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Chapitre I


J'étais encore dans l'âge des illusions, je possédais une somme de 4.000 fr., qui me paraissait un trésor inépuisable, et j'avais entendu parler de la Russie comme d'un véritable Eldorado pour tout artiste un peu supérieur dans son art : or, comme je ne manquais pas de confiance en moi-même, je me décidai à partir pour Saint-Pétersbourg.
Cette résolution une fois prise fut bientôt exécutée : j'étais garçon, je ne laissais rien derrière moi, pas même des dettes ; je n'eus donc à prendre que quelques lettres de recommandation et mon passeport, ce qui ne fut pas long, et huit jours après m'être décidé au départ, j'étais sur la route de Bruxelles.
J'avais choisi la voie de terre, d'abord parce que je comptais donner quelques assauts dans les villes où je passerais, et défrayer ainsi le voyage par le voyage même ; ensuite parce que, enthousiaste de notre gloire, je désirais visiter quelques-uns de ces beaux champs de bataille où je croyais que, comme au tombeau de Virgile, les lauriers devaient pousser tout seuls.
Je m'arrêtai deux jours dans la capitale de la Belgique ; le premier jour j'y donnai un assaut, et le second jour j'eus un duel. Comme je me tirai assez heureusement de l'un et de l'autre, on me fit pour rester dans la ville, des propositions fort acceptables, que cependant je n'acceptai point : j'étais poussé en avant.
Néanmoins je m'arrêtai un jour à Liège ; j'avais là, aux archives de la ville, un ancien écolier près duquel je ne voulais pas passer sans lui faire ma visite. Il demeurait rue Pierreuse : de la terrasse de sa maison, et en faisant connaissance avec le vin du Rhin, je pus donc voir la ville se dérouler sous mes pieds, depuis le village d'Herstall, où naquit Pépin, jusqu'au château de Ranioule, d'où Godefroy partit pour la Terre-Sainte. Cet examen ne se fit pas sans que mon écolier me racontât, sur tous ces vieux bâtiments, cinq ou six légendes plus curieuses les unes que les autres ; une des plus tragiques est, sans contredit, celle qui a pour titre le Banquet de Varfusée, et pour sujet le meurtre du bourgmestre Sébastien Laruelle, dont une des rues de la ville porte encore aujourd'hui le nom.
J'avais dit à mon écolier, au moment de monter dans la diligence d'Aix-la- Chapelle, mon projet de descendre aux Villes célèbres et de m'arrêter aux champs de bataille fameux ; mais il avait ri de ma prétention et m'avait appris qu'en Prusse on ne s'arrête pas où on veut, mais où veut le conducteur, et qu'une fois enfermé dans sa caisse, on est à son entière disposition. En effet, de Cologne à Dresde, où mon intention bien positive était de rester trois jours, on ne nous tira de notre cage qu'aux heures des repas, et juste le temps de nous laisser prendre la nourriture strictement nécessaire à notre existence. Au bout, de trois jours de cette incarcération, contre laquelle au reste personne ne murmura, tant elle est convenue dans les Etats de Sa Majesté Frédéric-Guillaume, nous arrivâmes à Dresde.
C'est à Dresde que Napoléon fit, au moment d'entrer en Russie, cette grande halte de 1812, où il convoqua un empereur, trois rois et un vice-roi ; quant aux princes souverains, ils étaient si pressés à la porte de la tente impériale, qu'ils se confondaient avec les aides de camp et les officiers d'ordonnance ; le roi de Prusse fit antichambre trois jours.
Tout est prêt pour rendre à l'Asie ses invasions de Huns et de Tatares. Des bords du Guadalquivir et de la mer de Calabre six cent dix-sept mille hommes, criant : Vive Napoléon ! en huit langues différentes, ont été poussés par la main du géant jusqu'aux bords de la Vistule ; ils traînent avec eux treize cent soixante-douze pièces de canon, six équipages de pont, un équipage de siège ; à leur tête marchent quatre mille voitures de vivres, trois mille caissons d'artillerie, quinze cents voitures d'ambulance et douze cents troupeaux, et partout où ils passent les acclamations de l'Europe les accompagnent.
Le 29 mai, Napoléon quitte Dresde, ne s'arrête à Posen que pour dire quelques paroles amies aux Polonais, dédaigne Varsovie, séjourne à Thorn le temps qui lui est strictement nécessaire pour visiter les fortifications et les magasins, descend la Vistule, laisse à sa droite Friedland au glorieux souvenir, et enfin arrive à Koenigsberg d'où, en descendant vers Gumbinnen, il passe en revue quatre ou cinq de ses armées. L'ordre du mouvement est donné : tout l'espace qui s'étend de la Vistule au Niémen se couvre d'hommes, de voitures et de fourgons ; le Prégel, qui coule d'un fleuve à l'autre comme une veine qui communiquerait avec deux grandes artères, se couvre de bateaux de vivres. Enfin, le 23 juin, avant le jour, Napoléon arrive à la lisière de la forêt prussienne de Pilwiski ; une chaîne de collines s'étend devant lui, et de l'autre côté de ces collines coule le fleuve russe. L'empereur, qui est venu jusque-là en voiture, monte à cheval à deux heures du matin, arrive aux avant-postes près de Kowno, prend le bonnet et la capote d'un chevau-léger polonais, et part au galop avec le général Haxo et quelques hommes pour reconnaître lui-même le fleuve ; en arrivant sur les bords, son cheval s'abat et le jette à quelques pas de lui sur le sable.
- C'est d'un mauvais présage, dit Napoléon en se relevant ; un Romain reculerait.
La reconnaissance est faite : l'armée gardera tout le jour ses positions qui la cachent aux yeux de l'ennemi ; puis la nuit l'armée passera le fleuve sur trois ponts.
