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Chapitre LIV
Réveillon est ingrat

Réveillon était donc arrivé au comble de la joie et de la prospérité.
Mais il arriva à Réveillon ce qui arrive à tous les hommes qui montent trop haut.
De ce faîte d'honneurs où il était parvenu, il ne vit plus Auger.
Auger avait rendu ses services, Réveillon ne les lui paya point. Auger se jura qu'on les lui payerait, ou qu'il se les payerait lui-même.
Tout le monde sait quelle fièvre turbulente agita la France au moment de ces élections ; le bruit ou plutôt la secousse en fut ressentie jusqu'aux extrémités de l'Europe, et cependant, au centre de la France, il y eut des gens que cette secousse ne réveilla point.
Dans ses excursions nocturnes, Auger s'était fort lié avec le citoyen Marat, et lui avait demandé conseil. Marat, consulté, donna la consultation en conscience.
« Ce Réveillon, dit-il, est un aristocrate pire que ceux de la noblesse ; il n'a pas les vices des nobles, qui faisaient vivre le peuple, et il a les vertus des bourgeois, c'est-à-dire la lésinerie, la surveillance, la défiance, barrières que le tiers état sait jeter entre lui et la démocratie. L'ennemi le plus cruel du peuple aujourd'hui, c'est le bourgeois. Le bourgeois aidera le peuple à saper les trônes, à briser les armoiries, à brûler les parchemins ; plus grand que le peuple, c'est lui qui montera sur les escabeaux pour gratter les fleurs de lis et écraser les perles des couronnes ; mais, quand il aura détruit, il réédifiera : les blasons du noble, ôtés au noble, il se les appliquera ; il transformera en armoiries les enseignes de ses boutiques : le lion rouge deviendra de gueules ! la croix blanche sera la croix d'argent ! A la place de l'aristocratie, de la noblesse et de la royauté, poussera la bourgeoisie ; le bourgeois se fera aristocrate, le bourgeois se fera noble, le bourgeois se fera roi.
- Comment empêcher cela alors ? demanda Auger.
- C'est bien simple : détruire cette semence qui sera le bourgeois.
- Mais, dit Auger, ce n'est pas chose facile ! il y a en France cinq millions d'électeurs bourgeois, tous hommes faits ou jeunes gens ; ils ont dans leur famille autant de louveteaux tout prêts à passer loups... A qui faut-il confier le soin de les détruire ?
- Au peuple ! dit Marat ; au peuple, qui est assez fort pour tout broyer, soit qu'il y mette le temps, soit qu'il se lève d'un seul bond ; au peuple, qui peut être patient parce qu'il est éternel, et qui est invincible, dès qu'il ne veut plus être patient !
- Diable ! diable ! dit Auger. Savez-vous, cher ami, comment cela s'appelle, ce que vous proposez là ?
- Cela s'appelle la guerre civile.
- Et le lieutenant de police ? et le chevalier du guet ?
- Bon ! dit Marat, croyez-vous donc qu'il soit nécessaire d'aller crier dans les rues : "A bas les bourgeois !" Ce serait sot et inutile ; le premier bourgeois que vous rencontreriez vous arrêterait. Fort, plus fort est celui qui vit dans un souterrain, et qui lance de là des paraboles comme les anciens prophètes.
- Dans un souterrain ? fit Auger surpris. Est-ce qu'il y a encore des souterrains ?
- Parbleu ! répliqua Marat.
- Où cela ?
- Partout ! Moi, par exemple, je vis dans un souterrain, mais vous n'oseriez pas, vous autres ! Moi, je suis un homme de travail et d'imagination ; je me passe du soleil, moi, parce qu'il y a une flamme dans ma tête : celle de ma lampe suffit alors à mes yeux. J'aime la solitude parce qu'elle ne ment pas, et qu'on y travaille ; je hais la société parce que tous les hommes y sont laids et bêtes ! »
Auger regarda son ami, et s'étonna de l'entendre parler avec cet aplomb, étant si laid et si méchant.
Marat continua.
« Les clubs où l'on s'enferme, où l'on conspire à huis clos – souterrains ! les journaux anonymes qu'on répand sur la France ébahie – souterrains ! les paroles vagues qu'on lance adroitement au fond des foules, et que tout le monde répète sans savoir qui les a prononcées – souterrains ! Vous voyez donc, mon cher confrère, que tout le monde peut avoir son souterrain comme moi, pour élaborer à l'aise l'oeuvre révolutionnaire. Mais à cette oeuvre, c'est moi qui vous le dis, fou qui ne s'attelle pas de toutes ses forces ! fou qui ne court pas en avant du char ! Celui-là sera broyé sous les roues en voulant faire reculer la machine.
- De sorte que, pour conclure... ? fit Auger.
- Vous en voulez à Réveillon ?
- Oui.
- Et vous voulez vous venger de lui ?
- Parbleu !
