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Chapitre LI
Le jardin du roi

Le Jardin du Roi, qui, à l'époque de la Révolution, je crois, a pris le nom de Jardin des Plantes, était beaucoup moins fréquenté alors qu'il ne l'est de nos jours.
D'abord, Paris avait un tiers de moins d'habitants, ce qui serait déjà une raison pour qu'il y eût un tiers de promeneurs de moins.
Ensuite, les animaux étaient moins nombreux, et, par conséquent, n'attiraient pas l'attention comme aujourd'hui.
Peut-être y avait-il, comme aujourd'hui, un ours nommé Martin, montant à un arbre, et mangeant des gâteaux et des invalides : il y a eu de tout temps des ours nommés Martin.
Mais il n'y avait pas cette magnifique collection d'hyènes et de chacals que nous devons à notre conquête d'Afrique, et qui menace de remplacer, par ses curieuses variétés, non seulement toutes les variétés des autres espèces, mais encore toutes les autres espèces elles-mêmes.
Il n'y avait pas non plus cette poétique, langoureuse et mélancolique girafe, dont la mort, quoiqu'elle ait plusieurs années de date, est encore un malheur récent pour les habitués du Jardin du Roi de nos jours. Non seulement elle n'y était pas, mais encore les savants, ces grands négateurs de toutes choses, qui ont été jusqu'à nier Dieu, niaient la girafe, et rangeaient le caméléopard au nombre des animaux fabuleux d'Hérodote ou de Pline, tels que le griffon, la licorne et le basilic !
Il y avait donc moins de curieux, de visiteurs et de promeneurs au Jardin du Roi de cette époque qu'il n'y en a au Jardin des Plantes de nos jours.
Depuis le matin de cette bienheureuse journée qui devait réunir les deux amants, il tombait une de ces jolies petites pluies douces et fines qui suffisent à empêcher les flâneurs d'obstruer les allées des jardins publics, mais qui sont heureusement insuffisantes à empêcher les amoureux de causer, les chasseurs de marcher, et les pêcheurs de jeter leurs lignes.
Temps charmant au printemps, en ce qu'à cette époque du réveil de la nature, il envoie à tous les sens des émanations et des souvenirs ; temps qui rend le parfum aux feuillages, et qui relève les gazons verts sous le pied léger des passants. Temps triste et maussade en automne, en ce qu'il ne rappelle en rien la blonde déesse des moissons, et l'ardeur du soleil de juillet, mais qu'il annonce, au contraire, les futures tristesses de l'hiver ; temps triste et maussade en ce qu'il arrache de leurs branches les dernières feuilles jaunes, et détrempe la terre, dans laquelle s'enfonce la grasse et lourde empreinte du pied des passants.
Ingénue sortit à l'heure dite, prit son fiacre à l'heure dite ; mais, si ponctuelle qu'elle fût, Christian avait, lui, été plus que ponctuel, attendant déjà depuis deux heures quand elle arriva.
Il était sorti à onze heures, n'ayant point la force de rester étouffant dans sa chambre jusqu'à ce que sa pendule eût la complaisance de lui sonner l'heure à laquelle il devait partir ; et, quoique son fiacre, selon l'habitude de ces estimables véhicules, eût mis plus d'une heure à aller du faubourg Saint- Honoré au Jardin du Roi, il n'en était pas moins arrivé à midi douze minutes, ce qui lui constituait une heure quarante-huit minutes d'attente, jusqu'au moment où devait paraître Ingénue.
Et, cela, en supposant qu'Ingénue parût à deux heures précises ; chose à peu près impossible, puisque, à deux heures précises seulement, elle devait sortir de la maison de M. Réveillon. Arrivé au terme de son voyage, et bien convaincu qu'il en avait pour deux heures à attendre, Christian avait gagné les quinconces solitaires, sous l'ombre desquels cette petite pluie fine, presque imperceptible, ne pouvait se faire passage ; elle tombait donc sur les feuilles, plus touffues Sur les marronniers que sur les autres arbres, parce que ces arbres, pressés les uns contre les autres, se prêtaient un mutuel appui, concentrant par en bas tous leurs arômes, et ne laissaient échapper aucune molécule humide.
