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Chapitre VI


Le grand-duc Constantin, frère cadet de l'empereur Alexandre et frère aîné du grand-duc Nicolas, n'avait ni l'affectueuse politesse du premier, ni la dignité froide et calme du second, il semblait avoir hérité tout entier de son père dont il reproduisait à la fois les qualités et les bizarreries ; tandis que ses deux frères tenaient de Catherine, Alexandre par le coeur, Nicolas par la tête, tous deux par cette grandeur impériale dont leur aïeule a donné un si puissant exemple au monde.
Catherine, en voyant naître au-dessous d'elle cette belle et nombreuse descendance, avait surtout jeté les yeux sur les deux aînés, et par leur nom de baptême même, c'est-à-dire en appelant l'un Alexandre et l'autre Constantin, semblait leur avoir fait le partage du monde. Cette idée, au reste, était tellement la sienne qu'elle les avait fait peindre tout enfants, l'un coupant le noeud gordien, l'autre portant le labarum. Il y eut plus, le développement de leur éducation, dont elle avait composé elle-même le plan, n'était qu'une application de ces grandes idées. Ainsi Constantin, destiné à l'empire d'Orient, n'eut que des nourrices grecques et ne fut entouré que de maîtres grecs ; tandis qu'Alexandre, destiné à l'empire d'Occident, fut environné d'Anglais. Quant au professeur commun des deux frères, ce fut un Suisse, nommé La Harpe, cousin du brave général La Harpe qui servait en Italie sous les ordres de Bonaparte. Mais les leçons de ce digne maître ne furent point reçues par ses deux élèves avec un égal zèle, et la semence, quoique la même, produisit des fruits différents ; car d'un côté elle tombait sur une terre préparée et généreuse, et de l'autre sur un sol inculte et sauvage. Tandis qu'Alexandre, âgé de douze ans répondait à Graft, son professeur de physique expérimentale qui lui disait que la lumière était une émanation continuelle du soleil : « Cela ne se peut pas, car alors le soleil deviendrait chaque jour plus petit ; » Constantin répondait à Saken, son gouverneur particulier, qui l'invitait à apprendre à lire : « Je ne veux pas apprendre à lire, parce que je vois que vous lisez toujours et que vous êtes toujours plus bête. »
Le caractère et l'esprit des deux enfants étaient tout entiers dans ces deux réponses.
En revanche, autant Constantin avait de répugnance pour les études scientifiques, autant il avait de goût pour les exercices militaires. Faire des armes, monter à cheval, faire manoeuvrer une armée, lui paraissaient des connaissances bien autrement utiles pour un prince que le dessin, la botanique ou l'astronomie. C'était encore un côté par lequel il ressemblait à Paul, et il avait pris une telle passion pour les manoeuvres militaires, que la nuit de ses noces il se leva à cinq heures du matin pour faire manoeuvrer un peloton de soldats qui se trouvaient de garde auprès de lui.
La rupture de la Russie avec la France servit Constantin à souhait. Envoyé en Italie sous les ordres du feld-maréchal Souvarow, chargé de compléter son éducation militaire, il assista à ses victoires sur le Mencio et à sa défaite dans les Alpes. Un pareil maître, au moins aussi célèbre par ses bizarreries que par son courage, était mal choisi pour réformer les singularités naturelles de Constantin. Il en résulta que ces singularités, au lieu de disparaître, s'augmentèrent d'une façon si étrange, que plus d'une fois on se demanda si le jeune grand-duc ne poussait pas la ressemblance avec son père jusqu'à être, comme lui, atteint d'un peu de folie.
