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Chapitre VI
Le club social

En effet, une heure après cette convention faite entre les deux nouveaux amis – David étant rentré chez lui ; Camille Desmoulins étant allé faire sa cour à une jeune fille nommée Lucile Duplessis, qu'il aimait, dont il était aimé, et qu'il devait épouser deux ans après ; Talma et Chénier étant allés à la Comédie Française, pour y parler un peu de ce fameux Charles IX dont il leur avait été si peu permis de parler en dînant ; Grimod de la Reynière étant allé digérer à l'Opéra, Guillotin ayant rendez-vous avec MM. les électeurs –, Danton et Marat sortirent à leur tour de la rue du Paon, et recommencèrent, en se rendant au Palais-Royal, le même chemin qu'ils avaient déjà fait, le matin, pour en venir.
Mais, si animé que fût le Palais-Royal pendant le jour, le Palais-Royal, à la lumière, était bien autre chose encore : tous les marchands de bijoux, d'argenterie, de cristaux ; toutes les marchandes de modes, tous les tailleurs, tous les coiffeurs, l'épée au côté, s'étaient emparés de ces boutiques neuves auxquelles le procès scandaleux de leur propriétaire avait servi de prospectus. A l'un de ses angles bruyait le théâtre des Variétés, où l'acteur Bordier attirait tout Paris dans ses arlequinades ; à un autre, rugissait le 3, la terrible maison de jeu sur laquelle M. Andrieux venait de faire ce quatrain philosophique :

Il est trois portes à cet antre !
L'espoir, l'infamie et la mort ;
C'est par la première qu'on entre,
C'est par les deux autres qu'on sort !

En face du 113, et du côté opposé, était le café de Foy, rendez-vous de tous les motionnaires ; enfin, au centre de ce triangle s'élevait ce fameux cirque dont nous avons déjà parlé, et qui renfermait le cabinet de lecture de Girardin, le théâtre de saltimbanques et le Club social, transformé pour ce soir-là, en Club américain.
Dès leur sortie de la rue du Paon – rue qui, à cette époque comme aujourd'hui, était assez retirée – Danton et Marat remarquèrent dans les rues des signes d'agitation qui annoncent l'approche de quelque crise. En effet, le bruit de la démission de Brienne et du rappel de M. Necker commençait à se répandre, et la population, tout émue, commençait à sortir des maisons pour faire groupe dans les rues, sur les places et dans les carrefours ; partout on entendait prononcer les noms des deux antagonistes celui de Brienne avec la satisfaction de la haine triomphante, celui de Necker avec l'accent de la reconnaissance et de la joie. Au milieu de tout cela, de grandes louanges étaient données au roi – car, en 1788, la plume à la main ou la parole à la bouche, du moins, tout le monde était encore monarchiste.
Marat et Danton traversèrent ces groupes sans s'y mêler ; sur le pont Neuf, ils étaient si nombreux, que les voitures étaient obligées de marcher au pas ; ce qui donnait, du reste, à tous ces groupes un caractère presque menaçant parfois, c'est que la nouvelle, répandue dans la journée, était encore douteuse, et que l'espoir conçu un instant, s'il était déçu, devenait une flamme éphémère, mais ayant, cependant, duré assez longtemps, pour faire bouillonner les passions.
En approchant du Palais-Royal, c'était bien pis encore : on croyait approcher d'une ruche. D'abord, les appartements du duc d'Orléans étaient ardemment illuminés, et les ombres nombreuses que l'on voyait se mouvoir à travers les rideaux de gaze, dans l'encadrement lumineux des fenêtres, indiquaient qu'il y avait, ce soir-là, nombreuse réception chez Son Altesse ; en outre, le peuple stationnait sur la place, comme dans les autres rues, et l'éternel va-et- vient de la foule, s'engorgeant dans le Palais-Royal, ou sortant de ce même palais, donnait à la multitude ce mouvement de flux et de reflux qu'ont les vagues au bord de la mer.
C'étaient deux forts nageurs dans cette espèce d'océan, que Marat et Danton ; aussi eurent-ils bientôt traversé la cour des Fontaines, et abordé le Palais-Royal par le côté opposé à celui qui leur avait donné passage le matin, c'est-à-dire par la rue de Valois.
Arrivés à l'extrémité de la double galerie nommée, comme nous l'avons dit, à cette époque, le camp des Tartares, Danton, malgré la répugnance visible de son compagnon, s'arrêta un instant. En effet, c'était un curieux spectacle dont nous autres, hommes du commencement de ce siècle, avons vu la fin, que celui de ces femmes enluminées, chargées de plumes et de bijoux, décolletées jusqu'à la ceinture, troussées jusqu'aux genoux, appelant quiconque passait d'un geste lascif, ou le poursuivant de propos railleurs, quelques-unes marchant côte à côte, pareilles à des amies, d'autres se rencontrant et échangeant, comme l'étincelle qui sort du choc du caillou, une injure des halles qui faisait toujours tressaillir les auditeurs, lesquels ne pouvaient s'habituer à entendre sortir ce déluge de mots obscènes des bouches de ces belles créatures qui n'avaient, dans la tournure et dans la mise, d'autre différence avec les grandes dames du temps que de porter des bijoux faux, et de ne point vouloir accepter pour elles le proverbe :

« Voleuse comme une duchesse. »