Et c'est tout au plus si une goutte d'eau, grossie par cent autres, se faisait assez lourde pour glisser de la voûte opaque, et tomber sur le sable, où elle faisait son trou, image du temps qui creuse les âges.
Christian regardait de loin, à travers les grilles tout fiacre qui s'arrêtait devant ces marchands de gâteaux, de fruits et de sirop, devenus très nombreux depuis qu'ils avaient acheté des concessions au suisse de Sa Majesté, seul propriétaire du droit de vendre des rafraîchissements à l'intérieur.
Enfin le fiacre désiré apparut : il était vert comme une pomme de Normandie, d'un vert à faire frémir un coloriste, d'un de ces verts qu'on apercevrait d'une lieue parmi les arbres du mois de juin, qui, cependant, ont et doivent avoir la prétention de passer pour de la verdure.
Ingénue descendit de ce fiacre, pareille à la rose déesse qui ouvre les portes de l'Orient ; elle avait une robe fraîche, fraîchement tirée de son trousseau. Cette robe était de taffetas noir tout plein de ruches et de frisures de soie ; elle était coiffée d'un petit chapeau gris-perle avec des rubans noirs et aurore ; elle avait des souliers à hauts talons, et, avec tout cela, une de ces tournures qui attirent l'oeil des jeunes gens par espérance, des vieillards par souvenir.
Et, quand elle prit sa course pour gagner le quinconce, où elle avait déjà aperçu son amant, bien qu'elle tînt, ou plutôt qu'elle eût l'air de tenir les yeux baissés, elle rassemblait à ces belles divinités bocagères que la mythologie n'a jamais aussi voluptueusement habillées de leur nudité que Boucher, Vanloo et Watteau de leurs habits bouffants et chiffonnés.
Christian, la voyant accourir au-devant de lui, courut au-devant d'elle.
Tous deux se rencontrèrent et se prirent par la main ; personne n'était là pour leur contester ce droit : il pleuvait assez, avons-nous dit, pour écarter les oisifs.
Mais à peine se furent-ils donné la main, que Christian s'aperçut du changement qui s'était fait dans les traits d'Ingénue, et Ingénue de celui qui s'était fait dans les traits de Christian.
Christian, pâle de son émotion, pâle encore de sa blessure ; Ingénue, pâle et crispée par cette nécessité de se faire femme, femme et maîtresse de ménage, sans avoir cessé d'être jeune fille ; triste nécessité éclose depuis la veille sous ce vent brûlant de la tempête conjugale !
Aussi, après s'être regardés vivement, amoureusement, ardemment, détournèrent-ils à l'instant même leur regard l'un de l'autre.
Leur histoire les effrayait autant que leur visage.
Christian, qui était arrivé avec toutes les folâtreries de M. le comte d'Artois dans la tête, fut tout surpris de ne voir en cette jeune femme qu'un sujet à lugubres réflexions.
Et, elle, malgré sa toilette gaie, son air de femme, et l'audace de ce rendez- vous en plein air donné à son amant, elle s'arrêta tout à coup, indécise, muette, tremblante et ne sachant par où commencer.
Christian lui prit la main, avons-nous dit, et l'emmena au plus noir de l'ombre.
Là, il crut qu'elle serait encore mieux à lui, parce que nul ne la pouvait voir.
Tous deux s'assirent sur un banc, ou plutôt Ingénue se laissa tomber sur ce banc, et Christian s'assit près d'elle.
Comme dans la Françoise de Rimini de Dante, où c'est la femme qui raconte, et où c'est l'homme qui pleure, Christian, n'osant point entamer la conversation, laissa Ingénue prendre la parole la première.
« Vous voilà, monsieur Christian ! dit-elle du ton le plus significatif, et ce ton participait à la fois du reproche et du bonjour.
- Ah ! que ne m'avez-vous appelé plus tôt, madame ! dit Christian.
- Et quand cela ?
- Avant-hier, par exemple.
- Avant-hier ? répondit Ingénue. C'était comme il y a une semaine, comme il y a un mois... Hélas ! M. Christian m'avait oubliée, abandonnée ! »
Ce fut au jeune homme à jeter sur Ingénue un regard de reproche.