Après la campagne de France et le traité de Vienne, Constantin avait été nommé vice-roi de Pologne. Placé à la tête d'un peuple guerrier, ses goûts militaires avaient redoublé d'énergie, et, à défaut de ces véritables et sanglants combats auxquels il venait d'assister, les parades et les revues, ces simulacres de bataille, faisaient ses seules distractions. Hiver ou été, soit qu'il habitât le palais de Bruhl, près du jardin de Saxe, soit qu'il résidât au palais du Belvédère, à trois heures du matin il était levé et revêtu de son habit de général ; aucun valet de chambre ne l'avait jamais aidé à sa toilette. Alors, assis à une table couverte de cadres de régiments et d'ordres militaires, dans une chambre où sur chaque panneau était peint un costume d'un des régiments de l'armée, il relisait les rapports apportés la veille par le colonel Axamilowski, ou par le préfet de police Lubowidzki, les approuvait ou désapprouvait, mais ajoutait à tous quelque apostille. Ce travail le tenait jusqu'à neuf heures du matin ; il prenait alors à la hâte un déjeuner de soldat après lequel il descendait sur la place de Saxe, où l'attendaient ordinairement deux régiments d'infanterie et un escadron de cavalerie, dont la musique, dès qu'il apparaissait, saluait sa présence en exécutant la marche composée par Kurpinski sur le thème : Dieu, sauvez le roi ! La revue commençait aussitôt. Les pelotons défilaient à distance égale, et avec une précision mathématique, devant le tzarewich, qui les regardait passer à pied, vêtu ordinairement de l'uniforme vert des chasseurs, et portant un chapeau surchargé de plumes de coq, qu'il posait sur sa tête de façon à ce qu'une des cornes touchât son épaulette gauche, tandis que l'autre se dressait vers le ciel. Sous son front étroit et coupé de rides profondes, qui indiquaient de continuelles et soucieuses préoccupations, deux longs et épais sourcils, que le froncement habituel de sa peau dessinait irrégulièrement, dérobaient presque entièrement ses yeux bleus. La singulière vivacité de ses regards donnait avec son petit nez et sa lèvre inférieure allongée, quelque chose d'étrangement sauvage à sa tête, qui, portée par un cou extrêmement court et naturellement incliné en avant, semblait reposer sur ses épaulettes. Au son de cette musique, à la vue de ces hommes qu'il avait formés, au retentissement mesuré de leurs pas, alors tout s'épanouissait en lui. Une espèce de fièvre le prenait, qui lui faisait monter la flamme au visage. Ses bras contractés s'appuyaient avec raideur le long de son corps, dont ses poignets immobiles et violemment serrés s'écartaient nerveusement, tandis que ses pieds, dans une continuelle agitation, battaient la mesure, et que sa voix gutturale faisait de temps en temps, entre ses commandements accentués, entendre des sons rauques et saccadés qui n'avaient rien d'humain, et qui exprimaient alternativement ou sa satisfaction, si tout se passait à son gré, ou sa colère, s'il arrivait quelque chose de contraire à la discipline. Dans ce dernier cas, les châtiments étaient presque toujours terribles, car la moindre faute entraînait, pour le soldat, la prison, et, pour l'officier, la perte de son grade. Cette sévérité, au reste, ne se bornait pas aux hommes ; elle s'étendait à tout, et même aux animaux. Un jour, il fit pendre dans sa cage un singe qui faisait trop de bruit ; un cheval qui avait fait un faux pas, parce qu'il lui avait un instant abandonné la bride, reçut mille coups de bâton ; enfin, un chien qui l'avait réveillé la nuit en hurlant fut fusillé.
Quant à sa bonne humeur, elle n'était pas moins sauvage que sa colère. Alors il se courbait en éclatant de rire, se frottait joyeusement les mains, et frappait alternativement la terre de ses deux pieds. Dans ce moment, il courait au premier enfant venu, le tournait et le retournait de tous côtés, se faisait embrasser par lui, lui pinçait les joues, lui pinçait le nez et finissait par le renvoyer en lui mettant une pièce d'or dans la main. Puis il y avait d'autres heures qui n'étaient ni des heures de joie ni des heures de colère, mais des heures de prostration complète et de mélancolie profonde. Alors, faible comme une femme, il poussait des gémissements et se tordait sur ses divans ou sur le parquet. Personne alors n'osait s'approcher de lui. Seulement, dans ces moments, on ouvrait ses fenêtres et sa porte, et une femme blonde et pâle, à la taille élancée, vêtue ordinairement d'une robe blanche et d'une ceinture bleue, passait comme une apparition. A cette vue, qui avait sur le tzarewich une influence magique, sa sensibilité nerveuse s'exaltait, ses soupirs devenaient des sanglots, et il versait des larmes abondantes. Alors la crise était passée ; la femme venait s'asseoir près de lui, il posait sa tête sur ses genoux, s'endormait, et se réveillait guéri. Cette femme, c'était Jeannette Grudzenska, l'ange gardien de la Pologne.