Le soir venu, Napoléon se rapproche du Niémen ; quelques sapeurs traversent le fleuve dans une nacelle, l'empereur les suit des yeux dans l'ombre où ils s'enfoncent, ils abordent et descendent sur la rive russe : l'armée ennemie, qui était là la veille, semble s'être évanouie. Au bout d'un instant de silence et de solitude, un officier de Cosaques se présente : il est seul et paraît étonné de trouver à cette heure des étrangers sur la rive du fleuve.
- Qui êtes-vous ? demande-t-il.
- Français, répondent les sapeurs.
- Que voulez-vous ?
- Passer le Niémen.
- Que venez-vous faire en Russie ?
- La guerre, pardieu !
A cette déclaration du héraut subalterne, le Cosaque, sans répondre, pique des deux dans la direction de Vilna, et disparaît comme une vision nocturne. Trois coups de feu le poursuivent sans l'atteindre. Napoléon tressaille à ce bruit : la campagne est ouverte.
L'empereur ordonne aussitôt à trois cents voltigeurs de traverser le fleuve pour protéger l'établissement des ponts ; en même temps des officiers d'ordonnance sont envoyés sur tous les points. Alors les masses françaises s'ébranlent dans l'obscurité et s'avancent, cachées par les bois et se courbant dans les seigles ; la nuit est si profonde que les têtes de colonne sont arrivées à deux cents pas du fleuve sans être aperçues de Napoléon ; il entend seulement un bruit sourd pareil à celui d'un ouragan qui s'approche ; il s'élance de ce côté ; le mot halte ! répété à voix basse, s'étend sur toute la ligne ; on n'allume aucun feu, le silence est ordonné, chacun se couchera à son rang, le fusil sur le bras. A deux heures du matin, les trois ponts étaient jetés.
Le jour paraît, la rive gauche du Niémen est couverte d'hommes de chevaux et de voitures ; la rive droite est déserte et morne ; le terrain lui-même, en devenant russe semble changer d'aspect. Tout ce qui n'est pas forêt sombre est un sable aride.
L'empereur sort de sa tente, placée au sommet de la colline la plus élevée et au centre de cette multitude ; aussitôt les ordres sont donnés, les aides de camp s'élancent vers les points désignés, divergeant comme les rayons d'une étoile. Presque en même temps ces masses confuses s'ébranlent, se réunissent par corps d'armée, s'allongent en colonnes, et, se tordant selon la sinuosité du terrain, semblent autant de rivières qui descendent vers le fleuve.
Au moment où les trois avant-gardes mettaient le pied sur le territoire russe, l'empereur Alexandre acceptait un bal qu'on lui donnait à Vilna, et dansait avec madame Barclay de Tolly, dont le mari commandait en chef son armée. Il avait appris à minuit, par l'officier de Cosaques qu'avaient rencontré nos sapeurs, l'arrivée de l'armée française sur le Niémen, mais il n'avait pas voulu interrompre la fête.
A peine l'avant-garde a-t-elle mis le pied, par le triple passage qui lui est ouvert, sur la rive droite du Niémen, que Napoléon s'élance, suivi de son état-major, sur le pont du milieu et le traverse à son tour. Arrivé sur l'autre bord, il s'inquiète, il s'étonne : cet ennemi qui lui échappe semble plus menaçant par son absence qu'il ne le serait par sa présence ; en ce moment il s'arrête, il a cru entendre le canon ; il se trompe, c'est le tonnerre, un orage s'amasse sur l'armée, le temps se couvre et s'assombrit comme si la nuit était près de descendre. Napoléon ne peut résister à son impatience, il s'entoure de quelques hommes seulement, s'élance dans cette atmosphère grisâtre, et, courant de toute la vitesse de son cheval, disparaît au milieu d'une forêt. Le temps continue de se couvrir. Au bout d'une demi-heure, on voit revenir l'empereur à la lueur d'un éclair : il a fait plus de deux lieues sans rencontrer âme qui vive. En ce moment, l'orage éclate : Napoléon va chercher un abri dans un couvent.
Vers les cinq heures du soir, tandis que l'armée continue de passer le Niémen, Napoléon, que cette solitude tourmente, s'avance jusqu'à la Wilia, qu'il rencontre à un quart de lieue au-dessus de l'endroit où elle se jette dans le Niémen ; les Russes, en se retirant, ont brûlé le pont, il serait trop long d'en rétablir un autre : les chevau-légers polonais trouveront un gué.
A l'ordre de Napoléon, un escadron de cavalerie se jette dans la rivière ; d'abord l'escadron conserve ses rangs, ce qui donne quelque espoir : peu à peu hommes et chevaux s'enfoncent davantage, ils perdent pied, mais n'en poussent pas moins en avant : bientôt. malgré leurs efforts, ils se débandent. Arrivés au milieu de la rivière, la violence du courant les emporte ; quelques chevaux déjà ont disparu ; les autres, épouvantés, hennissent, en signe de détresse ; les hommes luttent et se débattent, mais la force de l'eau est telle qu'ils sont emportés. A peine quelques-uns parviennent-ils à atteindre l'autre bord, le reste s'enfonce et disparaît aux cris de vive l'empereur ! et ce qui reste de l'armée sur le Niémen voit arriver à elle des cadavres flottants d'hommes et de chevaux qui lui apportent des nouvelles de son avant-garde.
Il fallut à l'armée française trois jours entiers pour passer le fleuve.
En deux jours, Napoléon gagne les défilés qui protègent Vilna ; il espère que l'empereur Alexandre l'aura attendu dans cette belle position pour défendre la capitale de la Lithuanie ; les défilés sont déserts, il ne peut en croire ses yeux : les avant-gardes les ont déjà traversés sans obstacle : il s'emporte, il accuse, il menace ; l'ennemi est non seulement insaisissable, mais encore invisible. C'est un plan convenu, c'est une retraite préméditée, car il connaît les Russes pour avoir eu affaire à eux, et quand ils ont reçu l'ordre de combattre, ce sont des murailles vivantes, qu'on renverse, mais qui ne reculent pas.
