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Chapitre XXIV
De Pilate à Hérode

Il y eut, dans toute cette multitude témoin du triple miracle, un moment de profonde terreur ; puis la haine l'emporta, et, les cris ayant redoublé, Pilate fit signe à Jésus de s'approcher.
Jésus obéit.
Pilate le regarda pendant quelques secondes avec une grande curiosité. C'était la première fois qu'il voyait cet homme dont tant de fois il avait entendu parler et dont sa femme même l'avait entretenu une partie de la nuit. Jésus attendait patiemment qu'il l'interrogeât.
- Es-tu véritablement le roi des Juifs ? lui demanda Pilate.
A cette question inattendue, Jésus releva la tête : elle s'écartait complètement de celles qui lui avaient été faites jusque-là.
Aussi, avec sa douceur habituelle :
- Dites-vous cela de vous-même, demanda-t-il au préteur ou parlez-vous d'après d'autres qui vous ont dit cela de moi ?
- Je parle d'après d'autres, répondit Pilate ; tu sais bien que je ne suis pas Juif... Ceux de ta nation et les princes des prêtres te livrent entre mes mains, afin que je te juge : réponds donc à mes questions.
Jésus secoua la tête avec mélancolie.
- Mon royaume n'est pas de ce monde, dit-il ; si mon royaume était de ce monde, mes disciples eussent combattu pour m'empêcher de tomber aux mains des Juifs, tandis que, au contraire, je leur ai défendu de résister.
Pilate réfléchit un instant ; la réponse était péremptoire : elle niait toute prétention au pouvoir temporel ; c'était une renonciation à la royauté du monde, non seulement dans le présent, mais encore dans l'avenir.
- Bien, dit Pilate, je comprends, tu es chef de secte. Maintenant, quelle secte as-tu fondée, ou à quelle secte appartiens-tu ? Ce n'est pas celle des pharisiens, puisque tu les attaquais publiquement, et que tous les jours, tu prêchais contre eux.
- Préteur, dit Jésus, ce n'est pas parce que j'ai attaqué publiquement les pharisiens, et que, tous les jours, je prêchais contre eux, que je ne suis point des leurs ; c'est parce que les pharisiens placent la morale dans les actes extérieurs de l'homme, et non pas dans sa conscience intime ; c'est parce qu'ils croient avoir atteint la perfection suprême en s'attachant strictement, non pas à l'esprit, mais à la lettre de la loi. Ils se sont scandalisés de me voir assis à la table des publicains, ayant autour de moi des gens de mauvaise renommée ; mais moi, je leur ai répondu : « Ce sont les malades qui ont besoin de médecin, et non pas ceux qui sont en bonne santé ; ce ne sont donc point les justes, ce sont les pécheurs que je suis venu appeler à la pénitence. » Les pharisiens suivent la loi de Moïse, qui recommande la vengeance, et réclame oeil pour oeil, dent pour dent, tandis que, moi, j'ai dit : « Si l'on vous frappe sur une joue, mes frères, tendez l'autre joue ! » Les pharisiens gardent la rancune, et vengent l'affront ; tandis que, moi, j'ordonne à mes disciples d'aimer leurs ennemis, de bénir ceux qui les maudissent et de rendre le bien à ceux qui leur ont fait le mal. Les pharisiens font l'aumône à son de trompe et se montrent constamment avec un visage pâli par le jeûne ; et, moi, au contraire, je ne veux pas que la main gauche sache ce que fait la main droite ; et moi, au contraire, je réprouve les abstinences pratiquées par ostentation... Vous voyez bien que je ne suis pas pharisien !
- Mais, alors, demanda Pilate, tu es donc saducéen ?
Jésus secoua de nouveau la tête.