Un jour qu'elle priait, tout enfant, dans l'église métropolitaine, devant l'image de la Vierge, une couronne d'immortelles placée sous le tableau était tombée sur sa tête, et un vieux Cosaque de l'Ukraine, qui passait pour prophète, consulté par son père sur cet événement, lui avait prédit que cette couronne sainte, qui lui était tombée du ciel, était un présage de celle qui lui était destinée sur la terre. Le père et la fille avaient oublié tous deux cette prédiction, ou plutôt ne s'en souvenaient plus que comme d'un songe, quand le hasard mit Jeannette et Constantin face à face.
Alors cet homme à demi sauvage, aux passions ardentes et absolues, devint timide comme un enfant ; lui à qui rien ne résistait, qui, d'un mot, disposait de la vie des pères et de l'honneur des filles, il vint timidement demander au vieillard la main de Jeannette, le suppliant de ne pas lui refuser un bien sans lequel il n'y avait plus de bonheur pour lui dans ce monde. Le vieillard alors se rappela la prédiction du Cosaque ; il vit dans la demande de Constantin l'accomplissement des décrets de la Providence, et ne se crut pas le droit de s'opposer à leur accomplissement. Le grand-duc reçut donc son consentement et celui de sa fille : restait celui de l'empereur.
Celui-là, il l'acheta par une abdication.
Oui, cet homme étrange, cet homme indevinable, qui, pareil au Jupiter Olympien, faisait trembler tout un peuple en fronçant le sourcil, donna, pour le coeur d'une jeune fille, sa double couronne d'Orient et d'Occident, c'est-à- dire un royaume qui couvre la septième partie de la terre, avec ses cinquante-trois millions d'habitants et les six mers qui baignent ses rivages.
En échange Jeannette Grudzenska reçut Alexandre le titre de princesse de Loviez.
Tel était l'homme avec lequel j'allais me trouver face à face ; il était venu à Pétersbourg, disait-on sourdement, parce qu'il avait surpris à Varsovie les fils d'une vaste conspiration qui couvrait la Russie tout entière ; mais ces fils s'étaient brisés entre ses mains par le silence obstiné des deux conspirateurs qu'il avait fait arrêter. La circonstance, comme on le voit, était peu favorable pour aller lui faire une demande aussi frivole que la mienne.
Je ne m'en décidai pas moins à courir les chances d'une réception qui ne pouvait manquer d'être bizarre. Je pris un droschki, et je partis le lendemain matin pour Strelna, muni de ma lettre pour le général Rodna, aide de camp du tzarewich, et de ma pétition pour l'empereur Alexandre. Après deux heures de marche sur une magnifique route, toute bordée à gauche de maisons de campagne, à droite de plaines qui s'étendent jusqu'au golfe de Finlande, nous atteignîmes le couvent de Saint-Serge, le saint le plus vénéré après saint Alexandre Nieuski, et dix minutes après nous étions au village. A moitié de la Grande-Rue et près de la poste, nous tournâmes à droite ; quelques secondes après j'étais devant le château. La sentinelle voulut m'arrêter mais je montrai ma lettre pour M. de Rodna, et on me laissa passer.
Je montai le perron et je me présentai à l'antichambre. M. de Rodna travaillait avec le tzarewich. On me fit attendre dans un salon qui donnait sur de magnifiques jardins coupés par un canal qui se rend directement à la mer, tandis qu'un officier portait ma lettre ; un instant après le même officier revint et me dit d'entrer.
Le tzarewich était debout contre la cheminée, car, quoiqu'on fût à peine à la fin de septembre, le temps commençait à se faire froid : il achevait de dicter une dépêche à M. de Rodna assis. J'ignorais que j'allais être aussi rapidement introduit, de sorte que je m'arrêtai sur le seuil, étonné de me trouver si vite en sa présence. A peine la porte fut-elle refermée, qu'avançant la tête sans faire aucun autre mouvement du corps, et fixant ses deux yeux perçants :
- Ton pays ? me dit-il.