Cependant, quelque danger qu'elle cache, il faut bien profiter de la retraite de l'ennemi. Napoléon se place au milieu des Polonais, et fait avec eux son entrée dans Vilna. A la vue de ceux qu'ils regardent comme leurs compatriotes, et de celui en qui ils espèrent comme dans un sauveur, les Lithuaniens accourent avec des cris de joie et d'enthousiasme ; mais Napoléon, soucieux, traverse Vilna sans rien voir, sans rien entendre, et court aux avant-postes qui ont déjà dépassé la ville ; là enfin, il a nouvelle des Russes : le 8ème de hussards qui s'est imprudemment, et sans être soutenu, enfoncé dans un bois, y a été taillé en pièces. Napoléon respire, il n'a donc point affaire à une armée de fantômes : l'ennemi s'est retiré dans la direction de Drissa ; Napoléon lance après lui Murat et sa cavalerie, puis il revient à Vilna prendre possession du palais qu'Alexandre a quitté la veille.
Napoléon s'y arrête pour mettre au courant son travail arriéré. Quant à son armée, elle continuera de marcher en avant sous les ordres de ses capitaines ; puisque l'armée russe existe, c'est à eux de la joindre. Nos convois, nos fourgons, nos ambulances, ne sont pas encore arrivés ; n'importe, ce qu'il faut, avant tout, c'est une bataille, car une bataille c'est une victoire, et Napoléon pousse quatre cent mille hommes dans un pays qui n'a pas pu nourrir Charles XII ni ses vingt mille Suédois.
Aussi, les nouvelles les plus désastreuses lui arrivent-elles de tous côtés : l'armée, qui manque de vivres, ne peut subsister que par le pillage, encore le pillage est-il insuffisant. Alors, quoique dans un pays ami, on menace, on frappe et on brûle ; c'est par accident sans doute que ce dernier malheur arrive, mais des villages tout entiers sont victimes de ces accidents. Et, malgré tout cela, l'armée souffre déjà, le découragement s'y met ; on parle de jeunes conscrits, moins accoutumés aux privations que leurs vieux camarades, qui, voyant se dérouler devant eux de longs jours de souffrance pareils à ceux qu'ils viennent de passer, se sont appuyé le front sur leur fusil, et se sont fait sauter la cervelle au milieu des chemins. Enfin, on dit que sur la route on ne voit que caissons abandonnés, que fourgons ouverts et pillés comme s'ils avaient été pris par l'ennemi, car plus de dix mille chevaux sont morts, tués par les seigles verts qu'ils ont mangés.
Napoléon écoute tous ces rapports en feignant de n'y pas croire. A quelque heure qu'on entre chez lui, on le trouve couché sur d'immenses cartes, essayant de deviner la route que l'armée russe va suivre ; à défaut de nouvelles positives, son génie l'illumine et il croit avoir pénétré le plan d'Alexandre. La patience du czar tient à ce que les Français n'ont point encore foulé le sol de la vielle Russie, et ne marchent que sur des conquêtes modernes ; mais, sans doute, il réunira tous ses efforts pour défendre la Moscovie. Or, la Moscovie ne commence qu'à quatre-vingts lieues plus loin que Vilna. Ce sont deux grands fleuves qui tracent ses limites : l'un est le Borysthène, l'autre est la Dvina ; l'un prend sa source au-dessus de Viasma, et l'autre près de Toropez ; tous deux coulent sur un espace de soixante lieues à peu près de l'est à l'ouest, dans une ligne parallèle, aux deux côtés de cette grande chaîne de montagnes dont ils baignent les deux versants qui, s'étendant des monts Krapaks aux monts Ouraliens, forment l'épine dorsale de la Russie. Tout à coup à Polotsk et à Orcha, ils s'écartent brusquement l'un à droite et l'autre à gauche, la Dvina pour aller se jeter à Riga dans la Baltique, le Borysthène pour aller se jeter à Kherson dans la mer Noire ; mais, avant de se séparer ainsi, ils se resserrent une dernière fois, enfermant entre eux Smolensk et Vitepsk, ces deux clefs de Saint-Pétersbourg et de Moscou.
Il n'y a plus à en douter, c'est là qu'Alexandre attendra Napoléon.
Dès lors, tout est expliqué à l'empereur : Barclay de Tolly se retire par Drissa sur Vitepsk, et Bagration par Borisov sur Smolensk ; là, ils vont se réunir pour fermer à la France l'entrée de la Russie.
Aussitôt les ordres sont donnés en conséquence : Davoust s'emparera du Borysthène, et, avec le roi de Westphalie qui vient d'être mis sous ses ordres, essayera de gagner du chemin sur Bagration, en arrivant à Minsk avant lui. Oudinot et Ney poursuivent Barclay de Tolly ; et lui, Napoléon, avec son armée d'élite, avec l'armée d'Italie, l'armée bavaroise, la garde impériale, les Polonais, cent cinquante mille hommes enfin, passera entre les deux corps, et fera une pointe rapide, prêt à se réunir, ou à Davoust ou à Murat, soit qu'ils aient besoin de secours pour ne pas être vaincus, soit qu'ils aient besoin d'aide pour achever de vaincre.
Une querelle de préséance entre Davoust et le roi de Westphalie laisse une issue à Bagration ; Davoust ne l'en rejoint pas moins à Mohilev, mais ce qui devait être une bataille n'est qu'un combat ; cependant le but est en partie atteint. Bagration est détourné de sa route, et il est forcé de faire un grand détour pour gagner Smolensk.