Danton regardait donc. Cet homme à la puissante organisation était, quelque part qu'il fût, et dans quelque situation qu'il se trouvât, toujours attiré, soit vers le plaisir, soit vers le métal qui le donne : à la porte d'un changeur il s'arrêtait devant les lingots et les sébiles d'or, comme, à l'entrée du Palais Royal, il s'arrêtait devant les prostituées.
Marat le tira à lui, et il suivit Marat, tournant malgré lui la tête vers le repaire immonde.
Mais à peine furent-ils engagés sous la galerie de pierre, que ce fut autre chose : à la tentation physique succéda la tentation morale. Les livres obscènes étaient alors dans toute leur vogue ; des hommes qu'on reconnaissait à leurs manteaux – car ces hommes portaient des manteaux, quoique l'on fût en plein mois d'août, comme nous l'avons dit – offraient ces livres aux passants. C'était auquel de ces hommes tirerait soit Marat, soit Danton, par le pan de l'habit : « Monsieur, voulez-vous Le Libertin de qualité, par M. le comte de Mirabeau ?... Charmant roman !
- Monsieur, voulez-vous Felicia ou Mes Fredaines, par M. de Nerciat, avec gravures ?
- Monsieur, voulez-vous Le Compère Mathieu, par l'abbé Dulaurens ? »
C'était ce que l'on appelait, à cette époque, vendre des livres sous le manteau.
Afin de se débarrasser de ces courtiers d'infamie – pour lesquels, il faut l'avouer, Danton ne ressentait pas la même répugnance que Marat, sévère admirateur de Jean-Jacques – tous deux s'élancèrent dans le jardin, où se croisaient les duègnes chargées de recruter à domicile ; mais, ce soir-là, les vénérables matrones étaient un peu effarouchées par le bruit qui se faisait dans le jardin, où étaient entassées peut-être plus de deux mille personnes cherchant des nouvelles, et avec lesquelles il n'y avait rien à faire, la curiosité ayant étouffé tous les autres sentiments.
Ce ne fut pas sans peine que Danton et Marat arrivèrent à la pente par laquelle on descendait dans le cirque ; arrivé là, on n'avait plus qu'à se laisser aller, et, pourvu que l'on fût possesseur d'une carte, rien n'empêchait plus que l'on ne fût admis au nombre des élus.
Danton avait deux cartes : il ne fut donc fait à la porte aucune difficulté : au contraire, Danton et Marat furent salués gracieusement par les commissaires, gens qui savaient vivre, et tous deux entrèrent dans la salle.
Le coup d'oeil en était fort éblouissant. Deux mille bougies, peut-être, éclairaient l'aristocratique assemblée. Les drapeaux de l'Amérique enlacés aux drapeaux de la France, ombrageaient de leurs plis des cartouches où étaient écrits les noms des victoires remportées par les armées unies ; trois bustes couronnés de lauriers attiraient les yeux vers le fond de la salle : ces bustes étaient, aux deux angles, ceux de La Fayette et de Franklin ; au milieu, celui de Washington.
Théodore Lameth , l'aîné des deux frères de ce nom, tenait le fauteuil du président ; Laclos, l'auteur des Liaisons dangereuses, remplissait l'office de secrétaire.
Les tribunes et les galeries étaient pleines de femmes protectrices de l'indépendance américaine. On y remarquait madame de Genlis, vêtue d'une polonaise de taffetas rayé, et coiffée à l'insurgente ; la marquise de Villette, la belle et bonne protégée de Voltaire, vêtue d'une circassienne garnie de blonde rehaussée d'un ruban tigré, et coiffée d'un bonnet orné d'une barrière ; Thérésa Cabarrus, qui fut depuis madame Tallien, et qui alors n'était encore que la marquise de Fontenay : toujours belle, mais, ce Jour-là, plus belle encore que d'habitude, sous une Thérèse en voile de gaze noire, à travers laquelle, comme deux étoiles dans la nuit, étincelaient ses yeux espagnols ; la vicomtesse de Beauharnais, Joséphine Tascher de la Pagerie, adorable créature pleine d'indolence, animée, en ce moment, par une prédiction de mademoiselle Lenormand, la sorcière du faubourg Saint- Germain, qui lui avait annoncé qu'elle serait un jour reine ou impératrice de France : laquelle devrait-elle être des deux ? la sorcière l'ignorait ; mais, à coup sûr, d'après l'oracle des cartes, elle ne pouvait manquer d'être l'une ou l'autre ; la fameuse Olympe de Gouges, née à Montpellier d'une mère revendeuse à la toilette, mais d'un père à la tête couronnée, Léonard Bourdon dit d'un bandeau royal, Olympe de Gouges dit d'une simple branche de laurier : étrange femme de lettres, riche de deux cent mille livres de rente, qui ne savait ni lire ni écrire, et qui dictait à ses secrétaires des pièces et des romans qu'elle ne pouvait pas même relire ; son entrée, qui avait coïncidé avec celle de Danton et de Marat, avait été saluée d'une triple salve d'applaudissements ; elle venait justement de faire jouer au Théâtre- Français, après cinq ans d'attente, de démarches et de cadeaux, sa pièce de L'Esclavage des Noirs, qui était à peu près tombée ; mais la pièce tombée n'empêchait pas l'auteur d'être applaudi, sinon pour le talent, du moins pour l'intention.
Il faudrait citer tout ce qu'il y avait de jolies femmes, de femmes riches ou de femmes illustres à Paris, si l'on voulait passer en revue les tribunes et les galeries du Club social, converti, comme nous l'avons dit, pour ce soir-là, en Club américain.
Au milieu d'elles, tiré par l'une, arraché par l'autre, sollicité par une troisième qui, de loin, étendait vers lui sa jolie main, papillonnait le héros du jour, le marquis de La Fayette. C'était, alors, un beau et élégant jeune homme de trente et un ans. Patricien, possesseur d'une immense fortune ; allié, par sa femme – la fille du duc d'Ayen, qu'il avait épousée, il y avait déjà quinze ans – aux plus grandes maisons de France ; à vingt ans, poussé hors de France par ce souffle de liberté qui passait sur le monde sans savoir encore où se fixer, il avait armé secrètement deux vaisseaux, les avait chargés d'armes et de munitions, et était arrivé à Boston, comme, cinquante ans plus tard, Byron devait arriver à Missolonghi ; mais, plus heureux que l'illustre poète, il devait voir l'affranchissement du peuple qu'il était venu secourir, et, si Washington s'était réservé le titre de père de la liberté américaine, il avait, du moins, permis que La Fayette prît celui de son parrain. L'enthousiasme qu'avait inspiré La Fayette revenu en France était plus grand, peut-être, que celui qu'il avait laissé en Amérique ; la, mode l'avait adopté, la reine lui avait souri, Franklin l'avait fait citoyen, Louis XVI le fit général.
Cette popularité était douce, et cet habit de général allait bien à un jeune homme de trente et un ans ; sa vanité le lui avait dit, et, en supposant que la vanité qui a une fois parlé puisse se taire, les femmes le lui répétaient si souvent, qu'il était bien forcé de s'en souvenir.
Celui qui partageait avec La Fayette les honneurs de la soirée était le comte d'Estaing. Vaincu dans les Indes, où il avait été fait deux fois prisonnier, il avait pris sa revanche en Amérique ; là après avoir livré un combat indécis à Howe, après avoir échoué dans une attaque sur Sainte-Lucie, il avait battu complètement le commodore Byron. Tout au contraire de La Fayette, le comte Hector d'Estaing était un vieillard ; aussi l'enthousiasme se partageait-il entre lui et son jeune rival, et, comme d'un accord unanime, les femmes avaient réclamé La Fayette, les hommes avaient recueilli d'Estaing.
Les autres assistants, moins connus peut-être à cette époque, devaient cependant atteindre chacun à un certain degré de célébrité. C'étaient : l'Abbé Grégoire, qui voyageait alors en professant la philosophie ; il n'avait rien écrit encore sur l'esclavage, mais il s'occupait déjà de cette question, qui, d'ailleurs, l'occupa toute sa vie ; Clavière, un des plus ardents négrophile de l'époque ; l'abbé Raynal, qui revenait de l'exil où l'avait envoyé son Histoire philosophique des deux Indes ; Condorcet, qui allait recommencer une vie nouvelle, la troisième ; qui, après avoir été mathématicien avec d'Alembert, critique avec Voltaire, allait devenir homme politique avec Vergniaud et Barbaroux ; Condorcet, penseur éternel, dans le cabinet comme dans le salon, dans la solitude comme dans la foule, plus spécial en toutes choses que les hommes les plus spéciaux, inaccessible à la distraction, quelque part qu'il se trouvât ; parlant peu, écoutant tout, profitant de tout, et n'ayant jamais rien oublié de ce qu'il avait appris ou entendu ; Brissot, qui arrivait d'Amérique, fanatique de liberté, enthousiaste de La Fayette ; Brissot, le futur rédacteur de l'Adresse aux puissances étrangères, et qu'attendait le fatal honneur de donner son nom à un parti ; Roucher, qui, lui aussi, venais de publier son poème des Mois, et qui étais occupé de traduire La Richesse des nations, de Smith ; enfin, Malouet, qui, lui aussi, venait de publier son fameux Mémoire sur l'esclavage des nègres, et qui, au moment où entraient Marat et Danton, montait à la tribune, et attendait, pour commencer son discours, que fût calmé l'effet produit par l'arrivée d'Olympe de Gouges.
Il succédait à Clavière, qui avait parlé sur l'esclavage, mais en généralisant la question, et qui était descendu de la tribune en annonçant que son ami Malouet allait parler à son tour, mais, plus instruit que lui sur la matière, citerait des faits qui feraient frissonner toute l'assemblée.
L'assemblée éprouvait ce besoin d'émotions qui se répand chez les peuples à certaines époques de leur existence, et, par conséquent, ne demandait pas mieux que de frissonner.
D'ailleurs, il y avait, nous l'avons déjà dit, beaucoup de jolies femmes dans la salle – et les jolies femmes font un si charmant mouvement d'épaules quand elles frissonnent, que ce serait bien maladroit à une jolie femme de ne pas frissonner toutes les fois qu'elle en trouve l'occasion.
Le silence se rétablit donc plus vite qu'on n'eût dû l'espérer : peu à peu, les regards se détournèrent d'Olympe de Gouges, et, après avoir flotté encore un instant – ceux des hommes, de madame de Beauharnais à Thérésa Cabarrus ; ceux des femmes, de Brissot à La Fayette, ils finirent par se fixer sur la tribune, où attendait l'orateur, la main prête au geste, la bouche disposée à la parole.
Puis, enfin, quand le silence fut complet, quand l'attention fut entière :