- Les saducéens, dit-il, croient que l'âme périt avec le corps, et appliquent la doctrine de l'immortalité et de la résurrection, non pas aux âmes, mais aux races ; ils nient la puissance supérieure et l'inspiration surhumaine ; ils affirment que le bien comme le mal dépend de nous seuls, et n'admettent pas que Dieu se préoccupe de nos actions ; – tandis que, moi, je dis, au contraire, que l'âme est immortelle ; tandis, que, moi, je prêche la résurrection des corps ; tandis que, moi, je prie et j'adore Dieu comme le grand régulateur des actions humaines ; tandis que, moi, je crois au péché originel, que je suis descendu combattre ; tandis que moi, je montre le Seigneur jugeant les vivants et les morts à la fin des siècles... Vous voyez bien que je ne suis pas saducéen !
Pilate écoutait avec une profonde attention ce que disait Jésus, et plus il parlait, plus il trouvait dans ses paroles un sujet d'éloge au lieu d'y trouver un sujet de blâme.
- Ah ! dit-il, je comprends, tu es essénien.
Jésus secoua encore la tête.
- Les esséniens, dit-il, ont rejeté le mariage parce que la femme leur paraît d'une trop inconstante nature ; les esséniens regardent la fatalité comme le seul pouvoir qui plane sur le monde ; les esséniens exigent un noviciat de trois ans, et vous font subir l'initiation avant de vous admettre dans leur communauté ; – moi, au contraire, j'ai prêché le mariage en disant que l'époux et l'épouse étaient une même chair ; moi, au contraire, j'ai fait une prière dont les premiers mots sont : « Notre Père qui êtes aux cieux !... » Moi, au contraire, enfin, j'appelle tout le monde à mon banquet fraternel, et, en envoyant mes disciples propager ma doctrine sur la face du globe, je leur ai dit :
« Allez ! enseignez les nations sans faire de préférence entre elles ; vous portez dans le creux de la main un océan de vérité, laissez-le déborder sur la terre... » Vous voyez bien que je ne suis pas essénien ?
- Mais qu'es-tu donc, alors ? demanda Pilate.
- Je suis le Messie, répondit Jésus, envoyé ici-bas pour y répandre la vérité.
- La vérité, dit Pilate en riant ; oh ! Jésus, tâche de m'expliquer ce que c'est que la vérité !
- La vérité, c'est à l'intelligence ce que la lumière est au monde matériel.
- Il n'y a donc pas de vérité sur la terre, dit Pilate que tu es forcé de nous l'apporter du ciel ?
- Si fait ! reprit Jésus ; seulement, ceux qui disent la vérité sur la terre sont jugés par ceux qui ont le pouvoir sur la terre.. Et la preuve, c'est que je suis amené près de toi par les Juifs, et condamné par eux à mort pour avoir dit la vérité.
Pilate se leva, fit dans la galerie deux ou trois tours en long et en large, regardant, chaque fois, Jésus avec un étonnement qui ressemblait presque à de l'admiration.
Puis, enfin, se parlant à lui-même :
- Claudia avait raison, dit-il, cet homme est un juste !
Alors, il s'approcha de la balustrade, et, s'adressant à cette multitude qui, craignant toujours de se souiller, se tenait dehors :
- Accusez sur d'autres points, dit-il, car, jusqu'ici, je ne trouve aucune faute dans cet homme.
Il se fit aussitôt un grand murmure, et de nouvelles accusations s'élevèrent de tous côtés.
Au milieu de ces accusations, Pilate saisit celle-ci, qui avait une tendance plus directe que les autres à la magie :
- Il a dit qu'il pouvait détruire le temple, et le relever en trois jours !
- Quel temple ? demanda Pilate.
- Celui de Salomon, celui qu'on a mis quarante-six ans à bâtir... Comprends-tu bien, Pilate ? il a dit qu'il pourrait le renverser et le rebâtir en trois jours !
- Ce que je comprends bien, dit Pilate, c'est que, pour une cause ou pour une autre, vous avez soif du sang de cet homme ; mais, quant à moi, je ne trouve rien qui mérite la mort dans l'inobservance du sabbat lorsqu'elle n'a d'autre but et d'autre résultat que le bien, ni dans ce propos, qui est probablement quelque parabole, de détruire le temple et de le relever en trois jours.
