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Chapitre XVIII


Je suivis la princesse et ces dames, bien étonnée et bien confuse de tout ceci. Nous entrâmes dans une petite salle à manger, basse comme un entresol, très jolie, très claire et très intime, une manière de cage à oiseaux des Indes, bien cachée et inaccessible, excepté aux initiés. Un maître d'hôtel s'y tenait debout, la serviette sous le bras ; dès qu'il aperçut la princesse, il disparut.
- Mais, madame, au moins, relevez vos cheveux, dit madame de Mouchy en s'approchant d'elle ; on vous accommodera ensuite. Dînons tranquilles, pour l'amour de Dieu !
- Dieu n'a que faire ici, madame de Mouchy ; quant à l'amour, c'est autre chose, et, pour qu'il y vienne, faites appeler le comte, s'il vous plaît.
La marquise sortit du même côté que le maître d'hôtel ; elle revint au bout de quelques secondes, suivie d'un homme grand, fort, assez laid, bourgeonné, excessivement commun, d'un air rébarbatif, débraillé, ressemblant enfin à toutes choses, excepté au tyran d'une petite-fille de France. Madame de Berry alla au-devant de lui, le visage rayonnant, lui disant d'abord :
- Arrivez donc ! on vous attend, beau vainqueur ; nous allons dîner et nous verrons ensuite.
M. de Riom salua sans répondre, la princesse premièrement, nous ensuite. Madame de Parabère n'était pas femme à endurer longtemps cette solennité.
- Vraiment, monsieur, lui dit elle, vous avez juré de mettre M. le régent hors de son caractère et de tourmenter cette bonne princesse au point de la faire mourir. Que vous importe de la voir en deuil ? Pourquoi la faire manquer à tout ce qu'elle doit par le simple caprice d'une aigrette de rubis ?
- Je ne sais ce que vous voulez dire, madame ; je ne tourmente personne et je ne me mêle point des aigrettes de rubis, répliqua-t-il avec une mine de chafouin.
Quel singulier goût avait là madame la duchesse de Berry !
- Vous faites sagement de nier vos exigences, monsieur ; cependant vous pouvez parler sans crainte, Madame la marquise du Deffand n'est point une étrangère : elle a trop d'esprit pour ne pas apprécier les choses ; d'ailleurs, je ne vois pas pourquoi vous vous cachez en ce moment, lorsque vous vous montrez si fort à ceux qui ne devraient pas vous voir.
Le comte de Riom tenait de son oncle, M. de Lauzun, un principe qui lui réussissait, tout en étant le comble de l'insolence ; il se montrait d'une politesse obséquieuse avec tout le monde, et d'une insolence à crosser avec la princesse. L'ancien favori de Mademoiselle prétendait que c'était là le meilleur moyen de conserver la conquête royale. Un jour qu'il me débitait ce beau système, je lui demandai où il l'avait mis en pratique.
- Tant que vous avez été aimé de Mademoiselle, vous êtes resté à Pignerol ; lorsqu'elle a eu payé votre liberté de son héritage, vous ne vous êtes plus guère occupé d'elle, et, quand après quelques années, vous avez cessé de la voir, vous ne vous êtes pas retiré de votre chef, je crois.
Il ne sut que répondre. Pendant que j'y étais, je voulus avoir le coeur net de tout.
- Est-il vrai, ajoutai-je, qu'un jour, en revenant de la chasse, vous avez pris la petite-fille d'Henri IV pour votre valet de chambre, et que vous lui ayez dit : « Louise de Bourbon, tire-moi mes bottes ! »
Le duc poussa un cri furieux.
- Miséricorde ! madame, quel est le cuistre qui vous a dit cela ? Ne vous avisez jamais de le répéter, ou bien l'on croirait que vous fréquentez des laquais. Moi, Antoine de Nompar de Caumont, parler ainsi à Mademoiselle ! à Mademoiselle, la plus fière, la plus hautaine princesse du monde entier ! Ceux qui répètent ce sot propos ont donc oublié la Fronde, la prise d'Orléans et le canon de la Bastille ? Ah ! je vous le jure, si n'importe qui, fût-ce même Louis XIV, fût-ce même l'amant le plus chéri, eût osé adresser des paroles semblables à Mademoiselle, il ne fût pas sorti vivant de chez elle, elle l'eût certainement fait jeter par les fenêtres ; bien heureux si elle n'eût pas songé au moyen expéditif de Christine de Suède, qu'elle ne blâmait point ou plutôt qu'elle excusait en disant : « Si cet homme lui avait manqué, il était son domestique, la reine a bien fait de l'en punir. »
- Mais vous n'étiez pas son domestique, apparemment ?