« Messieurs, dit Malouet, j'entreprends une tâche difficile : celle de vous retracer les malheurs d'une race qui semble maudite, et qui, cependant, n'a rien fait pour mériter cette malédiction. Heureusement, la cause que je plaide en faveur de l'humanité est celle des âmes sensibles, et la sympathie me viendra en aide là où le talent me manquera.
« Vous est-il jamais arrivé, messieurs, quand vous avez, à la fin d'un dîner délicat, rapproché l'une de l'autre, comme complément indispensable de ce dîner, ces deux substances qui se complètent l'une par l'autre : le sucre et le café ; quand longtemps avant de le prendre, nonchalamment étendus sur des fauteuils, aux coussins moelleux, vous avez voluptueusement respiré son délicieux arôme ; quand longtemps vous l'avez savouré, et que vos lèvres ont, pour ainsi dire, aspiré goutte à goutte la vivifiante liqueur, vous est-il jamais arrivé de penser que ce sucre et ce café, dont vous veniez de faire vos délices, a coûté la vie à plusieurs millions d'hommes ?
« Vous devinez de qui je veux parler, n'est-ce pas ? Je veux parler de ces malheureux enfants de l'Afrique qu'on est convenu de sacrifier aux caprices voluptueux des Européens, que l'on traite comme des bêtes de somme, et qui, cependant, sont nos frères devant la nature et devant Dieu. »