En effet, les Juifs avaient mal compris ou voulu mal comprendre ; les paroles de Jésus étaient celles-ci : « Détruisez le temple du Seigneur, et je le rebâtirai en trois jours ! » ce qui signifiait :
« Tuez-moi, moi qui suis le vrai temple du Seigneur, puisque c'est de moi que sort la vérité, et, au bout de trois jours, je ressusciterai ! »
Cette seconde réponse de Pilate irrita les ennemis de Jésus, mais, en même temps, rendit quelque courage à ses amis, Nicodème était au milieu de cette foule, n'attendant, comme il l'avait fait au grand conseil, qu'un moment pour élever la voix en faveur de l'accusé.
Il crut le moment propice, et sortit des rangs.
- Pilate, je te prie, dans ta justice, dont tu viens de donner une preuve si éclatante, de me laisser dire quelques paroles.
- Approche au pied de cette galerie, et parle, dit Pilate. Nicodème s'avança jusqu'au pied de la galerie.
- J'ai déjà plaidé pour cet homme, continua Nicodème devant le grand conseil, et j'ai dit aux anciens, aux prêtres, aux lévites, à la multitude : « Quelle plainte portez-vous contre Jésus ? il faisait de nombreux et éclatants miracles, tels que personne jusqu'ici n'en a fait. Renvoyez-le, et ne le punissez pas. Si ces miracles viennent de Dieu ils seront stables et éternels ; s'ils viennent du démon, ils seront éphémères et se détruiront d'eux-mêmes. Il en sera de lui comme de ces magiciens d'Egypte que le pharaon suscita contre Moïse : en face des miracles de ce dernier, qui venaient de Dieu, leurs miracles avortèrent, et eux périrent. » Eh bien, Pilate, prends cet exemple tiré de notre propre histoire, et renvoie Jésus en laissant au temps à décider s'il est imposteur ou messie, faux prophète ou fils de Dieu.
Alors, les Juifs, furieux contre Nicodème, crièrent :
- N'écoute pas cet homme, Pilate ! ne l'écoute pas ! il est son disciple !
- Je suis son disciple ? s'écria Nicodème.
- Oui, oui, oui ! hurlèrent les Juifs, tu es son disciple puisque tu parles en sa faveur !
- Mais, objecta Nicodème, le préteur de César, qui parle en sa faveur comme moi, est-il son disciple aussi ? Non, César l'a élevé en dignité pour que, du faîte où il est placé il dominât nos pauvres passions et nous rendît justice aux uns comme aux autres, aux grands comme aux petits, aux faibles comme aux puissants.
- Alors, puisque tu prends une part de ses crimes, répondit le peuple, tu prends donc aussi une part dans son châtiment ?
- Je prends la part que mon seigneur Jésus voudra me donner dans son martyre et dans son triomphe, dit Nicodème ; – et, en attendant, je le répète, justice, Pilate ! justice !
Pilate fit un signe de la main pour réclamer le silence, et, montrant Nicodème :
- Outre cet homme, dit-il, qui mérite créance, puisqu'il est membre de votre conseil, y a-t-il encore d'autres personnes disposées à témoigner en faveur de l'accusé ?
Alors, un homme s'avança et dit :
- Puis-je parler moi ?
- Parle ! répondit Pilate.
- Eh bien, voici ce qui m'est arrivé à moi-même. Depuis trente-huit ans, je gisais dans mon lit en proie à d'horribles souffrances, et à chaque instant en danger de mort. Jésus vint à Jérusalem ; alors, j'entendis raconter que des aveugles, des muets, des démoniaques avalent été guéris par lui : quelques jeunes gens me prirent et m'apportèrent devant Jésus avec mon lit, et lui, me voyant, fut touché de compassion, et dit : « Lève-toi, prends ton lit, et marche ! » Aussitôt, je fus complètement guéri : je pris mon lit, et je marchai.
- Oui, oui, crièrent les Juifs, mais demande-lui quel jour il fut guéri.
