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Epilogue


Plusieurs versions existent sur ce que devint Ingénue après la mort d'Auger. On ne s'étonnera pas que nous ayons choisi celle qui servait le mieux le dénouement de notre livre, et qui s'accordait avec le caractère immaculé que nous avons donné à la fille de Rétif de la Bretonne. N.d.A.

Quatre ans s'étaient passés depuis les évènements que nous venons de raconter.
En Pologne, dans un vieux et vaste manoir, trois personnes déjeunaient auprès d'un grand feu, tandis qu'un enfant, qui le premier avait quitté la table, courait à droite et à gauche dans l'immense salle.
Cette salle étincelait aux rayons d'un ardent soleil de juillet, et, cependant, la moitié de cette pièce si vaste semblait comme engourdie dans les ténèbres, et une ombre nacrée descendait de ses boiseries, renvoyée par les sapins énormes plantés autour de la maison.
Un luxe antique décorait cette demeure princière : gigantesques dressoirs, hautes tapisseries, tableaux aux larges cadres d'or.
Des serviteurs humbles et silencieux comme des esclaves passaient et repassaient souriants autour des maîtres.
Ces maîtres étaient : une femme de quarante-deux ans ; quelques cheveux blancs qu'elle ne se donnait pas la peine de faire disparaître brillaient comme des fils d'argent au milieu de ses cheveux noirs.
Les lignes de son visage accusaient l'habitude du commandement et de la domination.
Elle trônait à table bien plutôt qu'elle n'y était assise.
C'était la comtesse Obinska.
Christian, son fils, était assis à sa droite, tandis qu'à sa gauche, elle avait une jeune et belle femme dont la richesse, le bonheur et une heureuse maternité avaient développé la grâce en majesté.
C'était Ingénue, devenue comtesse Obinska.
L'enfant de trois ans qui jouait dans la salle avec un gros chien sarmate, son compagnon, était son fils.
Il s'appelait Christian, comme son père.
L'enfant allait et venait, recueillant çà et là un sourire, quelquefois un baiser.
Tout en courant dans la vaste salle, il s'arrêta un instant devant un portrait en pied représentant le grand-père de la comtesse Obinska en costume de magnat.
Avec son grand sabre, ses grandes moustaches, son air terrible, ce portrait avait le privilège de faire grand-peur au petit Christian ; aussi, après s'être arrêté un instant devant la toile, l'enfant s'éloigna-t-il en faisant une petite moue effarée, et se remit-il à jouer avec son chien.
« Eh bien, demanda la comtesse Obinska à Ingénue, comment êtes-vous aujourd'hui, mon enfant ?
- Mais un peu lasse, madame ; nous avons fait hier une longue course avec Christian.
- Et le cheval commence à être fatigant pour elle ! dit le jeune homme en souriant, et en indiquant du regard à la comtesse que les contours de cette taille, autrefois si fine, commençaient à se développer et à s'arrondir pour donner un compagnon de jeux au petit Christian.
- Ainsi intéressante, pâle et fatiguée, dit la comtesse, elle me rappelle cette pauvre reine de France Marie-Antoinette. Infortunée victime des monstres auxquels nous avons su échapper, nous !
- En effet, dit Christian avec ce sourire de la possession heureuse et qui ne craint pas d'être troublée, en effet, elle avait cette langueur dans la démarche et cette flexibilité dans la taille ; seulement, quand sa taille s'arrondissait comme celle de notre petite comtesse, toute une cour empressée éclatait en joie et en amour.
- Hélas ! dit la comtesse ; cet amour et cette joie aboutiront peut-être pour elle à cet échafaud hideux, rougi déjà du sang de son époux ! et, pour les enfants que son sein a portés, à une captivité plus cruelle que la mort !... Mais, à propos, dit la comtesse se retournant vers la jeune femme. Il me semblait que vous attendiez, hier ou aujourd'hui, des nouvelles de votre père, Ingénue ?
- Madame, dit Ingénue, j'en ai reçu hier à mon retour de la chasse, et tandis que vous étiez à la ville. Ce n'est que le matin, à votre lever, que l'occasion se serait présentée de vous les communiquer ; mais vous faisiez vous-même votre correspondance ; et j'ai craint de vous gêner.
- Nullement... Comment va-t-il ?
- Fort bien ; merci, madame.
- Et refusant toujours de venir avec nous, qui, cependant, nous efforcerions de lui rendre la vie agréable en nos déserts ?
- Excellent homme ! dit Christian.
- Madame, mon vieux père est habitué à sa vie de Paris ; il aime les rues, la lumière, le mouvement ; il suit avec un intérêt tout-puissant les événements de France, et s'en sert comme d'une étude pour écrire l'histoire des passions humaines.
- Il écrit donc toujours ?
- Que voulez-vous, madame ! c'est sa passion, à lui.
- Passion durable, à ce que je vois.
- Eternelle !
- Ainsi, pas d'espoir que nous le voyions un jour ?
- Je ne crois pas, madame ; d'abord, vous en jugerez vous-même, si vous me permettez de lire un passage de sa lettre.
- Faites, mon enfant. »
Ingénue tira un papier de sa poitrine, le déplia, et lut :