- La France, Votre Altesse.
- Ton âge ?
- Vingt-six ans.
- Ton nom ?
- G...
- Et c'est toi qui veux obtenir un brevet de maître d'armes dans un des régiments de Sa Majesté Impériale mon frère ?
- C'est l'objet de toute mon ambition.
- Tu dis que tu es de première force ?
- J'en demande pardon à Votre Altesse Impériale : je n'ai pas dit cela, car ce n'est pas à moi de le dire.
- Non, mais tu le penses.
- Votre Altesse Impériale sait que l'orgueil est le péché dominant de la pauvre race humaine ; d'ailleurs, j'ai donné un assaut, et Votre Altesse peut s'informer.
- Je sais ce qui s'y est passé, mais tu n'avais affaire qu'à des amateurs de seconde force.
- Aussi les ai-je ménagés.
- Ah ! tu les as ménagés ; et, si tu ne les avais pas ménagés, que serait-il arrivé ?
- Je les eusse touchés dix fois contre deux.
- Ah ! ah !... Ainsi par exemple, moi, tu me toucherais dix fois contre deux.
- C'est selon.
- Comment ! c'est selon.
- Oui, c'est selon comme Votre Altesse Impériale désirerait que je la traitasse. Si elle exigeait que je la traitasse en prince, c'est elle qui me toucherait dix fois et moi qui ne la toucherais que deux. Si elle permettait que je la traitasse comme tout le monde, ce serait alors très probablement moi qui ne serais touché que deux fois et elle qui serait touchée dix.
- Lubenski ! cria le tzarewich en se frottant les mains, Lubenski, mes fleurets. Ah ! ah ! monsieur le fanfaron, nous allons voir.
- Comment, Votre Altesse permet ?
- Mon Altesse ne permet pas, mon Altesse veut que tu la touches dix fois, est-ce que tu reculerais, par hasard ?
- Quand je suis venu au château de Strelna, c'était pour me mettre à la disposition de Votre Altesse. Qu'elle ordonne donc.
- Eh bien ! prends ce fleuret, prends ce masque, et voyons un peu.
- C'est Votre Altesse qui m'y force ?
- Et oui ! cent fois oui, mille fois oui, mille millions de fois oui !
- J'y suis.
- Il me faut mes dix coups, entends-tu, dit le tzarewich en commençant à m'attaquer, mes dix coups, entends-tu, pas un de moins. Je ne te fais pas grâce d'un seul. Ha ! Ha !
Malgré l'invitation du tzarewich, je me contentais de parer et ne ripostais même pas.
- Eh bien ! s'écria-t-il en s'échauffant je crois que tu me ménages. Attends, attends... Ha ! ha !
Et je voyais le rouge lui monter au visage à travers son masque, et ses yeux s'injecter de sang.
- Eh bien, ces dix coups, où sont-ils donc ?
- Votre Altesse, le respect...
- Va-t'en au diable avec ton respect, et touche, touche !
J'usai à l'instant même de la permission, et le touchai trois fois de suite.
- Bien cela ! bien, cria-t-il ; à mon tour... Tiens... Ha ! touché, touché...
C'était vrai.
- Je crois que Votre Altesse ne me ménage pas, et qu'il faut que je fasse mon compte avec elle.
- Fais ton compte, fais... Ha ! ha !
Je le touchai quatre autres fois, et lui, dans une riposte, me boutonna à son tour.
- Touché, touché ! cria-t-il tout joyeux et en piétinant. Rodna, tu as vu que je l'ai touché deux fois sur sept.
- Deux fois sur dix, Monseigneur, répondis-je en le pressant à mon tour. Huit... neuf... dix... Nous voilà quittes.
- Bien, bien, bien ! cria le tzarewich ; bien ! mais ce n'est pas assez d'apprendre à tirer la pointe : à quoi veux-tu que cela serve à mes cavaliers ? C'est l'espadon qu'il faut, c'est le sabre. Sais-tu tirer le sabre, toi ?