- Eh bien, pour conclure, perdez Réveillon dans le peuple, et vous verrez ! »
Auger n'avait pas calculé toute la puissance du mot que lui avait jeté comme par hasard cet infernal génie du mal que l'on appelait Marat.
En y réfléchissant, Auger s'épouvanta de la lumière que ce mot laissait sur sa route tortueuse.
Perdre Réveillon dans le peuple, à quoi cela conduisait-il Auger, et surtout Réveillon ?
Alors, il se pencha sur l'abîme, et entrevit, au fond, cette mine sombre que pratiquait sous la société la sape des conspirateurs ; il se dit que, du moment où la mine jouerait, par une loi naturelle, ce qui se trouvait en haut s'abaisserait, et ce qui se trouvait en bas s'élèverait.
A partir de ce jour, que fit Auger ?
Dieu le sait.
Seulement, dans le faubourg, officine toujours ouverte aux beaux diseurs, fournaise toujours brûlante pour chauffer les creusets démagogiques, dans le faubourg, on entendit bientôt répéter que Réveillon était un mauvais riche ; que, depuis son élection, la tête lui avait tourné, et qu'il aspirait aux honneurs.
On répéta surtout, avec une haine profonde, ces deux axiomes, lesquels n'étaient pas plus les siens que ceux du reste de la bourgeoisie, qui aujourd'hui peut-être ne le dit pas, mais le pense toujours :
« Il faut garder le peuple inintelligent. »
Et :
« Un homme peut vivre avec quinze sous par jour. »
Ces propos, échappés à Réveillon, qui ne croyait pas avoir à se défier d'Auger, et répétés par celui-ci, ces propos, l'indignation populaire les accueillit avec frénésie, et les rangea au catalogue des vengeances avec le mot d'un autre aristocrate qui avait été plus célèbre, et qui fut plus malheureux que Réveillon.
Ce mot était celui de Foulon :
« Je ferai manger aux Parisiens le foin de la plaine Saint-Denis. »
Ces mots-là, le jour où ils éclatent, font mourir les imprudents qui les ont prononcés, ou les malheureux auxquels ont les attribue.
Réveillon, cependant, calme au milieu de ces orages, ne s'enivrait que de sa gloire, et s'étourdissait comme font les papillons au tambour de leurs ailes.
Il ne remarquait pas ce que tout le monde avait remarqué autour de lui : que ses ouvriers, tout en touchant le salaire accoutumé, lançaient au caissier un regard farouche ; que, parmi ces gens, qui, en général, recevaient deux livres par jour, quelques-uns, fanatiques de l'opinion, et incapables de garder en eux l'ivresse de la colère, faisaient deux parts de ces quarante sous, et disaient :
« A quoi donc pense M. Réveillon ? est-ce qu'il veut nous engraisser ? Nous n'avons besoin que de quinze sous, dit-il ; c'est vingt-cinq sous de trop ! »
Et, là-dessus, les yeux flamboyaient, et les dents blanches se montraient sous les lèvres pâles.
Auger n'avait, pour faire tomber toute cette rage, qu'à souffler un mot de démenti ; il n'avait qu'à nier que Réveillon eût jamais tenu ce propos, et, bon serviteur, il eût ramené tous les esprits au fabricant : le peuple de Paris est emporté ; mais, au fond, il a un bon naturel ; il pense vite, et oublie vite.
Mais Auger se garda bien de rien dire.
Il accueillit, pendant un ou deux mois, tous ces bruits avec la bonhomie d'un confrère qui plaint ses confrères, avec la mansuétude de l'exécuteur, qui semble toujours dire au patient, même en lui faisant la toilette de l'échafaud : « Juges féroces ! »
En sorte que, grâce au silence d'Auger, les bruits acquirent de la consistance ; en sorte que les colères prirent des racines si profondes, que Dieu lui-même, qui change les coeurs, et qui modifie les corps, ne se donna plus la peine de désherber ce mauvais champ de France, semé d'ivraie et de chardons aux pointes envenimées.
« Est-il vrai, demanda-t-on un jour à Auger, que la cour, pour récompenser Réveillon, lui ait envoyé le cordon de Saint Michel ? »
Cette nouvelle absurde, que l'honnête homme le plus niais eût accueillie par un rire de bon aloi, et démolie d'un seul mot, comme elle méritait de l'être, Auger la reçut par un : « Vraiment ? » si admirablement accentué, qu'il fut impossible de deviner si la nouvelle était vraie ou fausse, si Auger la savait ou ne la savait pas.
Alors tous ceux qui avaient douté jusque-là ne doutèrent plus.
Et l'on se répéta, en sortant de la caisse d'Auger, que le caissier lui-même avait certifié l'envoi du cordon de Saint Michel à M. Réveillon.
Maintenant, peut-être serait-il nécessaire d'expliquer en quelques mots à nos lecteurs pourquoi M. Auger s'était fait un politique si confiant, et un si facile approbateur du peuple.