- Non, j'étais son mari ; ce qui, de Louise de Bourbon à Antoine de Nompar, se ressemblait beaucoup.
- Allons, je vois que vous êtes plus fin en paroles que vous ne l'étiez en action, et cela me rassure ; mais pourquoi élever votre neveu dans ces façons étranges ? Que comptez-vous faire de lui ?
- Mon vengeur, parbleu ! J'ai un compte à régler avec la maison de Bourbon ; je lui garde rancune de ma prison, de mon exil, de mes disgrâces, et cette petite duchesse payera pour les autres.
- Vous lui gardez bien autre chose, à cette pauvre maison de Bourbon.
- Et quoi donc, madame ?
- Ses écus, apparemment. Le plus beau de votre fortune n'est-il pas fait de ce qu'elle vous a donné ?
Il avait réponse à tout ; pour ceci, il resta muet.
Retournons au Luxembourg et à ce dîner incroyable, que je n'oserais pas raconter si deux cents témoins n'avaient assisté à de pareilles scènes.
M. de Riom se mit à plaisanter avec la marquise, qui revenait toujours au deuil et à l'aigrette, et qui ne lâchait point sa proie. Le comte avait peu d'esprit, il s'enferra, ce qui le mit de mauvaise humeur. Ses manières demeurèrent parfaites vis-à-vis de madame de Parabère ; mais il traita la princesse de façon à la faire pleurer.
- Je ne sais vraiment que faire, dit cette malheureuse femme ; je ne puis jamais vous contenter. Vous me regardez, je crois, comme une esclave ; vos caprices me lasseront à la fin, et...
- Bah ! bah ! bah ! il faut humilier votre orgueil, madame ; sans quoi, vous ne feriez que des sottises et vous vous croiriez au-dessus des impératrices. Vos timbales, l'autre jour, étaient d'une outrecuidance dans Paris !... lorsque le roi y est !... a-t-on jamais entendu parler d'une audace semblable ? Et vos gardes sur le théâtre ! et votre trône devant les ambassadeurs ! Laissez, madame, laissez, il faut vous apprendre que vous êtes d'une essence pareille à la nôtre, en vous rappelant de temps en temps ceux que vous foulez aux pieds : sans cela, vous deviendriez pire que Satan, et vous seriez foudroyée comme lui ; c'est un service à vous rendre.
Madame de Berry pleurait de colère alors ; elle, si impérieuse, si violente, elle mordait ses cheveux de rage. Madame de Mouchy avait un demi-sourire qui me révéla bien des choses. J'observais déjà alors.
- Je me plaindrai à mon père, dit enfin la duchesse.
- Il n'en est pas besoin, madame. M. le régent n'a rien à voir entre nous. Du moment que mes habitudes vous déplaisent, je me retire, et cela ne me sera point difficile.
Excepté vous, je ne tiens à rien en ce pays-ci ; je m'en retourne chasser mon lièvre et courre mon loup dans mes montagnes. L'amitié que je vous porte étant récompensée par tant d'ingratitude, j'aurais tort de vous ennuyer davantage. Adieu, madame !
- Non, non ! s'écriait la folle jeune femme en courant à lui tout en pleurs.
- Eh ! laissez-le partir, madame ! il ne manque point de garçons bien tournés, assez forts pour échanger des coups de poing avec ce vigoureux garçon qui vous plaît tant, assez spirituels pour le faire taire, assez brutaux pour vous rudoyer comme lui ; puisque cela vous amuse, vous y gagnerez au moins le changement.
Mais la duchesse n'entendait point de cette oreille-là ; elle rappela le comte, qui s'en allait tout de bon, et lui dit tendrement :
- Je mettrai l'aigrette de rubis.
- Mettez le diable si vous voulez, pourvu que vous ne me traitiez plus ainsi, et devant une charmante dame qui me voit pour la première fois encore ; que pensera-t-elle de moi ? C'est pourtant vous qui en serez cause.
Je sais bien ce que je pensais ; mais je ne le dis point, vous le devinez.

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