- Quel jour cette guérison eut-elle lieu ? demanda Pilate.
- Je dois dire qu'elle eut lieu le jour du sabbat, répondit le témoin.
Alors, le préteur, se retournant vers Jésus :
- Tu guérissais donc le jour du sabbat comme les autres jours ? demanda-t il.
- Pilate, répondit Jésus avec son triste sourire, quel est le berger qui, voyant une de ses brebis tombée dans le fleuve, et entraînée vers un abîme, ne se mettra à l'eau, fût-ce le jour du sabbat, pour sauver la pauvre brebis qui se noie ?
Pilate passa sa main sur son front mouillé de sueur.
- Cet homme a toujours raison ! dit-il.
Puis, s'adressant de nouveau au peuple :
- Quelqu'un témoigne-t-il encore en faveur de l'accusé ? demanda Pilate.
- Oui, moi ! dit un homme sortant à son tour des rangs de la foule. J'étais aveugle de naissance ; j'entendais parler autour de moi, et je ne voyais personne ; mais, Jésus étant passé par Jéricho, et des gens charitables m'ayant conduit sur son passage, je criai à haute voix : « Fils de David, prends pitié de moi ! » et il prit pitié de moi, et il passa sa main sur mes yeux, et, moi qui n'avais jamais vu, je vis !
Alors, une femme s'approcha à son tour, et dit :
- Depuis douze ans, je perdais mon sang, et m'en allais mourante ; je me fis porter sur le chemin où devait passer Jésus, et, manquant de voix même pour l'implorer, je me contentai de toucher la frange de son manteau : à l'instant même, je fus guérie.
Elle avait à peine achevé, qu'un homme s'avança.
- Tout le monde, à Jérusalem, m'a connu boiteux et contrefait, dit-il ; je marchais ou plutôt je me traînais à l'aide de deux béquilles ; Jésus a étendu la main vers moi, a prononcé un mot, et j'ai été guéri.
Un lépreux s'avança et dit :
- Moi aussi, j'ai été guéri d'un mot.
Un démoniaque s'avança et dit :
- Moi aussi, par un mot, j'ai été délivré du démon.
- Tu vois bien que cet homme a puissance sur les démons ! crièrent les Juifs.
Pilate se retourna vers Jésus comme pour lui demander ; « Qu'as-tu à répondre ? »
- Oui, dit Jésus, j'ai puissance sur les démons, mais pour les faire rentrer en enfer, et cette puissance prouve, au contraire, que je viens de la part de Dieu.
- Pour la troisième fois, s'écria Pilate s'adressant au peuple, je vous répète que cet homme est innocent !
- Et nous, s'écrièrent les Juifs, nous te répétons à notre tour, préteur romain, que cet homme soulève le peuple par sa doctrine depuis la Galilée, où il a commencé, jusqu'à Jérusalem ; où il va finir !
- Comment, depuis la Galilée jusqu'ici ? demanda vivement Pilate voyant, dans cette réponse qui venait de lui être faite, un moyen d'écarter de lui la responsabilité du jugement ; – cet homme est-il donc Galiléen ?
- Oui, oui, hurla la foule, il est Galiléen, et les Ecritures disent qu'aucun prophète ne peut venir de Galilée... Mort au faux prophète ! mort au Galiléen !
Alors, Pilate, se retournant vers Jésus :
- Es-tu vraiment Galiléen, comme le disent ces hommes ? demanda-t-il.
- Je suis né à Bethléem, dit Jésus ; mais mon père et ma mère selon le monde sont de Nazareth en Galilée.
- En ce cas, dit Pilate saisissant avec empressement cette voie nouvelle qui s'ouvrait devant lui, ce n'est point à moi, qui suis procurateur de César à Jérusalem, que tu as affaire : c'est à Hérode, tétrarque de Galilée.
Et, s'adressant au peuple :
- Puisque cet homme est Galiléen, dit-il, il est justiciable, d'Hérode, et non de moi. En conséquence, je le renvoie à Hérode, qui se trouve justement à Jérusalem, à cause de la fête.