- Je suis à peu près de même force qu'à l'épée.
- Oui ? Eh bien ! au sabre, te défendrais-tu, à pied, contre un homme à cheval armé d'une lance ?
- Je le crois, Votre Altesse.
- Tu le crois, tu n'en es pas sûr... Ah ! ah ! tu n'en es pas sûr ?
- Si fait, Votre Altesse, j'en suis sûr.
- Ah ! tu en es sûr, tu te défendrais ?
- Oui, Votre Altesse.
- Tu parerais un coup de lance ?
- Je le parerais.
- Contre un homme à cheval ?
- Contre un homme à cheval.
- Lubenski ! Lubenski ! cria de nouveau le tzarewich.
L'officier parut.
- Faites-moi amener un cheval, faites-moi donner une lance ; une lance, un cheval, vous entendez ; allez ! allez !
- Mais, Monseigneur...
- Ah ! tu recules, ah ! ah !
- Je ne recule pas, Monseigneur, et, contre tout autre que Votre Altesse, tous ces essais ne seraient qu'un jeu.
- Eh bien ! contre moi qu'y a-t-il ?
- Contre Votre Altesse, je crains également de réussir et d'échouer car je crains, si je réussis, qu'elle n'oublie que c'est elle qui a ordonné...
- Je n'oublie rien ; d'ailleurs, voilà Rodna devant qui je t'ai ordonné et t'ordonne de me traiter comme tu le traiterais, lui.
- Je ferai observer à Votre Altesse qu'elle ne me met pas à mon aise, car je traiterais Son Excellence fort respectueusement aussi.
- Flatteur, va, mauvais flatteur ; tu crois t'en faire un ami, mais personne n'a d'influence sur moi, je ne juge que par moi entends-tu, par moi seul ; tu as réussi une première fois, nous verrons si tu seras aussi heureux une seconde.
En ce moment, l'officier parut devant les fenêtres, conduisant un cheval et tenant une lance.
- C'est bien, continua Constantin en s'élançant dehors ; viens ici, dit-il en me faisant signe de le suivre ; et toi, Lubenski, donne-lui un sabre, un bon sabre, un sabre bien à sa main, un sabre des gardes à cheval. Ah ! ah ! nous allons, voir. Tiens-toi bien, monsieur le maître d'armes, je ne te dis que cela, ou je t'enfile comme les crapauds qui sont dans mon pavillon. Vous savez bien ; Rodna, le dernier, eh bien ! le dernier, il a vécu trois jours avec un clou au travers du corps.
A ces mots, Constantin sauta sur son cheval, sauvage enfant des steppes, dont la crinière et la queue balayaient la terre ; il lui fit faire, avec une habileté remarquable et tout en jouant avec sa lance, les évolutions les plus difficiles. Pendant ce temps, on m'apportait trois ou quatre sabres en m'invitant à en choisir un ; mon choix fut bientôt fait ; j'étendis la main et je pris au hasard.
- C'est cela ! c'est cela ! y es-tu ? me cria le tzarewich.
- Oui Votre Altesse.
Alors il mit son cheval au galop pour gagner l'autre bout de l'allée.
- Mais c'est sans doute une plaisanterie, demandai-je à M. de Rodna.
- Rien n'est plus sérieux, au contraire, me répondit celui-ci ; il y va pour vous de la vie ou de votre place ; défendez-vous comme dans un combat, je n'ai que cela à vous dire.
La chose devenait plus sérieuse que je n'avais cru ; s'il ne s'était agi que de me détendre et de rendre coup pour coup, eh bien, j'en aurais couru la chance ; mais là, c'était tout autre chose ; avec mon sabre émoulu et sa lance effilée la plaisanterie pouvait devenir fort grave ; n'importe ! j'étais engagé, il n'y avait pas moyen de reculer ; j'appelai à mon secours tout mon sang froid et toute mon adresse, et je fis face au tzarewich.
Il était déjà arrivé au bout de l'allée et venait de retourner son cheval. Quoi que m'en eût dit M. de Rodna, j'espérais toujours que cela n'était qu'un jeu, lorsque, me criant une dernière fois : Y es-tu ? je le vis mettre sa lance en arrêt et son cheval au galop. Alors seulement je fus convaincu qu'il s'agissait tout de bon de défendre ma vie, et je me mis en garde.