A l'aile gauche, même chose arrive à Murat, il est enfin parvenu à joindre Barclay de Tolly, et chaque jour il y a quelque affaire entre l'arrière-garde russe et l'avant-garde française : c'est Subervic et sa cavalerie légère qui sabrent les Russes sur la Visna, et leur font deux cents prisonniers ; c'est Montbrun et son artillerie mitraillant la division du général Korf, qui essaye en vain de couper un pont derrière elle ; c'est Sébastiani qui arrive de Vidzi, d'où l'empereur Alexandre est parti seulement la veille.
Barclay de Tolly prend alors la résolution d'attendre les Français dans le camp retranché de Drissa, où il espère que le rejoindra Bagration ; mais, au bout de trois ou quatre jours, il apprend l'échec du Prince russe et la pointe faite par Napoléon. S'il ne se hâte, les Français seront avant lui à Vitepsk ; aussi, l'ordre du départ est donné, et l'armée russe, après cette halte d'un moment, se remet de nouveau en retraite.
Quant à Napoléon, il est parti de Vilna le 16, le 17 il est à Swentrioni, le 18 à Klupokoé. C'est là qu'il apprend que Barclay a abandonné son camp de Drissa ; il le croyait déjà à Vitepsk ; peut-être lui reste-t-il le temps d'y arriver avant lui. Il part aussitôt pour Kamen. Six jours s'écoulent en marches forcées sans qu'on rencontre un seul ennemi. L'armée s'avance en écoutant, afin de se porter où le bruit l'appellera. Enfin, le 24, le canon gronde vers Bezenkowiczi : c'est Eugène qui est aux prises sur la Dvina avec l'arrière-garde de Barclay. Napoléon se précipite du côté du feu ; Mais le feu s'éteint avant qu'il ne joigne les combattants, et lorsqu'il arrive, il trouve Eugène occupé à rétablir le pont que Doctoroff a brûlé en se retirant. Il le traverse aussitôt qu'il est praticable, non point qu'il ait hâte de s'emparer de ce fleuve, sa nouvelle conquête, mais afin de voir par lui-même où en est l'armée russe dans sa marche. A la direction de l'arrière-garde ennemie, aux réponses de quelques prisonniers, il juge que Barclay doit être à cette heure à Vitepsk. Ainsi il ne s'est pas trompé sur le plan de son ennemi ; c'est là que Barclay va l'attendre.
Napoléon est arrivé au but où il a donné rendez-vous à ses troupes il y a un mois. En se retournant, par trois points opposés, il voit poindre trois colonnes parties du Niémen à des époques et par des chemins différents. Tous ces corps, à cent lieues de distance, se trouvent au rendez-vous donné, non pas seulement au jour dit, mais presque à la même heure. C'est un miracle de stratégie.
Tous ces corps arrivent ensemble à Bezenkowiczi et dans les environs ; infanterie, cavalerie, artillerie, se pressent, se heurtent, se croisent, s'entrechoquent, se repoussent tumultueusement. Les uns cherchent des vivres, ceux-ci des fourrages, ceux-là des logements ; les rues sont encombrées d'officiers d'ordonnance et d'aides de camp qui ne peuvent courir parmi les soldats, tant la différence des rangs commence à disparaître, tant cette marche en avant ressemble déjà à une retraite. Pendant six heures, deux cent mille hommes ont la prétention de se loger dans un village de cinq cents maisons.
Enfin, vers les dix heures du soir, les ordres de Napoléon vont chercher tous les chefs perdus dans cette multitude, dont les deux tiers n'ont ni bu ni mangé depuis douze heures, et qui semble prête à en venir aux mains. Les chefs montent à cheval et partent au nom de l'empereur, seul nom qui soit écouté. En quelques instants et comme par magie, toutes ces masses confondues se démêlent : chacun retourne à son arme et se presse autour de son drapeau ; de longues files s'établissent et sortent de cette masse, comme des ruisseaux qui sortiraient d'un lac, et s'avancent musique en tête. Le flot s'écoule vers Ostrowno, et au plus effroyable tumulte succède, dans Bezenkowiczi, le plus sombre silence. C'est que chacun, d'après la fermeté des ordres reçus et la rapidité avec laquelle ils ont été transmis, est convaincu qu'il y aura bataille le lendemain, et une pareille conviction éveille toujours dans une armée des préoccupations solennelles.
Lorsque le jour se lève, l'armée se trouve échelonnée sur une large route garnie de bouleaux. Murat marche à l'avant-garde avec sa cavalerie. Il a sous ses ordres Dumont du Cotlosquet et Carignan ; ils sont éclairés par le 8ème de hussards, qui se croit lui-même précédé sur ses flancs par deux régiments de la division à laquelle il appartient, et qui s'avance plein de sécurité vers Ostrowno, ignorant que des accidents de terrain ont entravé la marche des régiments et qu'au lieu de les suivre, il les précède. Tout à coup, la tête de la colonne française, en arrivant aux deux tiers d'une colline, aperçoit à son sommet une ligne de cavalerie rangée en bataille, et la prend pour les deux régiments d'éclaireurs. Le général Piré reçoit l'ordre de charger ; mais il ne peut croire que ce qu'il voit devant lui soit l'ennemi ; il envoie un officier reconnaître cette troupe et continue de s'avancer. L'officier part au galop ; mais à peine est-il arrivé sur le sommet qu'il est entouré et fait prisonnier. En même temps, six pièces de canon tonnent à la fois et emportent des rangs entiers. Ce n'est point l'heure de faire de la stratégie : le cri en avant ! retentit ; le 8ème de hussards et le 16ème de chasseurs s'élancent, et, du premier bond, avant qu'on ait eu le temps de les recharger une seconde fois, tombent sur les pièces, s'en emparent, culbutent le régiment qui leur est opposé, trouent la ligne de part en part et se trouvent sur les derrières des Russes. Ne voyant plus rien devant eux ils se retournent et voient le régiment ennemi, qu'ils ont laissé à droite, stupéfait de cette impétuosité. Aussitôt ils reviennent sur lui, au moment où il exécute son quart de conversion, et l'anéantissent ; puis ils se retournent, et aperçoivent le régiment de gauche qui se met en retraite, le poursuivent, l'atteignent, le dispersent et le chassent jusque dans les bois qui enveloppent comme une ceinture la ville d'Ostrowno. En ce moment Murat arrive sur la colline avec tout ce qu'il a pu ramasser d'hommes ; il réunit ce renfort à l'avant-garde et pousse le tout sur le bois car il croit n'avoir affaire qu'à une arrière-garde : mais la résistance commence. Selon toutes les probabilités, l'armée russe est à Ostrowno. Murat jette un coup d'oeil sur la position et reconnaît qu'en effet elle est excellente ; lui-même est, à cette heure, plus engagé qu'il ne voudrait ; mais Murat est de ceux qui ne reculent jamais : il ordonne à ses deux têtes de colonne, composées des divisions Bruyère et Saint-Germain, de se maintenir sur le champ de bataille qu'elles ont conquis. Cette mesure prise, il se met à la tête de la cavalerie légère, et attend l'ennemi, qui débouche bientôt à son tour ; tout ce qui paraît hors du bois est à l'instant même assailli : les Russes venaient pour attaquer, ils sont forcés de se défendre. La cavalerie est poignardée par les longues lances des Polonais, l'infanterie est sabrée par les hussards et les chasseurs.