Puis, aux gardes :
- Conduisez cet homme chez Hérode, et dites au tétrarque que c'est moi, le procurateur romain, qui le lui renvoie, ne me croyant pas le droit de juger un de ses sujets.
Les gardes entourèrent Jésus, qui descendit l'escalier du prétoire avec son humilité et sa résignation habituelles.
Pendant ce temps, Pilate, ayant entendu les anneaux d'une tapisserie grincer derrière lui sur leur tringle, se retourna. Sa femme était debout sur le seuil de la porte qui conduisait du prétoire aux appartements intérieurs.
- Eh bien, Claudia, lui demanda-t-il, tout joyeux encore du moyen qu'il venait de trouver, es-tu contente ?
- Cela vaut mieux que de l'avoir condamné, répondit Claudia ; mais cela vaut moins que de l'avoir absous !
Cependant, on entraînait Jésus vers le palais des Hérodes.
En suivant la ligne droite, le chemin pouvait être accompli en dix minutes à peine : il ne s'agissait que de traverser la Grande Place ; de prendre une des rues qui y aboutissaient – en laissant, à droite, la prison et le palais de Justice ; à gauche, la maison connue, depuis la parabole du Christ, sous le nom de la maison au mauvais riche ; – et d'entrer au palais par la grille qui s'ouvrait à cent pas à peine au-dessous de cette maison, en face du mont Acra ; mais le supplice eût été trop court, la torture trop tôt finie ! Jésus fut entraîné par la seconde ville ; on le fit passer devant le monument d'Alexandre Jannée, roi et pontife des Juifs ; on le poussa de la seconde ville dans la troisième, qu'il parcourut depuis le mont Bezetha jusqu'à la hauteur des tours des Femmes ; puis le cortège revint, après ce long circuit, traverser de nouveau la seconde ville, près du mausolée du pontife et roi Jean Hyrcan, regagna la ville inférieure, et entra, enfin, au palais par la grille donnant, ainsi que nous l'avons dit, sur le mont Acra.
Le palais des Hérodes était encore un de ces monuments gigantesques comme en élevait l'antiquité. Bâti tout en marbres de différentes couleurs par ce même Hérode l'Ascalonite qui empoisonna sa femme Mariamne, tua ses deux fils, et ordonna le massacre des innocents, il était regardé comme imprenable, tant à cause du mur de trente coudées qui l'entourait qu'en raison du voisinage des trois tours Hippicos, Mariamne et Phasal, qui passaient pour les plus hautes de l'univers. Quant aux appartements, ils étaient si vastes, que la seule salle destinée aux festins pouvait contenir cent de ces lits sur lesquels les Romains se couchaient pour prendre leurs repas.
Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, ne connaissait pas Jésus, et avait grande envie de le voir ; aussitôt donc qu'il sut qu'on l'amenait devant lui par l'ordre de Ponce Pilate, il descendit dans la salle d'audience et s'apprêta à le recevoir.
Jésus était déjà arrivé.
Son oeil, fixe et sévère pour la première fois peut-être, s'arrêta sur le tétrarque : Jésus ne pouvait oublier qu'il avait devant lui le meurtrier de Jean-Baptiste.
Cette expression de son regard donnait à Jésus une majesté qui fit qu'Hérode lui-même demeura un instant muet de surprise.
- Ah ! ah ! dit-il enfin avec un accent d'ironie, c'est donc toi, grand prophète ?.. Tu ne m'es pas inconnu, et le bruit de tes prodiges est venu jusqu'à moi. Par le salut de César ! j'étais brouillé avec Pilate ; mais te renvoyer à moi, voilà une condescendance qui me raccommode avec lui ! – Voyons, jusqu'à présent, j'ai douté ; mais, probablement, Dieu veut que je sois convaincu, et il t'adresse à moi pour que tu fasses sous mes yeux quelques-uns de ces miracles qui ne laissent pas de doute dans l'esprit des plus incrédules... Mets-toi donc à l'oeuvre, Jésus. je regarde, j'attends.