Le cheval dévorait le chemin, et le tzarewich était couché sur son cheval de telle manière, qu'il se perdait dans les flots de la crinière qui flottait au vent ; je ne voyais que le haut de sa tête entre les deux oreilles de sa monture. Arrivé à moi, il essaya de me porter un coup de lance en pleine poitrine mais j'écartai l'arme par une parade de tierce, et, faisant un bond de côté je laissai le cheval et le cavalier, emportés par leur course, passer sans me faire aucun mal. Quand il vit son coup manqué, le tzarewich arrêta son cheval court avec une adresse merveilleuse.
- C'est bien, c'est bien, dit-il ; recommençons.
Et, sans me donner le temps de faire aucune observation, il fit pirouetter son cheval sur les pieds de derrière reprit du champ, et, m'ayant demandé si j'étais préparé revint sur moi avec plus d'acharnement encore que la première fois ; mais, comme la première fois, j'avais les yeux fixés sur les siens et je ne perdais aucun de ses mouvements ; aussi, saisissant le moment, je parai en quarte et fis un bond à droite, de sorte que cheval et cavalier passèrent de nouveau près de moi aussi infructueusement qu'ils l'avaient déjà fait.
Le tzarewich fit entendre une espèce de rugissement. Il s'était pris à ce tournoi comme à un combat véritable, et il voulait qu'il finît à son honneur. Aussi, au moment où je croyais en être quitte, je le vis se préparer à une troisième course. Cette fois, comme je trouvais la plaisanterie par trop prolongée, je décidai qu'elle serait la dernière.
En effet, au moment où je le vis tout près de m'atteindre au lieu de me contenter, cette fois, d'une simple parade, je frappai d'un violent coup d'estoc la lance qui, coupée en deux, laissa le tzarewich désarmé ; alors, saisissant la bride du cheval, ce fut moi, à mon tour, qui l'arrêtai si violemment qu'il plia sur ses jarrets de derrière ; en même temps je portai la pointe de mon sabre sur la poitrine du tzarewich. Le général Rodna poussa un cri terrible ; il crut que j'allais tuer Son Altesse. Constantin eut sans doute aussi la même idée, car je le vis pâlir. Mais aussitôt je fis un pas en arrière, et, m'inclinant devant le grand-duc :
- Voilà, monseigneur, lui dis-je, ce que je puis montrer aux soldats de Votre Altesse, si toutefois elle me juge digne d'être leur professeur.
- Oui, mille diables ! oui, tu en es digne, et tu auras un régiment où j'y perdrai mon nom... Lubenski, Lubenski ! continua-t-il en sautant à bas de cheval, conduis Pulk à l'écurie ; et toi, viens que j'apostille ta demande.
Je suivis le grand-duc, qui me ramena dans le salon, prit une plume et écrivit au bas de ma supplique :

« Je recommande bien humblement le soussigné à Sa Majesté Impériale, le croyant tout à fait digne d'obtenir la faveur qu'il sollicite. »

- Et maintenant, me dit-il, prends cette demande et remets-la à l'empereur lui-même. Il y a bien de la prison si tu te laisses prendre à lui parler mais, ma foi, qui ne risque rien n'a rien. Adieu, et si jamais tu passes à Varsovie, viens me voir.
Je m'inclinai au comble de la joie de m'en être tiré aussi heureusement, et, remontant dans mon droschki, je repris le chemin de Saint-Pétersbourg, porteur de la toute-puissante apostille.
Le soir, j'allai remercier le comte Alexis du conseil qu'il m'avait donné, quoique ce conseil eût failli me coûter cher ! je lui racontai ce qui s'était passé, au grand effroi ! de Louise, et le lendemain, vers les dix heures du matin, je partis pour la résidence de Tzarko-Selo, qu'habitait l'empereur, décidé à me promener dans les jardins du palais jusqu'à ce que je le rencontrasse, et à risquer la peine de la prison dont est passible toute personne qui lui présente une supplique.

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