Un murmure d'approbation encouragea l'orateur. Tous ces hommes élégants, poudrés, musqués, ambrés, toutes ces femmes charmantes, couvertes de dentelles, de plumes et de diamants, adhérèrent, par un gracieux mouvement de tête, à l'opinion du préopinant, et reconnurent qu'ils étaient les frères et les soeurs des nègres du Congo et des négresses du Sénégal.

« Et, maintenant, coeurs compatissants, continua Malouet avec cette phraséologie sentimentale particulière à l'époque, et qui procédait surtout par invocation, souvenez-vous bien que ce que je vais vous dire n'est point un roman ébauché dans l'espoir d'amuser vos loisirs ; c'est une histoire véritable des traitements dont, depuis deux siècles, vos semblables sont accablés ; c'est le cri de l'humanité gémissante et persécutée qui ose s'élever jusqu'à vous et dénoncer à toutes les nations du monde les cruautés dont ces malheureux sont victimes ; ce sont enfin, les nègres de l'Afrique et de l'Amérique qui invoquent l'appui de leurs défenseurs ; afin que ces défenseurs en appellent pour eux au jugement des souverains de l'Europe et demandent justice des souffrances atroces dont on les accable en leur nom Serez-vous sourds à leur prière ? Non ! la voix des hommes s'élèvera forte et sévère, la voix des femmes se fera entendre douce et suppliante, et les rois, que Dieu a faits ses représentants sur la terre, reconnaîtront que c'est offenser Dieu lui-même que de livrer ainsi aux plus vils traitements des créatures faites comme nous à son image. »

Ici, les murmures d'approbation firent place aux applaudissements. Néanmoins, il était évident que l'on trouvait le préambule suffisant, et qu'une aspiration générale, quoique muette encore, attirait l'orateur vers son sujet.
Malouet sentit le besoin d'entrer en matière, et commença :

« Sans doute, vous savez ce que c'est que la traite ; mais savez-vous comment se fait la traite ? Non, vous ne le savez pas ou, du moins, vous n'avez jeté qu'un regard superficiel sur cette opération étrange, dans laquelle une race a trafiqué d'une autre race, où les hommes se sont faits vendeurs d'hommes.
« Quand un capitaine négrier veut faire la traite, il s'approche des côtes d'Afrique et fait prévenir quelqu'un de ces petits souverains qui bordent la côte qu'il est là, porteur de marchandises d'Europe, et qu'il voudrait échanger ces marchandises contre un chargement de deux ou trois cents nègres ; puis il envoie un échantillon de ses marchandises au souverain avec lequel il veut traiter, fait accompagner ces échantillons d'un présent d'eau de-vie, et attend.
« Eau-de-vie, eau-de-feu ! comme disent les malheureux nègres ; fatale découverte qui nous vient des Arabes – avec cet art de la distillation, que nous avons reçu d'eux, et qu'ils avaient inventé pour extraire le parfum des fleurs et surtout de la rose, tant célébrée dans les écrits de leurs poètes ! – pourquoi es-tu devenue une arme si formidable aux mains d'hommes cruels, qu'il faille te maudire, toi qui as plus dompté, et surtout plus détruit de nations que ces armes à feu qui étaient inconnues aux hommes du Nouveau Monde, et qu'ils prenaient pour un tonnerre aux mains de nouveaux dieux ? »

Comme on le voit, Malouet venait de se lancer dans le plus haut lyrisme ; il fut récompensé de sa hardiesse par une salve d'applaudissements.

« Nous disons, reprit-il, que le capitaine négrier attend. Hélas ! il n'attend pas longtemps : l'obscurité venue, il peut voir l'incendie courir de village en village ; dans le silence nocturne, il peut entendre les plaintes des mères à qui on arrache leurs fils, des enfants à qui on arrache leur père, et, au milieu de tout cela, les cris de mort de ceux qui aiment mieux mourir tout de suite que d'aller traîner une vie languissante loin du toit de la famille, loin du ciel de la patrie.

