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Chapitre XV


- Marquise, vous êtes ce soir du dédain le plus superbe pour nous tous, dit madame de Sabran.
- Je ne dédaigne jamais mes amis, madame, et vous savez aussi bien que moi à quoi vous en tenir là-dessus.
- Nous vous l'avons prouvé, ajouta M. de Richelieu.
- Je vous l'ai bien rendu.
- Oh ! certainement.
- Je compte faire davantage encore à l'avenir.
- Ce sera trop aimable.
- Aujourd'hui, par exemple, je suis très bien disposée.
- Que nous donnez-vous ?
- On jurerait que je suis une tante à testament, et que vous vous partagez ma dépouille.
- Je serais curieux de voir ce testament, poursuivit le prince.
- Cela vous amuserait beaucoup, monseigneur ? Rien n'est plus facile.
- Votre testament ? Que de choses à léguer !
- J'ai bien des gens à satisfaire aussi.
- Voyons, que me laisserez-vous, à moi ? s'écria M. le duc de Richelieu.
- Mon miroir, monsieur le duc.
- Et à moi, madame ?
- A vous, monsieur de Lauzun, mes tablettes.
- Me donnerez-vous quelque chose, chère marquise ?
- Chère madame de Sabran, je vous lègue ma guenon Artémise, le modèle des veuves. Madame de Pléneuf daignera accepter tous mes parfums.
Elle en avait grand besoin ; elle empoisonnait.
- Et M. le régent ?
- Mes gouttes fortifiantes.
- Et le cardinal ?
- Mon catéchisme.
- Et madame de Phalaris ?
- Ah ! c'est le plus important de mes legs : elle devra me remplacer entièrement en toutes choses, ce qui n'est pas facile.
- Vous me faites peur, madame.
- Oh ! vous n'y êtes pas, madame la duchesse, je voudrais vous donner bien davantage, pour que la fête fût complète.
- Vos diamants, vos perles ?
- Peut-être.
- Votre hôtel, vos carrosses ?
- Non, je les garde,
- Après votre mort ?
- Oui, pour me servir de cortège.
- Alors, je ne vois pas..
- Cherchez bien.
- Ce sera quelque chien favori, dit M. de Nocé.
- Pas le moins du monde.
- Un amant ?
- On ne donne point cet objet-là : c'est un soin que vous ne nous laissez pas le temps de prendre, vous vous donnez vous-mêmes.
- Nous suivons votre exemple, madame ; car, Dieu merci, vous changez plus vite que nous ; seulement, à vous entendre, le dernier amour est toujours le plus fort.
- Il n'y a que les sottes pour donner ces raisons-là, cela ne se ressemble point.
- Vraiment ? Expliquez-vous.
- A quoi bon m'expliquer ? ne le savez-vous pas aussi bien que moi ? On aime la première fois par curiosité, la seconde fois par dépit, la troisième par reconnaissance, et les autres par habitude.
- Quel est mon numéro ? demanda le régent.
- Choisissez, monseigneur ; je ne suis pas femme à vous contredire.
- Revenons à madame de Phalaris. Que lui laissez-vous ?
- Vous ne devinez pas ?... Ma réputation.
Nous éclatâmes tous de rire.
- Oh ! riez, riez ! cela n'est pas déjà si facile à soutenir. Que dit-on de moi ? D'abord, que je tue mes adorateurs ! Madame la duchesse, tous ceux que vous tuez se portent à merveille, et, ainsi qu'on le faisait observer tout à l'heure, si vous aviez la même habitude, nous souperions ce soir entre femmes.
Madame de Phalaris ne comprit pas, elle rit parce que les autres riaient.
- Citez-moi donc mon legs, enfin : vous me faites trop attendre.
- Supposez-moi donc morte. Je vous laisse les hommages, les compliments, les flatteries ; je vous laisse mes amis, sans vous les garantir, toutefois. Je vous laisse mes ennemis aussi : il faut bien accepter les charges. Je vous laisse l'amour et le coeur de M. le duc d'Orléans : c'est placer à fonds perdus. Je vous laisse un prince à amuser, des courtisans à recevoir, des calomnies à repousser, des mensonges à faire, tout l'attirail de la folie, dont je suis lasse, et je vous souhaite autant de bonheur qu'à moi.