Mais ces bois sont, pour les Russes, ce que la terre est pour Antée : à peine y sont-ils rentrés, qu'ils en ressortent plus nombreux. A force de frapper, les lances sont rompues et les sabres émoussés ; l'infanterie a tant tiré qu'elle n'a plus de cartouches. En ce moment apparaît sur la colline la division Delzons, qui arrive au pas de charge, impatiente de combattre à son tour. Murat, qui l'aperçoit, hâte encore son arrivée et la jette sur la droite de l'ennemi. A la vue de ce renfort l'ennemi s'inquiète ; Murat ordonne une dernière attaque ; cette fois rien ne résiste plus, les Russes sont en retraite, l'armée française aborde les bois qui ont cessé de vomir la flamme, les traverse, et, en arrivant sur la lisière, voit l'arrière-garde russe qui disparaît dans une autre ceinture de forêts.
En ce moment, Eugène accourt, amenant un nouveau renfort ; mais il est trop tard pour se hasarder dans ces défilés inconnus ; la nuit tombe, on attendra au lendemain. Murat et Eugène indiquent à chacun ses positions, mettent en batterie, sur une hauteur, tout ce qu'ils ont d'artillerie, et reviennent se coucher tout habillés sous la même tente.
Ils se lèvent avant le jour. Les Russes, de leur côté, sont en position ; mais ce n'est plus à une simple arrière-garde que Murat et Eugène ont affaire, c'est à un corps d'armée tout entier. Palhen et Konownitzin ont rejoint Ostermann. N'importe ! eux-mêmes ne sont-ils pas l'avant-garde de la grande armée, et ne doivent-ils pas être rejoints par Napoléon !
A cinq heures au matin, les Français sont debout. Murat dispose son attaque, et déjà la gauche marche aux Russes, que la droite reçoit encore ses instructions. Tout à coup Murat entend de grandes clameurs ; c'est le hourra de dix mille Russes qui n'attendent pas notre attaque, et qui, sortant du bois par masses profondes, heurtent et repoussent deux fois notre cavalerie et notre infanterie. Il y a trop longtemps que ces braves reculent ; l'ordre leur est donné d'aller en avant, et ils en profitent.
Murat les voit s'avancer sur notre artillerie, qui commence à s'inquiéter en voyant qu'elle tire vainement et que les sillons qu'elle trace sur ces colonnes épaisses se referment aussitôt. Le 84ème régiment et un bataillon de Croates tiennent cependant encore devant ces masses et ne reculent que pas à pas, mais à mesure qu'ils reculent, on voit dans l'espace, à chaque instant plus étroit, qu'ils laissent s'entasser leurs morts, tandis que, derrière eux s'éparpillent les blessés qu'on emporte et quelques fuyards qui gagnent déjà du terrain : ou ils vont être heurtés et anéantis, ou ils vont se débander et laisser nos canons sans autre protection que leurs artilleurs. A cette vue, la droite qui n'a pas donné se trouble, les signes précurseurs de la confusion éclatent : il n'y a pas un instant à perdre : car, dans les étroits défilés, toute retraite serait une déroute.
Murat donne ses ordres avec la promptitude et la fermeté qu'exige une pareille situation. La droite, au lieu d'attendre qu'on l'attaque, attaquera. C'est le général Piré qui est chargé de ce mouvement.
Le général d'Anthouard courra à ses canonniers et les maintiendra à leur poste : c'est leur devoir de se faire sabrer sur leurs pièces.
Le général Girardin ralliera le 106ème régiment qui est en pleine retraite, et le ramènera contre l'aile droite russe qui continue de s'avancer, tandis que Murat la fera attaquer en flanc par un régiment de lanciers polonais.
Chacun se rend à son poste avec la rapidité de l'éclair. Murat s'élance à la tête des Polonais pour les haranguer ; le régiment, qui croit que le roi se met à sa tête, pousse à son tour de grands cris. abaisse ses lances et se précipite. Murat n'a voulu que les haranguer ; il faut qu'il les guide : les lances le pressent par derrière ; elles tiennent toute la largeur du terrain : il ne peut ni s'arrêter, ni se jeter de côté ; il prend son parti en brave, tire son sabre, crie en avant, charge le premier comme un simple capitaine, et disparaît avec tout son régiment dans les rangs ennemis qu'il traverse de part en part, et dans lesquels cette immense trouée jette le désordre.
De l'autre coté, il retrouve Girardin et son régiment ; du haut de la colline, il voit le feu de son artillerie qui redouble, tandis qu'une fusillade bien nourrie sur l'extrême droite lui apprend que le général Piré soutient sa belle réputation.