« Le lendemain, on raconte à bord que le roi nègre a été repoussé ; que les malheureux qu'on voulait enlever ont combattu avec l'acharnement du désespoir ; qu'une nouvelle attaque est organisée pour la nuit prochaine, et que la livraison de la marchandise ne peut être faite que le lendemain.
« La nuit venue, le combat, l'incendie et les plaintes recommencent ; le carnage dure toute la nuit, et, le matin, on apprend qu'il faudra encore attendre jusqu'au lendemain, si l'on veut avoir la cargaison demandée.
« Mais, cette nuit, on l'aura certainement, car le roi repoussé a ordonné à ses soldats de prendre les esclaves promis dans ses propres états ; il fera entourer deux ou trois de ses villages, à lui, et, fidèle à la parole donnée, il livrera ses sujets, ne pouvant livrer ses ennemis.
« Enfin, le troisième jour, on voit arriver quatre cents nègres enchaînés, suivis des mères, des femmes, des filles et des soeurs, si l'on n'a besoin que d'hommes ; car, si l'on a besoin de femmes, les femmes, les filles et les soeurs sont enchaînées avec les frères, les pères et les maris.
« Alors, on s'informe et l'on apprend que, pendant ces deux nuits, quatre mille hommes ont péri pour que le roi spéculateur arrivât à en livrer quatre cents ! « Et ne croyez pas que j'exagère : je raconte ; je raconte ce qui est arrivé : le capitaine du bâtiment est le capitaine du New York ; le roi qui a vendu ses propres sujets est le roi de Barsilly.
« O magistrats ! ô souverains de l'Europe ; vous qui dormez tranquillement dans vos palais, tandis qu'on égorge vos semblables, vous ignorez toutes ces atrocités, n'est-ce pas ? C'est, cependant, en votre nom qu'elles sont commises. Eh bien, que les cris de ces malheureux traversent les mers et vous réveillent !
« Maintenant, continua l'orateur, jetons les yeux sur cette côte aride, et qui, cependant, est celle de la patrie ; voyons-y les malheureux nègres couchés et exposés nus aux regards et à l'investigation des fréteurs européens.
« Quand les chirurgiens ont attentivement examiné ceux des nègres qu'ils jugent sains, agiles, robustes et bien constitués, ils les approuvent comme bons, les reçoivent au nom du capitaine, ainsi que des chevaux et des boeufs, et, ainsi que des chevaux et des boeufs, ils les font marquer à l'épaule avec un fer rouge : cette marque, ce sont les lettres initiales du nom du vaisseau, et du commandant qui les a achetés.
« Puis, au fur et à mesure qu'on les marque, on les enchaîne deux à deux et on les conduit au fond du navire qui, pendant deux mois, doit leur servir de prison, et souvent de tombeau.
« Souvent pendant une traversée – tant leur horreur de l'esclavage est grande ! – deux, quatre, six de ces malheureux conviennent de se jeter à la mer, exécutent leur dessein, et comme ils sont liés, trouvent la mort dans les profondeurs de l'Océan.
« Dans la dernière traite que le capitaine Philips a faite en Guinée, chez le roi de Juida, il a perdu ainsi douze nègres, noyés volontairement.
« Cependant, comme on les surveille de près, le plus grand nombre des esclaves arrivent ordinairement dans le vaisseau. Aussitôt, ils sont descendus à fond de cale ; c'est là que cinq ou six cents malheureux sont entassés pêle-mêle dans un espace mesuré à la longueur de leur corps, ne voyant la lumière que par l'ouverture des écoutilles, ne respirant nuit et jour qu'un air qui, d'insalubre, devient pestiféré par le séjour constant des exhalaisons humaines et des excréments qui y séjournent ; alors, du mélange de toutes ces exhalaisons putrides, résulte une infection douloureuse qui corrompt le sang et cause une foule de maladies inflammatoires, lesquelles font périr le quart et quelquefois le tiers de tous les esclaves dans le seul espace de deux mois ou deux mois et demi que dure ordinairement la traversée.
« O vous, à qui je m'adresse, s'écria l'orateur en étendant les mains comme pour adjurer l'univers tout entier, Anglais, Français, Russes, Allemands, Américains, Espagnols ! que le destin vous ait mis, soit une couronne sur la tête, soit une bêche à la main, rentrez au fond de votre coeur ; jetez un coup d'oeil sur la situation où les fréteurs européens vous plongent depuis si longtemps, songez qu'en ce moment même où je parle, les capitaines négriers exécutent toutes les horreurs que je viens de décrire, et que c'est au nom de l'Europe, et sous le régime de ses lois, que se commettent, sans remords, de semblables crimes !
« Aussi, Européens éclairés, ne croyez pas aux fables que ces hommes dénaturés vous débitent froidement en Europe, pour cacher leurs forfaits ; gardez-vous d'ajouter foi à leurs calomnies, lorsqu'ils prétendent que les malheureux nègres sont des animaux privés de sentiment et de raison ; sachez, au contraire, qu'il n'en est pas un seul de ceux que vous arrachez à leur patrie qui n'ait quelque tendre attachement de coeur que vous n'ayez rompu, pas un enfant qui ne regrette douloureusement ses parents ou son père, point de femme qui ne pleure un époux, une mère, une soeur, une amie, pas un homme que ne dévore, au fond de son coeur ulcéré, le désespoir des tendres liens que vous avez brisés par une séparation violente et cruelle. Oui, j'ose vous le dire avec franchise, il n'y a pas un de vos esclaves qui, dans la vérité de son coeur, ne vous regarde comme des bourreaux homicides qui massacrent, qui foulent aux pieds tous les sentiments les plus doux de la nature.
« Hommes cruels et implacables ! si vous saviez lire au fond de leurs âmes, si leurs justes plaintes n'étaient pas réduites au silence le plus rigoureux ou punies des plus terribles châtiments, là, vous verriez un père expirant qui vous dirait : " Tu m'as séparé d'un troupeau d'enfants encore jeunes, que mon travail nourrissait, et qui vont périr de faim et de misère ! " ; plus bas, vous trouveriez une mère au désespoir que vous avez arrachée des bras d'un époux ou d'une fille chérie qui touchait au moment de se marier ; plus loin, de jeunes enfants dérobés à leurs familles qui, en versant des larmes entrecoupées par leurs sanglots s'écrient : Paou, paou, bulla ! Père, père, la main ! ; à côté d'eux, une jeune fille consternée, qui pleure la tendresse d'une mère ou d'un amant dont elle était sincèrement aimée ; partout, des créatures désolées de n'avoir pas eu la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leurs pères ou de leurs parents en les quittant pour jamais ; dans tous les coeurs vous trouveriez, enfin, la honte et l'indignation concentrées, capables de toutes les extrémités où peut porter le désespoir ! »