« Oh ! dit-il, vous l'avez pu croire ?
- Mais, reprit la jeune fille, les larmes aux yeux, je l'ai bien vu, ce me semble.
- Comment ! lui demanda-t-il, ne savez-vous donc point ce qui m'éloignait de vous ?
- Votre volonté probablement, ou pis que cela, votre caprice.
- Mon Dieu ! suis-je assez malheureux ! » s'écria le page.
Puis, se retournant vers Ingénue :
« Mais voyez ma pâleur ! dit-il. Ne vous êtes-vous donc pas aperçue que je boite encore, et que, sans cette canne, à peine si je pourrais marcher ?
- Oh ! mon Dieu ! dit Ingénue, que vous est-il donc arrivé ?
- Il m'est arrivé que j'ai reçu une balle dans la cuisse, et que j'ai failli en mourir ! Un pied plus haut, j'étais bien heureux, car je l'eusse reçue dans la poitrine, et j'étais mort.
- Quoi ! s'écria-t-elle, ce jeune page blessé dont ont parlé les gazettes... ?
- C'était moi, mademoiselle.
- Oh ! et mon père qui me l'a caché ! qui non seulement me l'a caché, mais encore m'a soutenu le contraire !
- Il le savait bien, cependant, lui qui m'a vu tomber, dit Christian ; lui que mon dernier regard a imploré avant que j'eusse perdu connaissance ; car je l'ai vu en tombant, car j'ai failli lui dire : " Assurez-la que je meurs en l'aimant ! "
- Mon Dieu ! fit Ingénue.
- Car, dans ce moment, ajouta Christian, j'espérais bien être assez grièvement blessé pour en mourir ! »
Et il se détourna en disant ces mots, pour cacher à Ingénue les larmes qui roulaient dans ses yeux.
« Mais, alors, dit Ingénue, une fois revenu à vous, comment ne m'avez-vous pas écrit ? comment n'avez-vous pas trouvé moyen de me donner de vos nouvelles ?
- D'abord, fit Christian, parce que je n'osais, après ce qui s'était passé entre votre père et moi, confier à personne notre secret ; parce que, de huit jours, je n'ai pu parler ; parce que, d'un mois, je n'ai pu écrire ; mais, aussitôt que je l'ai pu, je l'ai fait.
- Je n'ai pas reçu de lettre, dit Ingénue avec un soupir, et en secouant la tête.
- Je le conçois, dit Christian, car, les deux lettres que je vous ai écrites, les voici. »
Et, tirant les deux lettres de sa veste de soie, il les présenta à Ingénue.
Ingénue interrogea Christian du regard.
« Je n'ai point osé les mettre à la poste, je n'ai point osé les donner à un commissionnaire, je n'ai point osé les confier à un ami. Je craignais qu'elles ne tombassent entre les mains de votre père, ou ne vous compromissent en face d'un étranger. Vous voyez bien que, si je suis coupable, je l'ai été de trop de respect pour vous. »
Et Christian continuait de tendre à Ingénue ces deux lettres, qu'elle n'osait prendre.
« Lisez, dit Christian, et vous verrez si je suis coupable. »
Mais Ingénue comprit que, si elle lisait, le jeune homme ne manquerait point de lire, lui, de son côté, sur son visage les différentes impressions qu'elle allait éprouver, et elle ne se sentait pas assez sûre d'elle pour subir cette épreuve.
Elle repoussa doucement la main de Christian.
« C'est inutile, dit-elle.
- Non pas, dit Christian : vous avez douté de moi, vous en pouvez douter encore... Si ce malheur m'arrivait jamais, ouvrez ces lettres, et lisez-les, vous serez convaincue. »
Ingénue avait grande envie de lire ces lettres ; seulement, il lui fallait une raison de les prendre : cette raison lui étant donnée, elle en profita.
En conséquence, la jeune femme les prit de la main de Christian, et les plaça dans son corset avec un soupir.
« Ah ! je m'en doutais bien ! dit Ingénue.
- Comment cela ? demanda Christian joyeux.