Alors la lutte se rétablit et dure avec un égal avantage pendant deux heures. Puis les Russes plient et commencent à abandonner le terrain, mais pas à pas et en hommes qui cèdent à des ordres plutôt qu'en vaincus qui se retirent ; enfin, ils rentrent lentement dans leurs bois où ils disparaissent, et les Français se retrouvent dans la plaine. Murat et Eugène hésitent à les poursuivre au milieu de ces épaisses forêts. En ce moment l'empereur débouche, met son cheval au galop, arrive sur la colline qui domine le champ de bataille, et là, au milieu de l'artillerie, s'arrête, immobile et pareil à une statue équestre. Murat et Eugène sont bientôt à côté de lui. Ils lui racontent ce qui s'est passé et la cause qui les a retenus.
- Percez ces bois, dit Napoléon, ce n'est qu'un rideau, et les Russes ne tiendront pas.
Bientôt on entend la musique des régiments qui arrivent. Sûrs d'être soutenus, Murat et Eugène se remettent à la tête de leurs soldats et abordent résolument le bois qu'ils trouvent solitaire et sombre, comme la forêt enchantée du Tasse.
Au bout d'une heure, un aide de camp vient annoncer à Napoléon que l'avant-garde a traversé la forêt, et que, de la position qu'elle a prise on voit Vitepsk.
- C'est là qu'ils nous attendent, dit Napoléon. Je ne m'étais pas trompé.
Alors il donne ordre que toute l'armée le suive ; puis, mettant son cheval au galop, il traverse à son tour le bois, et rejoint Murat et Eugène. Ses lieutenants ont dit vrai, Vitepsk est devant ses yeux, s'élevant en amphithéâtre sur sa double colline.
Mais la journée est déjà trop avancée pour rien entreprendre ; il faut le temps de se reconnaître, d'étudier le pays et d'arrêter un plan ; d'ailleurs le reste de l'armée est encore engagé dans les défilés d'où Napoléon est sorti lui-même il y a à peine trois heures. Il ordonne qu'on dresse sa tente sur une hauteur à gauche de la grande route, fait déployer ses cartes et se couche dessus.
La nuit arrive ; les feux s'allument ; il n'y a plus à en douter à leur étendue et à leur nombre, on a rejoint l'armée russe, elle est en présence, elle attend.
D'heure en heure, Napoléon s'éveille et demande si les Russes sont toujours à leur poste. On lui répond que oui. Sept fois, dans cette nuit, il fait venir Berthier ; la dernière fois, il le reconduit lui-même jusqu'à la porte de sa tente, s'assure par ses propres yeux qu'on ne l'a pas trompé, puis enfin s'endort un peu plus tranquille en donnant l'ordre qu'on le réveille au point du jour.
Mais cet ordre est inutile ; c'est lui-même qui, à trois heures du matin, appelle ses aides de camp et demande un cheval. Comme il y en avait toujours un de prêt, on le lui amène. Il saute dessus et, accompagné de quelques officiers supérieurs seulement il parcourt toute la ligne. Russes et Français sont à leur poste, et, quand le jour se lève, Napoléon voit avec joie toute l'armée ennemie sur les terrasses qui dominent les avenues de Vitepsk. A trois cents pieds au-dessous d'elle, coule la Luczissa, rivière torrentueuse qui descend de la montagne et va se jeter dans la Dvina. En avant de l'armée et comme postes avancés, s'échelonnent dix mille hommes de cavalerie, appuyant leur droite à la Dvina et leur gauche à un bois garni d'infanterie et hérissé de canons. Tout indique, comme on le voit, une ferme volonté de combattre.
Napoléon a embrassé d'un coup d'oeil toute la ligne ennemie, et sa crainte a disparu. Si les Russes ne sont pas disposés à nous attaquer, ils paraissent au moins décidés à se défendre. En ce moment, le vice-roi rejoint Napoléon, qui lui donne ses ordres, et gagne aussitôt un monticule isolé, à gauche de la grande route, d'où, placé sur le côté du champ de bataille, il pourra dominer les deux armées.
En un instant, les ordres donnés sont transmis. La division Broussier, suivie du 18ème régiment d'infanterie légère et de la brigade de cavalerie du général Piré, tourne par la droite, traverse la route et va réparer un petit pont que l'ennemi a détruit, et qui lui donnera passage de l'autre côté d'un ravin qui s'étend devant notre front, comme la Luczissa sur celui des Russes. Au bout d'une heure, le pont est rétabli, sans que l'ennemi manifeste la moindre opposition.
Les premiers qui passent le ravin sont deux cents voltigeurs du 9ème régiment de ligne, commandés par les capitaines Gayard et Savary ; ils viennent aussitôt se jeter à gauche, où ils doivent former l'extrémité de notre aile, qui sera appuyée comme celle des Russes à la Dvina. Ils sont suivis du 16ème de chasseurs à cheval, conduit par Murat, et derrière lequel marchent quelques pièces d'artillerie légère. La division Delzons s'avance à son tour et commence à passer, lorsque tout à coup, soit qu'il se laisse emporter par son ardeur habituelle, soit qu'il interprète mal un ordre reçu, Murat se met à la tête du 16ème de chasseurs et le lance sur les masses de cavalerie russe qui jusque-là, nous ont regardé défiler, immobiles, effet comme s'il s'agissait d'une parade.