La commisération de l'assemblée en faveur des malheureux nègres était portée au plus haut degré ; aussi, après avoir interrompu l'orateur par ses applaudissements, fut-elle quelque temps à se remettre : celui-ci utilisa cette trêve en s'essuyant le front avec un mouchoir de batiste et en buvant un verre d'eau sucrée.
Pendant tout ce plaidoyer auquel nous nous sommes attachés à laisser la forme oratoire du temps, Danton examinait Marat, dont la figure prenait, peu à peu, l'expression d'une puissante ironie.
Malouet reprit :

« Vous avez frémi, vous avez pleuré. Ecoutez donc ce qui me reste à vous dire, coeurs sensibles, âmes aimantes ! Lorsque le capitaine Philips, dont j'ai déjà prononcé le nom, eut terminé, son chargement, outre les douze nègres qui s'étaient jetés à la mer, beaucoup refusèrent de manger dans l'espoir de finir leurs tourments par une mort plus prompte ; alors, quelques officiers du bâtiment proposèrent de faire couper les bras et les jambes aux plus entêtés, afin d'effrayer les autres ; mais le commandant, plus humain qu'on n'eût osé l'espérer, refusa en disant : " ils sont déjà bien assez malheureux, sans leur faire encore subir des supplices si cruels ! " C'est avec joie, messieurs, que je rends justice à cet homme en publiant sa générosité ; mais, pour un qui agit ainsi, combien procèdent autrement ! combien, sur ce refus de manger, brisent avec des barres de fer, à plusieurs endroits, les bras et les jambes des malheureux récalcitrants qui, par les cris horribles qu'ils poussent, répandent l'effroi parmi leurs compagnons, et les obligent à faire, dans la crainte de subir le même traitement, ce qu'ils refusaient de faire avec autant de force que de raison !
« Ce supplice, messieurs, est l'égal de la roue en Europe, excepté que ceux que l'on roue en Europe sont des criminels, tandis que ceux que l'on roue sur les bâtiments négriers sont des innocents.
« Attendez encore, je n'ai point fini : j'ai ici une relation écrite, publiée, imprimée par John Atkins, chirurgien à bord du vaisseau amiral l'Ogles- Squadron, chargé de nègres de Guinée ; écoutez ce qu'il va vous dire. John Harding, qui commandait ce bâtiment, s'aperçut que plusieurs esclaves se parlaient à l'oreille, que plusieurs femmes avaient l'air de propager un secret ; il s'imagina enfin que quelques Noirs conspiraient pour recouvrer leur liberté ; alors, sans s'assurer si ses soupçons étaient fondés, savez-vous ce que fit le capitaine Harding ? Il condamna sur-le-champ deux de ces malheureux à la mort, un homme et une femme, et prononça la sentence en étendant la main vers l'homme, qui devait mourir le premier : à l'instant même le malheureux fut égorgé devant tous ses frères, puis on lui arracha le coeur, le foie et les entrailles, qui furent répandus à terre, et, comme ils étaient trois cents esclaves sur le bâtiment, on coupa le coeur, le foie et les entrailles en trois cents morceaux qu'on força les compagnons du mort de manger crus et ensanglantés, le capitaine menaçant du même supplice quiconque refuserait cette horrible nourriture ! »

Un murmure d'horreur courut dans l'assemblée.
Mais la voix de l'orateur domina ce murmure ; il comprenait que, selon les formes de l'art oratoire, il fallait frapper un second coup après le premier.

« Ecoutez, écoutez ! s'écria-t-il. Peu satisfait de cette exécution, le cruel capitaine désigna ensuite la femme à ses bourreaux ; les ordres avaient été donnés d'avance, et le supplice était réglé. La pauvre créature fut attachée avec des cordes par les deux pouces, et suspendue à un mât jusqu'à ce que ses pieds eussent perdu terre. On lui enleva les quelques haillons qui la couvraient, et on la fouetta d'abord jusqu'à ce que le sang ruisselât par tout son corps. Puis, avec des rasoirs, on lui découpa la peau ; et, pour être mangé aussi par les trois cents esclaves, on lui enleva du corps trois cents morceaux de chair ; si bien que tous ses os furent mis à découvert, et qu'elle expira dans les plus cruelles tortures ! »

Des cris d'indignation éclatèrent ; l'orateur s'essuya le front et acheva son verre d'eau sucrée.