« Chère Ingénue :
« J'ai fait faire ton portrait par mon ami M. Greuze, et ce portrait est devenu ma meilleure société. Au milieu des tigres et des loups, cette douce image me paraît une faveur de la Providence.
« Paris est magnifique à voir en ce moment : rien n'est comparable à l'horreur qu'il inspire, et à la sublimité des spectacles qu'il présente.
« Autrefois, une jeune fille pleurait dans la rue ; on songeait à la gravure de La Cruche cassée, on souriait à la belle pleureuses et l'on passait.
« Aujourd'hui, quand on voit le deuil et la pâleur sur un visage, on a l'explication de cette pâleur et de ce deuil vers quatre heures, en suivant le faubourg Saint-Antoine, ou mieux la rue Saint-Honoré.
« Car, aujourd'hui, on exécute en deux endroits, comme autrefois, sous la monarchie, on tirait en deux endroits les feux d'artifice.
« Du reste, j'ai pris mon parti comme tout le monde, et je passe au milieu de ces martyrs et de ces bourreaux, étonné de ne pas être des uns, et heureux de n'être pas des autres.
« Cette révolution, ma chère Ingénue, je croyais qu'elle amènerait le règne de la philosophie et de la liberté ; mais, jusqu'à présent, elle n'a amené que la liberté sans aucune philosophie, ni littérature.
« Dis bien à madame la comtesse et à M. le comte que je leur suis reconnaissant de leurs bons souhaits à mon égard, mais que je vis assez paisiblement ici dans le commerce de mes amis.
« Réveillon est sous la protection du général Santerre.
« Quitter Paris, c'est-à-dire quitter toutes mes habitudes, ce serait pour moi la mort. Je ne désespère pas de mourir bientôt, et c'est aujourd'hui l'occasion des trépas illustres ; et cependant je trouve la vie très bonne toutes les fois que je regarde ton portrait. »

Ingénue s'arrêta là.
« Triste pays que la France ! fit la comtesse en soupirant, est-ce que nous ne sommes pas plus heureux ici, mes enfants. Dites ?
- Oh ! s'écria Christian, heureux comme les élus avec les anges ! »
Ingénue passa au cou de son mari deux beaux bras blancs, et s'en alla ensuite embrasser la comtesse avec des yeux humides de larmes.
En ce moment, un serviteur entra.
Il portait sur un plat d'argent deux ou trois journaux et des lettres.
La comtesse prit les journaux, qu'elle tendit à son fils, tandis qu'elle décachetait les lettres.
Le petit Christian était revenu au portrait de son aïeul, et le regardait avec des yeux courroucés.
« Bonne maman, dit-il, pourquoi donc grand-père me fait-il peur ? Je veux qu'on me défende contre lui, moi ! »
Personne ne l'écoutait.
Il chercha parmi les portraits.
« Le père à grand'maman me fait peur, dit-il ; où est donc le père à papa pour défendre son petit-fils ? »
Comme l'enfant prononçait ces paroles, Christian poussa un cri de surprise qui fit tourner la tête aux deux femmes.
« Qu'y a-t-il ? demandèrent-elles.
- Oh ! une nouvelle qui ne devrait pas m'étonner, dit-il, car elle prouve qu'il y a encore quelques coeurs loyaux, et quelques mains fermes dans cette pauvre France.
- Et quelle est cette nouvelle ?
- Ecoutez reprit Christian. »
Et il lut :

« Le député Marat vient d'être assassiné dans son bain, aujourd'hui 13 juillet 1793 ; il est mort sans avoir pu proférer une parole.
« A demain pour les détails. »

La comtesse Obinska pâlit à ce nom de Marat ; mais bientôt ses lèvres minces se détendirent pour dessiner un sinistre sourire.
- Marat ? dit Ingénue. Oh ! tant mieux ! c'était un monstre à face humaine !
- Et encore ! murmura la comtesse. Mais le journal promet des détails pour le lendemain. Christian, n'avez-vous pas le journal du lendemain ?
-Si fait. »
Et il ouvrit un des deux journaux qui restaient, et lut :

« L'assassin du député Marat est une jeune fille de Caen, nommée Charlotte Corday. Elle a été exécutée aujourd'hui, et est morte héroïquement... »

- Charlotte Corday ! s'écria Ingénue; vous dites Charlotte Corday ?
- Tenez, ma chère, répondit Christian en passant le journal à sa femme.
- Charlotte Corday !... répéta-t-elle. C'est mon amie... mon sauveur... tu sais, Christian ?
- Oh ! Providence ! murmura le jeune homme en levant les yeux au ciel.
- Oh ! Providence ! murmura la comtesse Obinska en serrant son petit-fils contre sa poitrine.

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