus heureux que d'être aimée de quelqu'un qui ne compte plus sur soi et ne prétend rien de vous !
J'ai su cela depuis par expérience, et le fait est qu'elle avait raison.
Ce soir-là, nous aurions préféré, Larnage et moi, qu'ils eussent filé leur amour de leur côté, en nous laissant filer aussi le nôtre. J'allais répondre à mon amant sur un point bien intéressant, lorsqu'ils m'interrompirent ; il brûlait de reprendre la conversation, et nos voisins ne le permettaient point. Mademoiselle de Launay avait ses raisons ; je n'étais pas encore son amie ; et la fine mouche faisait de moi un instrument.
- Vous resterez bien à Sceaux deux ou trois jours, n'est-ce pas, madame ? Il y va venir de singuliers personnages, avec lesquels nous prétendons nous divertir. Ne nous refusez pas, madame la duchesse m'a ordonné de ne pas vous laisser partir.
Je ne demandais pas mieux que de rester ; je me fis un peu prier pour la forme, et puis j'acceptai. Larnage m'en remercia par un coup d'oeil qui me fit battre le coeur. Ce n'était pas tout encore, et mademoiselle de Launay voulait achever son rôle.
- Madame la duchesse du Maine s'occupe en ce moment du mémoire qu'elle fait faire dans l'affaire des princes légitimés contre les princes du sang ; vous êtes une personne d'esprit, elle serait bien aise de vous consulter là-dessus.
- Moi, mademoiselle ? repris-je au comble de la surprise. Je ne savais même pas que ce procès existât, comment en pourrais-je parler à ceux qui le connaissent ?
Ce n'est pas précisément le procès, ce sont des savants à voir pour cela ; nous vous les montrerons, vous en direz votre avis. Il en vient un demain, ou plutôt aujourd'hui, c'est un érudit véritable.
- Mademoiselle, je ne suis pas savante, moi ; dispensez-moi...
- Cela vous amusera.
Je n'insistai pas ; cependant tout cela me semblait extraordinaire. Ce qui ne l'était pas moins, c'est qu'on me recherchât, connaissant mes liaisons avec le Palais-Royal. D'ordinaire, on en était exclu pour cela seul. Je n'avais guère la tête aux énigmes, je n'en demandai pas davantage, afin qu'on me laissât libre ; et, en effet, mademoiselle de Launay emmena son vieux Tython ; nous restâmes de nouveau seuls, Larnage et moi ; un frisson parcourut tout mon corps. Nous ne disions rien pourtant ; enfin il reprit d'une voix si basse, que je l'entendais à peine :
- Quand donc, madame, quand donc irons-nous encore comme à Dampierre, regarder ces chères étoiles, ces étoiles bien-aimées qui nous éclairent si doucement ? Ah ! ne me faites pas mourir en attendant, je vous en conjure !
Justement le ciel était étoilé ; justement les lampions de la fête se mouraient ; justement les convives, un peu las du plaisir et de la promenade, rentraient par groupes, après s'être égarés sous ces beaux ombrages. Je ne répondis pas, mais je jetai un regard vers le parc ; il me comprit, il me tendit la main, je me levai comme un automate, et je le suivis.
Nous arrivions au milieu de la charmille, que nous n'avions rien dit encore. Je ne sais comment il se fit que ma main restait dans la sienne, que nous nous regardions au lieu de regarder les astres, et que bientôt il eut passé son bras autour de moi, m'attirant à lui, sans que je fisse de résistance. J'ai beaucoup vu, beaucoup éprouvé, beaucoup senti de choses en ma vie ; eh bien, je le déclare, ce chaste embrassement, cette pure étreinte n'ont point d'égal dans mes souvenirs. Ce fut un vrai moment de béatitude, un délire de coeur dont les philosophes se moqueraient et qui passe tous les autres délires. Pour en retrouver un pareil, je consentirais, ma foi ! à recommencer ma vie, malgré l'ennui qu'elle m'a donné.
Nous restâmes les derniers dans le parc ; nous rentrâmes chez nous après les autres ; nul ne pensait à nous, nul ne s'occupait de nous dans ce petit cercle, où les passions se concentraient en se cachant : madame du Maine, tout à son ambition, tout à ses projets, son mari tout à ses regrets inutiles et à ses désirs impuissants, les autres à je ne sais quoi, à l'amour peut-être. Nous étions donc libres, nous étions donc heureux ; mais, je vous l'atteste, ce bonheur ne coûta rien à ma gloire, et, lorsque je retrouvai Larnage, au déjeuner, si je rougis en le regardant, c'était de bonheur et non de vergogne.
A cette bienheureuse époque de la Régence, il n'était guère de femmes à mon âge qui connussent encore ces rougeurs-là.

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