Etaient-ce seulement la haine et la vengeance qui faisaient agir Auger comme nous avons vu qu'il agissait ?
C'était un peu cela ; il y a des gens qui ne peuvent pardonner le bien qu'on leur fait, et Réveillon avait, malheureusement pour lui, fait du bien à Auger.
Mais la haine et la vengeance n'étaient pas les seuls mobiles d'Auger : il y avait encore l'intérêt.
Auger travaillait pour lui-même dans cette bagarre qui menaçait d'engloutir le crédit de Réveillon.
Certains hommes aiment le désordre comme les oiseaux de proie aiment le carnage et la mort.
Ne pouvant vivre des corps vivants, contre lesquels ils auraient à disputer leur nourriture, ils souhaitent la destruction, qui leur assure un lambeau de chair facilement obtenu.
Auger avait formé le plan de ruiner purement et simplement son maître, pour lui enlever, dans le désastre, un bon morceau de sa fortune.
Cette oeuvre hideuse, devenue sa préoccupation incessante, Auger la poursuivit à la fois ouvertement et invisiblement : ouvertement, en achevant d'égarer Réveillon par ses récits et ses confidences fausses ; invisiblement, en entretenant et fomentant toute la haine qu'un riche commerçant éveille toujours autour de lui.
Au moment où les événements que nous allons décrire se préparaient, Réveillon commençait à sentir, sans pouvoir se rendre compte de l'oppression qu'il éprouvait, le poids de tous ces regards envenimés qui pesaient sur lui ; il entendait, sans le comprendre, le murmure de ces mots, de ces phrases qui grondaient autour de lui.
Mais tous ces présages, airs défiants, regards haineux, bruits sinistres, se traduisirent, pour lui commerçant, par ces mots : le crédit de la maison.
Réveillon appela auprès de lui tous ses fonds, comme un général qui pressent une attaque appelle ses soldats et ses conseillers.
Les fonds de Réveillon étaient considérables ; il n'y avait alors d'autres placements solides que l'achat de propriétés ou le roulement de capitaux dans le commerce.
Rentes et actions n'avaient plus aucune valeur depuis que l'Etat était chancelant.
Réveillon ordonna à son caissier de faire le relevé exact de son actif, et lui commanda de tenir disponibles – sans cependant les réaliser en numéraire – tous ses fonds libres.
Réveillon se proposait de faire, un beau matin, argent de tout, et, sans crier gare, de sortir de son commerce en triomphateur par une porte honorablement mais soudainement ouverte.
Il se représentait la joie de ses enfants alors qu'ils pourraient vivre hors de cette atmosphère déjà viciée, alors que, dans un bien de campagne, ou dans un hôtel des quartiers paisibles, l'électeur Réveillon pourrait faire le bourgeois et le notable sans rencontrer jamais d'autres visages que ceux de ses amis.
Calcul bien simple ! De même que – pour continuer la comparaison qui précède – le général tient à sa portée les troupes dont il aura besoin au moment de l'action, mais, en attendant, utilise à couvrir le pays ces mêmes soldats qu'il aura sous les drapeaux au premier coup de tambour – de même Réveillon s'était assuré, par la réunion de son papier, une réalisation facile en un mois : ses effets dormaient dans des portefeuilles sûrs, ou dans le sien propre, effets convertissables en argent aussitôt qu'il le voudrait.
Auger comprit cette manoeuvre ; il comprit surtout que sa proie lui échapperait.
Réveillon, avec son instinct de négociant, déjouait les calculs du scélérat ; mais Auger, en vertu de cet axiome : « Qui ne risque rien n'a rien » , se hasarda à négocier une portion de ce papier, et à en faire quelques louis.
Ces louis, il les enferma dans sa caisse, prêt à répondre à Réveillon que les temps n'étaient pas sûrs, qu'un honorable électeur pouvait être menacé par la haine populaire, qu'il pouvait être obligé de fuir, et que l'on fuit, non pas avec des effets de commerce dans son portefeuille, mais avec de beaux et bons louis ayant cours en France et à l'étranger.
Et, comme cette explication avait son excuse dans le dévouement même d'Auger pour son maître ; comme rien dans le passé d'Auger, c'est-à-dire dans le passé connu de Réveillon, n'autorisait la moindre défiance, l'explication sauvait tout.
Mais Réveillon n'eut pas de défiance : Réveillon ne visita pas sa caisse ; les louis y sommeillèrent paisiblement dans leurs rouleaux réunis au fond d'un bon sac qu'Auger avait choisi solide, ainsi qu'il est du devoir d'un bon caissier.
Maintenant que le lecteur aura pris d'Auger une opinion conforme à nos desseins, nous allons sortir de cette ruche ignoble où bourdonnent tant de hideux insectes, et nous reviendrons à de plus riants tableaux.
Hélas ! ces tableaux passeront vite ! L'époque est arrivée des éphémères plaisirs.

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