- Je m'en doutais si bien, qu'ayant entendu dire à M. Santerre que ce page blessé avait été transporté aux écuries d'Artois, j'ai voulu moi-même aller demander de ses nouvelles. »
Et, alors, à son tour, sur les instances de Christian, la jeune femme raconta comment elle était sortie, un soir, à quatre heures, de la maison de la rue des Bernardins ; comment elle avait été suivie par un homme au visage hideux ; comment elle s'était perdue en le fuyant, et comment, au moment où il étendait le bras sur elle, elle avait été secourue et défendue par une fière jeune fille nommée Charlotte de Corday.
« Ah ! murmura Christian avec un soupir, c'était écrit là-haut !
- Mais tout cela, reprit alors Ingénue, ne me dit pas pourquoi je ne vous ai revu que dans cette terrible nuit.
- Oh ! dit Christian, c'est bien simple : je n'ai pu sortir que le jour même de votre mariage. J'ignorais tous ces événements qui se pressaient autour de vous, tandis que j'étais étendu sur mon lit de douleur. J'ai été droit à la rue des Bernardins : vous n'y étiez plus. Je me suis informé ; on m'a dit que vous demeuriez au faubourg Saint-Antoine ; renseigné sur la maison, je suis arrivé en face de la porte. Il était onze heures du soir ; les fenêtres étaient éclairées. J'ai demandé à quel propos ce bruit d'instruments et cet air de fête ; c'est alors que j'ai appris votre mariage... Ah ! Ingénue ! la foudre sur ma tête, un abîme à mes pieds, m'eussent moins épouvanté !... J'attendis, je vis sortir Auger, je le vis causer avec un inconnu, je vis tout s'éteindre, je vis entrer l'inconnu, je le vis sortir, je me jetai au-devant de lui, je voulus le tuer, je lui arrachai son manteau, je le reconnus : c'était le comte d'Artois.
- Prince indigne ! murmura Ingénue.
- Oh ! non, non, Ingénue, n'en croyez rien : le prince, au contraire, est le plus généreux de tous les hommes !
- Ah ! vous le défendez ?
- Oui, Ingénue, car c'est lui qui m'a appris cette bienheureuse nouvelle qui fait qu'à cette heure je ne suis pas mort ou insensé : c'est-à-dire qu'aujourd'hui vous êtes aussi libre qu'hier, qu'avant-hier, qu'il y a un mois. Oh ! bon et cher prince, je le bénis pour cela autant que je l'ai maudit ! oui, je le bénis, car il m'a dit que vous étiez toujours ma fiancée, et non la femme de ce misérable, le seul que vous deviez mépriser, que vous deviez haïr, de cet infâme Auger ! »
Ingénue rougit et devint si belle, que Christian faillit se prosterner devant elle.
« Ah ! s'écria-t-il, Ingénue ! Ingénue ! comment se fait-il que vous m'ayez méconnu, que vous m'ayez cru capable de vous oublier ; moi qui n'ai, pendant mes longues nuits de souffrances, pensé qu'à vous ; moi qui ai mêlé votre nom à chacun des cris que m'arrachait la douleur ?... A qui pensiez- vous pendant ce temps, vous ? Vous pensiez à votre mari futur, n'est-ce pas ? Mais pourquoi vous adresserais-je des reproches ? Oh ! j'en suis sûr, vous vous blâmez bien assez vous-même.
- Mais que pouvais-je faire, moi ? s'écria Ingénue. Mon père ordonnait, et la colère conseillait.
- La colère ? la colère contre moi, bon Dieu ?
- Contre vous, blessé, presque mort ! Oh ! funeste orgueil des jeunes filles !... Aujourd'hui, vous êtes revenu...
- Vous le voyez, Ingénue.
- Oui ; mais, aujourd'hui, vous m'aimez moins.
- Pouvez-vous dire cela, Ingénue ? Non, non, je vous aime toujours autant ! je vous aime plus que jamais !
- Vous m'aimez, vous m'aimez, s'écria Ingénue, et je ne suis plus libre ! »
Christian la regarda tendrement, appuya le bras de la jeune fille contre son coeur, et, avec une effusion d'amour qui entraîna l'âme d'Ingénue :
« Vous n'êtes plus libre ? dit-il.
- Mais non.