« Voilà ce que souffrent les malheureux nègres pendant la traversée, continua Malouet ; maintenant disons ce qu'ils ont à souffrir une fois arrivés. Un tiers, à peu près, est mort dans la traversée ; nous l'avons dit : bornons-nous au quart, et vous allez voir où le calcul mortuaire va nous mener.
« Le scorbut, l'étisie, les fièvres putrides, une autre fièvre aigu qui n'a pas de nom scientifique, et qu'on appelle la fièvre des nègres, fondent sur eux au moment où leurs pieds touchent la terre, en enlèvent encore le quart ; c'est un tribut que le climat impose à ceux qui, d'Afrique, passent aux îles américaines. Or l'Angleterre seule exporte cent mille Noirs, et la France moitié, cent cinquante mille à elles deux ; c'est donc soixante-quinze mille nègres que deux nations placées à la tête de la civilisation font périr tous les ans pour en donner soixante-quinze mille autres aux colonies. Calculez, vous qui m'écoutez ici, calculez quel nombre immense de victimes ont, sans en tirer aucun bénéfice, fait périr ces deux nations depuis deux cents ans que dure ce commerce ; soixante-quinze mille nègres par an, pendant deux cents ans, donnent un chiffre de quinze millions d'hommes détruits par nous ; et, si vous ajoutez à ce douloureux calcul un chiffre égal pour tous les esclaves dont les autres royaumes d'Europe ont causé la mort, vous aurez trente millions de créatures enlevées de la surface du globe par l'insatiable cupidité des Blancs ! »

Les assistants se regardèrent. Il leur semblait impossible qu'ils eussent pris, ne fût-ce que par insouciance, leur part d'un pareil massacre.
L'orateur fit signe qu'il allait continuer ; le silence se rétablit, et il reprit en ces termes :

« Si lorsque la mer a pris sa dîme ; si, lorsque la fièvre a pris son tribut, quelque espérance de bonheur restait au moins à ceux qui survivent, si leur séjour dans l'exil était tolérable ; s'ils trouvaient seulement des maîtres qui les traitassent comme on traite des animaux, cela serait supportable encore. Mais, une fois arrivés, une fois vendus, le travail qu'on exige de ces malheureux est au-dessus des forces humaines. Dès la pointe du jour, ils sont appelés aux travaux, et, jusqu'à midi, ils doivent les continuer sans interruption ; à midi, il leur est enfin permis de manger ; mais, à deux heures, sous le soleil ardent de l'équateur, il faut reprendre sa tâche et la poursuivre jusqu'à la fin du jour ; et, pendant tout ce temps, ils sont suivis, surveillés, punis par des conducteurs qui frappent à grands coups de fouet ceux qui travaillent avec quelque nonchalance. Enfin, avant de les laisser rentrer dans leurs tristes cabanes, on les oblige encore à faire le travail de l'habitation, c'est-à-dire à ramasser du fourrage pour les troupeaux, à charroyer du bois pour les maîtres, du charbon pour les cuisines, du foin pour les chevaux ; de sorte qu'il arrive souvent qu'il est minuit ou une heure avant qu'ils arrivent à leurs cases. Alors, il leur reste à peine le temps de piler et de faire bouillir un peu de blé d'Inde pour leur nourriture ; puis, pendant que ce blé cuit, ils se couchent sur une natte où, bien souvent, écrasés de fatigue, ils s'endorment, et où le travail du lendemain vient les prendre avant qu'ils aient eu le temps de satisfaire la faim qui les dévore, ou le sommeil qui les poursuit.
« Et, cependant, un auteur contemporain, connu par un grand nombre d'ouvrages qui attestent la vaste étendue et les connaissances de son esprit, a prétendu prouver que l'esclavage des nègres offrait une existence bien plus heureuse que le sort dont jouissent la plupart de nos paysans et journaliers de l'Europe.
« En effet, au premier abord, son système paraît séduisant. "Un ouvrier gagne en France," dit-il, "de vingt à vingt-cinq sous par jour. Comment peut-il, avec ce modique salaire, se nourrir, nourrir et entretenir sa femme et cinq ou six enfants ; payer son loyer, acheter du bois et fournir à tous les frais d'une famille entière ? Ils vivent dans l'indigence alors, et presque toujours manquent du nécessaire. Un serf au contraire, ou un esclave, est comme le cheval de son maître : ce maître est intéressé à le bien nourrir, à le bien entretenir pour le conserver en santé et en retirer un service utile et permanent ; ayant donc tout ce qui lui est nécessaire, il est plus heureux que les journaliers libres, qui parfois n'ont pas de pain."
« Hélas ! la comparaison n'est pas juste, et j'en apporte la preuve ; il n'y a pas longtemps qu'elle m'a été donnée, et voici comment. Il y a huit jours, j'entrai dans un café ; trois ou quatre Américains étaient assis autour d'une table : l'un d'eux lisait les papiers publics, les autres parlaient de la traite des nègres ; la curiosité me fit asseoir près d'eux, et j'écoutai. Voici, mot à mot, le calcul que j'entendis faire à l'un d'eux :
"Mes nègres," disait-il, "me reviennent l'un dans l'autre à quarante guinées ; chacun me rapporte environ, tous frais faits, sept guinées de bénéfice en les nourrissant comme il faut ; mais, en retranchant sur leur nourri seulement la valeur de deux pence par jour, cette économie sur chaque nègre me donne trois livres sterling de profit, c'est-à-dire trois cents livres sterling sur mes trois cents nègres – en sus des sept livres sterling qu'ils me donnaient déjà. Par ce moyen, j'arrive à faire, par an, sur chacun de mes esclaves, dix guinées de bénéfice ; ce qui porte le revenu net de mon habitation a trois mille livres sterling. Il est vrai, ajouta-t-il, qu'en suivant le plan de cette administration économique, mes nègres ne durent tout au plus que huit ou neuf ans, mais qu'importe, puisqu'au bout de quatre ans, chaque nègre m'a rendu les quarante guinées qu'il m'a coûtées ? Donc, ne vécût-il plus que quatre ou cinq ans, c'est son affaire, puisque le surplus des quatre années est un pur bénéfice. L'esclave meurt ; bon voyage ! avec le seul profit que j'ai fait sur sa nourriture pendant sept ou huit ans, j'ai de quoi racheter un autre nègre jeune, robuste, au lieu d'un être épuisé, qui n'est plus bon à rien, et, vous comprenez, sur trois cents esclaves, cette économie est immense !"
« Voilà ce qu'il disait, cet homme, ou plutôt ce tigre à face humaine ! voilà ce que j'ai entendu, et j'ai eu honte de ce que celui qui disait cela fût un Blanc comme moi !
« O Européens féroces ! s'écria l'orateur interrompant, avec volonté de l'interrompre, le frémissement que ses dernières paroles avaient soulevé dans l'assemblée, serez-vous toujours des tyrans cruels, quand vous pouvez être des protecteurs bienfaisants ? Les êtres que vous persécutez sont, cependant, conçus et nés, comme vous, dans le corps d'une femme ; elle les a portés neuf mois dans son sein, comme vos mères vous ont portés ; elle les a mis au jour avec les mêmes douleurs et les mêmes dangers que vos femmes mettent au jour leurs enfants ! N'ont-ils pas été allaités de lait comme vous ? élevés avec là même tendresse que vous ? ne sont-ils pas des hommes ainsi que vous ? n'est-ce pas le même Créateur qui nous a tous formés ? n'est-ce pas la même terre qui nous a portés, et qui nous nourrit ? n'est-ce pas le même soleil qui nous éclaire ? n'est-ce pas le même Père de l'univers que nous adorons tous ? n'ont-ils pas un coeur, une âme, les mêmes affections de tendresse et d'humanité ? Parce que la couleur de leur peau n'est pas semblable a la nôtre, est-ce un titre légitime pour les massacrer, pour enlever leurs femmes, voler leurs enfants, enchaîner leurs pères, pour leur faire souffrir sur la terre et sur l'océan les cruautés les plus odieuses ?
« Lisez l'histoire de tous les peuples et de toutes les nations de la terre, dans aucun empire, dans aucun siècle, même les plus barbares, vous ne trouverez l'exemple d'une férocité aussi réfléchie et aussi constante. Dans un temps où la saine philosophie et les connaissances les plus étendues viennent éclairer l'Europe par les découvertes les plus sublimes, pourquoi faut-il que vous soyez encore l'effroi des Africains, l'horreur de vos semblables, les persécuteurs du genre humain ? Faites, il en est temps encore, oublier tant de cruautés en donnant à toute la terre l'exemple de l'humanité et de la bienfaisance : faites les nègres libres, brisez leurs fers, rendez leur condition supportable, et soyez sûrs que vous serez mieux servis par des affranchis qui vous chériront comme leurs pères que par des esclaves qui vous détestent comme des bourreaux ! »