Mais le Christ ne daigna point répondre ; son regard demeurait fixé sur Hérode ; seulement, il avait changé d'expression : de sévère, et nous dirons presque de menaçant, qu'il avait été d'abord, il était redevenu majestueux et tranquille.
Hérode sentit que, pour soutenir ce regard sans se troubler, il avait besoin de l'excitation de sa propre parole. Il reprit donc.
- Eh bien, tu restes immobile, au lieu d'agir ! Qu'attends-tu donc, Messie ?... Ah ! tu cherches sans doute, dans ton esprit, quel miracle peut le mieux me convaincre... Alors, je vais t'aider, car je veux t'admirer hautement toi qui te dis plus vieux que Moïse, toi qui te dis antérieur à Abraham, toi qui te dis contemporain du monde ! Eh bien, regarde : d'ici, l'on voit la cime du mont Moriah, sur lequel est bâti le temple ; dis au pinacle doré de ce temple : « Salue-moi, car je suis le fils de Dieu ! » si le pinacle s'incline et te salue, non seulement je t'absous, mais encore je te glorifie.
Jésus garda le silence.
- Ah ! continua Hérode, je te demande trop aussi ! et je dois rentrer dans les miracles que tu as l'habitude de faire... Tu as ressuscité la fille de Jaïre ; tu as ressuscité Lazare ; eh bien, tournons-nous de l'est au midi, du temple vers le tombeau des rois. Dans ce tombeau dorment les restes du grand roi David ; ce serait probablement une grande joie pour lui de revoir après mille ans, un homme de sa race couronné comme lui. Eh bien, dis ces simples paroles : « David, mon aïeul, sors du tombeau, et apparais-nous ! » Tu vois, je suis raisonnable dans mon désir : je ne te demande que ce que SaŸl a demandé à la pythonisse d'Endor à l'endroit de Samuel... Eh bien, tu hésites ? tu refuses ?
Jésus, en effet, ne répondait pas une parole, ne faisait pas un mouvement.
- Ainsi, reprit Hérode, tu gardes le silence... Passons à autre chose, alors. – Puisque tu ne peux commander ni au temple ni aux morts, commande aux eaux des fleuves et de la mer ; les eaux ne te sont-elles pas soumises ? ne dit-on pas que tu as marché sur les eaux du lac de Génésareth sans y enfoncer ? Tiens, d'ici tu peux voir les étangs de mon jardin : les cygnes aussi marchent dessus sans enfoncer eh bien, descends, marche sur l'un des trois étangs à ton choix ; marche sans enfoncer, et, moi, – moi, le premier, – au lieu de cette couronne d'épines qui t'ensanglante la tête, je mets sur ton front ma couronne de tétrarque de Galilée !
Cette troisième apostrophe n'eut pas le pouvoir de tirer Jésus de son silence.
- Tu vois, s'écria Caïphe, qui, avec les principaux du conseil, avait suivi Jésus de chez Pilate chez Hérode, tu vois, tétrarque ! Crois-tu, maintenant, aux miracles d'un homme qui refuse de faire un miracle par lequel non seulement il sauverait sa vie, mais encore il deviendrait roi ?
- Qu'a-t-il besoin de devenir roi, dit Hérode, puisqu'il l'est déjà ? – N'es-tu pas roi des Juifs, en effet ? Réponds, Jésus ! n'es-tu pas entré dans Jérusalem comme un conquérant, avec les honneurs du triomphe, avec les palmes de la victoire ?... La robe blanche du triomphateur à Jésus de Nazareth ! passez- lui la robe blanche, et reconduisez-le à Pilate. Il a déjà le sceptre, il a déjà la couronne ; il va avoir la robe blanche ! il ne lui manquera plus que le manteau de pourpre... Pilate le lui donnera !
Et il fit un signe pour qu'on emmenât l'accusé.
Les gardes, qui n'attendaient que ce signe, se jetèrent sur Jésus et l'entraînèrent.

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1998-2010
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