On voit alors, avec un étonnement mêlé d'effroi, six cents hommes s'avancer pour en charger dix mille mais, avant qu'ils soient arrivés, les accidents du terrain défoncé par les pluies d'hiver ont déjà rompu leurs lignes, de sorte qu'au premier mouvement des lanciers russes, sentant que toute résistance est impossible, ils tournent le dos et prennent la fuite ; mais les ravins qui ont nui à l'attaque s'opposent bien plus malencontreusement encore à la retraite. Poursuivis la pique dans les reins, les chasseurs sont atteints et culbutés dans les bas-fonds, et ne se rallient que sous le feu du 53ème régiment. Murat seul, avec une soixantaine d'officiers et de cavaliers, a tenu bon, et, toujours sabrant, a été dépassé par les cavaliers ennemis auxquels il est tellement mêlé, que c'est lui qui semble les poursuivre. Deux fois dans cette échauffourée son piqueur lui sauve la vie, une fois en tuant d'un coup de pistolet un soldat qui va le percer de sa lance, et l'autre fois en abattant le poignet d'un cavalier qui a déjà le sabre levé sur lui. Tout à coup les lanciers russes aperçoivent sur la colline où il s'est placé, entouré seulement par quelques chasseurs de la garde, l'empereur, dont ils ne sont plus qu'à quelques centaines de pas : ils piquent droit à lui ; toute l'armée s'épouvante, les deux cents voltigeurs reviennent au pas de course ; Murat et ses quelques braves les traversent avec la rapidité d'une flèche, les dépassent et viennent se ranger au pied du monticule ; les chasseurs mettent pied à terre, et, la carabine à la main, entourent Napoléon ; Murat lui même s'empare d'un fusil et fait le coup de feu. Cette résistance à laquelle les lanciers ne s'attendent pas les arrête ; la fusillade redouble ; la division Delzons arrive au pas de course ; ce sont à leur tour les quinze ou dix-huit cents lanciers qui vont se trouver hasardeusement engagés ; ils font volte-face et repartent au galop ; mais, à moitié du chemin, ils rencontrent les deux cents voltigeurs français, qui maintenant se trouvent seuls entre les deux armées : ils payeront pour tous.
Un instant chacun crut ces deux cents braves perdus, quand tout à coup, au centre de ce cercle qui les enveloppe et les dérobe presque aux yeux, on entend une fusillade bien nourrie, dont en même temps on voit les ravages, c'est que, seuls, ces quelques braves n'avaient point désespéré d'eux-mêmes. Par une manoeuvre rapide, les deux capitaines les forment en un bataillon carré, dont les quatre faces présentent le fer et vomissent la mort ; de leur côté, les lanciers s'acharnent après eux ; cependant le bataillon meurtrier recule tout en combattant, et gagne un terrain entrecoupé de ravins et de broussailles. Les lanciers, les enveloppant toujours, les poursuivent, les pressent ; mais tout le chemin qu'ils ont déjà parcouru se couvre de morts et de blessés et plus de deux cents chevaux sans cavaliers s'éparpillent dans la Plaine. Les Russes s'entêtent ; ils s'embarrassent dans les broussailles, buttent dans les ravins ; la fusillade continue sans interruption et avec une régularité qui indique que le bataillon carré reste toujours intact ; enfin, les lanciers se rebutent de cette lutte où tous les dangers sont pour eux, tournent le dos à leur tour et rejoignent les autres régiments qui sont restés, comme nous, immobiles spectateurs de cet étrange tournoi ; une dernière décharge les poursuit, et notre armée tout entière pousse un grand cri de joie en voyant cette poignée d'hommes délivrée, par son propre courage, d'une façon si étrange et si miraculeuse.
Napoléon, qui a oublié le danger momentané qu'il a couru pour prendre sa part du spectacle guerrier, envoie un aide de camp demander à ces deux cents braves de quel corps ils sont ; l'aide de camp rapporte cette réponse :
- Du 9ème, sire, et tous enfants de Paris.
- Retourne leur dire que ce sont de braves gens, qu'ils méritent tous la croix d'honneur, et qu'ils auront dix décorations qu'ils distribueront eux mêmes entre eux.
Ce message est accueilli par les cris de vive l'empereur !
Mais tout ce qui s'est passé jusque là n'a été qu'un jeu, et la vraie bataille commence ; la division Broussier se forme en carrés doubles par régiment, et, protégée par son artillerie, marche droit à l'ennemi tandis que l'armée d'Italie, les trois divisions du comte Lobau et la cavalerie de Murat attaquent la grande route et les bois auxquels les Russes appuient leur gauche. En deux heures, toutes les positions avancées sont en notre pouvoir, et l'ennemi s'est retiré derrière la Luczissa ; tout le monde a suivi l'exemple des deux cents voltigeurs, et a fait de son mieux ; Murat surtout, qui a un échec à réparer, a fait des merveilles.
Il n'était que midi, il restait donc assez de temps pour renouer la bataille ; mais sans doute Napoléon prévoit que les Russes, effrayés par ce premier échec, nous amusent avec une arrière-garde, et se mettent de nouveau en retraite ; il veut avoir l'air d'hésiter pour être moins craint. En conséquence, il ordonne de cesser l'attaque, parcourt paisiblement toute la ligne, invite chacun à se préparer au combat pour le lendemain, et va déjeuner sur un monticule au milieu des tirailleurs, où une balle vient blesser un soldat à trois pas de lui.
Pendant la journée, les différents corps d'armée se rejoignent et arrivent successivement.
Le soir, Napoléon quitte Murat en lui disant :
- A demain, cinq heures du matin, le soleil d'Austerlitz.
Murat secoua la tête en signe de doute, et alla planter sa tente sur les bords de la Luczissa, à une demi-portée de fusil des avant-postes ennemis.
Napoléon ne s'était pas trompé : Barclay de Tolly avait l'intention de tenir et de défendre l'entrée de Smolensk, où il avait donné rendez-vous à Bagration, et où d'un moment à l'autre Bagration devait le rejoindre, mais, à onze heures de la nuit, le général russe apprend que Bagration a été battu à Mohilev, rejeté derrière le Borysthène ; de sorte que, toutes les communications étant coupées, il est forcé de regagner Smolensk, où il attendra les ordres du général en chef.