Cette péroraison terminée par une antithèse enleva l'auditoire : les bravos, les cris, les applaudissements éclatèrent ; les hommes se précipitèrent vers la tribune ; les femmes agitèrent leur mouchoir, et l'orateur descendit au milieu des cris enthousiastes de « Liberté ! liberté ! »
Danton se retourna vers Marat ; deux ou trois fois, il avait été sur le point de se laisser aller à l'entraînement général ; mais il sentait près de lui, dans son compagnon, quelque chose de pareil à une raillerie mal contenue, à un dédain prêt à éclater qui le repoussait.
Cependant, quand l'orateur eut fini, Danton, comme nous l'avons dit, se retourna vers Marat.
« Eh bien, lui demanda-t-il, que pensez-vous de cela ?
- Je pense, dit Marat, qu'il faudrait bien des séances comme celle-ci, et bien des orateurs comme celui-là, pour faire faire un pas à l'humanité.
- La cause qu'il défend est belle, cependant ! dit Danton, qui, habitué à cette phraséologie philosophique, voulait au moins lutter avant de se rendre.
- Sans doute ; mais il y a une cause plus pressante encore à défendre que celle des esclaves d'Amérique.
- Laquelle ?
- C'est celle des serfs de la France.
- Je comprends.
- Vous m'avez promis de me suivre ?
- Oui.
- Venez.
- Où allons-nous ?
- Vous m'avez conduit parmi des aristocrates qui traitent de l'affranchissement des Noirs, n'est-ce pas ?
- Sans doute.
- Eh bien, moi, je vais vous conduire parmi des démocrates qui s'occupent de l'affranchissement des Blancs. »
Et, sur ces mots, Marat et Danton sortirent sans que nul les remarquât – si remarquables qu'ils fussent, – tant l'attention générale était concentrée sur l'orateur, qui descendait de la tribune au milieu des félicitations de l'assemblée.

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