- Pendant que vous êtes en train, reprit le duc de Richelieu à demi-voix, vous devriez bien lui laisser votre esprit.
- Oh ! mon Dieu, qu'en ferait-elle ? Elle ne saurait pas s'en servir.
Le régent était devenu triste, ce qui lui arrivait plus souvent qu'on ne croit ; il baisa la main de la marquise de Parabère en lui disant :
- Voilà une charmante plaisanterie ; mais elle est cruelle pour moi, et je vous prie de la cesser.
- Cruelle ! moi, envers vous ? Oh ! monseigneur, je n'y ai jamais pensé, je vous assure. On m'a demandé mon testament, je l'ai fait ; j'ai disposé de ce qui m'appartient. Ne pouvons-nous choisir nos héritiers ?
M. de Lauzun, qui soupait pour la première fois au Palais-Royal, écoutait beaucoup et n'ôtait pas son regard de dessus cette femme si vive, si franche, si hardie dans ses discours ; elle s'en apercevait bien, et, se retournant tout à coup vers lui, elle lui demanda ce qu'il pensait de ce partage et de ce qu'elle appelait les successeurs d'Alexandre.
- Je pense, madame, que j'ai là une voisine oubliée dans tout ceci, et pourtant elle mérite un souvenir, répliqua-t-il en me montrant.
- Oh ! quant à celle-là, je n'ai rien à lui donner, elle prendra sa part toute seule. Si je lui destinais quelque chose, ce serait mon voile de veuve, à condition qu'elle le renfermerait comme moi dans un tiroir. Pour vous, qui avez mes tablettes, c'est à condition de vous en servir et d'y raconter votre belle jeunesse, alors que les dames vous adoraient, alors que vous alliez devenir le cousin du roi, par la grâce de l'amour. Voyons, les temps sont-ils bien changés ? Dites-le.
- Madame, il y a trois choses de changées : les temps, les gens et moi même ; je suis encore le moins changé des trois.
- Et les femmes ?
- Elles ont changé pour moi, mais elles me paraissent les mêmes pour les successeurs d'Alexandre ; chacun de nous est un peu successeur d'Alexandre, à ses yeux du moins.
- Y en a-t-il parmi nous qui vous rappellent les femmes d'autrefois ? Quelqu'un ressemble-t-il à la grande Mademoiselle ? à madame de Monaco ?
- Ne me parlez point de Mademoiselle, répliqua-t-il en prenant un air de componction ; c'est l'éternel deuil de mon coeur.
- Et les autres ? et madame de Monaco ? madame de Monaco, qui nous a gratifiés de ce ridicule duc de Valentinois dont nous avons tant ri, sans compter monsieur son père, ridicule au superlatif, ce que la princesse savait mieux que personne. Comment était cette célèbre princesse de Monaco ? Trouvez-vous ici quelqu'un qui vous la rappelle ?
Jamais je n'oublierai le regard et le sourire avec lesquels M. de Lauzun parcourut le cercle que nous formions.
C'était toute une satire.
- Vous lui ressemblez toutes, mesdames, sous un certain rapport ; mais aucune de vous n’a de ses traits, ni de son air. Les airs de ma jeunesse ne se peuvent comparer à la vôtre. On s'amusait autrement : le but était le même, les formes étaient différentes ; nous étions plus majestueux, plus sérieux en apparence ; on s'en dédommageait en particulier ; mais, pour le public, c'était le décorum. Pardonnez-moi de vous le dire, nous étions plus grands seigneurs ; nous ne descendions guère de la gloire de Niquée, où nous voulions qu'on nous admirât. Je crois que c'était mieux ; d'autant plus que le plaisir n'y perdait rien.
Que dirait donc M. de Lauzun s'il voyait les jeunes seigneurs d'aujourd'hui, s'il voyait les grandes dames et la déchéance épouvantable où la noblesse est tombée, sans compter l'avenir, qui nous réserve bien d'autres chutes encore !

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