A minuit, Barclay de Tolly ordonne la retraite, qui se fait avec un tel ordre et dans un si grand silence, que Murat lui-même n'entend pas le moindre mouvement ; en effet, comme les feux disposés pour la nuit sont restés allumés, toute l'armée croit encore à la présence des Russes. Au point du jour, Napoléon s'éveille et s'avance sur le seuil de sa tente ; tout est silencieux et désert là où il y avait la veille soixante-dix mille hommes : les Russes lui ont encore une fois glissé entre les mains.
Napoléon ne peut croire à leur retraite, tant il a désiré leur présence : il ordonne que l'armée ne s'avance que précédée d'une forte avant-garde et avec des éclaireurs sur ses ailes, tant il craint quelque surprise ; mais bientôt il est forcé de se rendre à la réalité ; il est au milieu même du camp de Barclay, et un soldat qu'on surprend endormi sous un buisson est tout ce qui reste de l'armée russe.
Deux heures après, on entre dans Vitepsk : Vitepsk est déserte ; à l'exception de quelques juifs, on n'y rencontre aucun habitant. Napoléon, qui ne peut croire à cette éternelle retraite, fait dresser sa tente dans la cour du château, pour bien indiquer qu'il ne fait qu'une halte. Deux reconnaissances sont ordonnées, l'une qui remonte le cours de la Dvina, l'autre qui fouille le chemin de Smolensk : l'une et l'autre reviennent sans avoir vu autre chose que quelques Cosaques vagabonds qui se sont dispersés à leur approche ; mais, des soixante dix mille hommes qu'on avait la veille devant les yeux, aucune trace, ils se sont évanouis comme des fantômes.
A Vitepsk les nouvelles les plus désastreuses viennent assaillir Napoléon d'après les rapports de Berthier, le sixième de l'armée est attaqué de la dysenterie ; Belliard, interpellé, répond que six jours encore d'une pareille marche, il n'y aura plus de cavalerie. Alors Napoléon, des fenêtres du château, jette les yeux sur la position de la ville, qu'il voit si admirablement défendue par la nature que l'art n'a presque rien à faire pour elle. Aussitôt les idées se succèdent dans sa tête ; on est à six cents lieues de la France, la Lithuanie est conquise, il faut l'organiser ; on est vainqueur non pas des hommes, c'est vrai, mais on est vainqueur des lieux ; il est donc permis de s'arrêter et d'attendre là l'hiver précoce et terrible de la Russie. Vitepsk sera une excellente tête de cantonnement ; le cours de la Dvina et du Borysthène marqueront la ligne française ; l'artillerie de siège marchera sur Riga ; l'aile gauche de l'armée s'appuiera à cette dernière position ; Vitepsk, à qui la nature a donné des bois, et à laquelle lui, Napoléon, donnera des murailles, servira de camp retranché au centre ; l'aile droite s'étendra jusqu'à Bo-Bruisk dont on s'emparera : des blockhaus seront construits sur toute la ligne.
Ainsi campée, rien ne manquera à la grande armée ; outre les magasins de Dantzick, de Vilna et de Minsk, on mettra à contribution la Courlande et la Samogitie ; trente-six fours immenses seront construits, qui pourront donner à la fois trente mille livres de pain. Voilà pour les besoins matériels.
Des masures gâtent la place du palais, elles seront abattues, et les débris enlevés ; la ville est déserte ; on invitera à y venir passer l'hiver les plus riches seigneurs, et les femmes les plus élégantes de Vilna et de Varsovie ; on bâtira une salle de spectacle, et, pour en faire l'inauguration, Talma et mademoiselle viendront à Vitepsk comme ils sont venus à Dresde. Voilà pour le luxe.
Ce plan qu'une demi-heure a suffi pour mûrir, une fois arrêté dans son esprit, Napoléon détache son épée, la jette sur une table : puis, s'adressant au roi de Naples qui vient d'entrer :
- Murat, lui dit-il, la première campagne de Russie est finie : plantons ici nos aigles, je veux m'y reconnaître et m'y rallier ; deux grands fleuves marquent notre position ; formons le bataillon carré, des canons aux angles et à l'intérieur, que les feux se croisent partout : 1813 nous verra à Moscou, 1814 à Saint-Pétersbourg ; la guerre de Russie est une guerre de trois ans.
C'était le bon génie de Napoléon qui parlait ainsi en ce moment, mais le démon de la guerre ne devait pas tarder à reprendre son empire ; au bout de quinze jours, tous ces grands projets étaient évanouis ; et, comme un athlète fatigué qui a repris haleine, quinze jours après il continuait sa course. Le 18 août, Smolensk tombait en notre pouvoir ; le 16 septembre, Moscou était en flammes, et le 13 décembre, Napoléon fugitif repassait nuitamment le Niémen, seul et poursuivi par le spectre de la grande armée.
Pèlerin pieux de notre gloire comme de nos revers depuis Vilna, j'avais suivi à cheval la même route que Napoléon avait faite douze ans auparavant, recueillant toutes les traditions que les bons Lithuaniens avaient conservées de son passage. J'aurais bien encore voulu, voir Smolensk et Moscou, cette nouvelle Pultawa ; mais cette route me forçait à faire deux cents lieues de plus, et cela m'était impossible. Après être resté un jour à Vitepsk, et avoir visité le château où avait séjourné quinze jours Napoléon, je fis venir des chevaux et une de ces petites voitures dont se servent les courriers russes, et qu'on appelle des pérékladnoï, parce qu'on en change à chaque poste. J'y jetai mon portemanteau, et j'eus bientôt laissé derrière moi Vitepsk, emporté par mes trois chevaux, dont l'un, celui du milieu, trottait la tête haute, tandis que ceux de droite, et de gauche galopaient, hennissant et la tête basse, comme s'ils eussent voulu dévorer la terre.
Au reste, je ne faisais que quitter un souvenir pour un autre. Cette fois, je suivais la route que Catherine avait prise dans son voyage en Tauride.

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