- Et qui donc vous enchaîne ?
- Mon mari.
- Ce que vous dites là n'est point sérieux.
- Comment ?
- Vous n'aimez pas cet homme, vous ne pouvez pas l'aimer : quand on s'appelle Ingénue, et qu'on a votre coeur, on n'aime pas ce que l'on méprise.
- Oh ! murmura-t-elle.
- Eh bien, si vous ne l'aimez pas, si vous m'aimez...
- Monsieur Christian, quand je vous ai vu, l'autre jour, dans ma chambre, j'ai senti contre vous un sentiment de colère et de rage.
- Et pourquoi cela, mon Dieu ?
- Pourquoi cela ? Ne le comprenez-vous point ? Je me disais : " Cet homme qui revient ici par caprice, comme il m'avait quittée ; cet homme, c'est lui qui a fait le malheur de ma vie ! "
- Moi ?
- Oui, le malheur de ma vie ; car, sans le dépit que m'a causé votre absence, je ne fusse jamais tombée au pouvoir de ce...
- De votre mari », acheva Christian en appuyant sur le mot.
Ingénue rougit.
« Eh bien, sérieusement, reprit Christian, pouvez-vous, dites, vous croire enchaînée à un homme dont le dégoût vous empêche de prononcer le nom ?
- Je suis enchaînée, non pas à cet homme, dit Ingénue, mais à Dieu, qui a entendu mon serment.
- Dieu délie au ciel tout ce qui est mal lié sur la terre, dit Christian.
- Non, non, dit-elle, vous vous trompez, monsieur.
- Ingénue, vous n'êtes point mariée à ce coquin ; c'est impossible !
- Mais à qui suis-je mariée, alors ?
- A celui qui vous aime.
- Non, non ; subtilités que tout cela ! Le mal est fait : je le subirai courageusement.
- Je ne saurais vous entendre parler ainsi, Ingénue : vous ne pouvez venir me dire, à moi, que vous êtes la femme d'un homme qui vous a vendue la nuit de vos noces ; d'un homme que je tuerais si son lâche calcul n'eût pas été déjoué par le hasard ; d'un homme, enfin, dont le premier tribunal venu vous séparerait, si la crainte du scandale ne vous empêchait de parler ! Vrai, vous n'êtes pas mariée, Ingénue, ou bien, alors, je le suis aussi, et il n'y a plus sur la terre ni loyauté, ni justice, ni espoir à mettre en Dieu ! »
Et Christian avait parlé avec tant de véhémence, qu'Ingénue ne put refuser de lui donner la main pour le calmer.
« Madame, lui dit-il, si je savais que vous dussiez vous regarder comme mariée, j'ai là, à mon côté, une épée avec laquelle je délierais le lien qui vous attache ; mais, comme vous n'avez qu'à vouloir pour être libre.... comme cent moyens vous sont offerts...
- Cent, dites-vous, Christian ? Citez-en un seul qui me permette de renoncer au mari sans instruire le père, de quitter le mari sans faire parler le monde, d'effacer le crime de cet homme sans supprimer cet homme, et, alors, je vous demanderai, je vous prierai, je vous supplierai de me donner ce moyen, et de l'appliquer si je n'en ai pas la force. »
A l'autre extrémité de la société, Ingénue raisonnait exactement comme le comte d'Artois.
Christian n'eut rien à dire.
Ingénue attendit un instant que Christian lui répondit ; mais, voyant qu'il se taisait :
« Demander une rupture quelconque, c'est demander un scandale ; la demandez-vous toujours, cette rupture ?
- Non, dit le jeune homme, je ne vous demande que de l'amour.
- De l'amour ? Mais vous avez tout le mien, Christian ! répliqua-t-elle avec cette terrible naïveté qui embarrassait les hommes les plus hardis ou les plus retors.
- Ah ! s'écria Christian, oui, je le crois, je l'espère du moins ; mais qu'est ce que cet amour que vous m'offrez ? Un amour stérile !
- Qu'appelez-vous un amour stérile ? demanda Ingénue. »
Christian baissa la tête.
« Me recevrez-vous chez vous ? dit-il.
- Impossible !
- Pourquoi ?
- Parce que mon père vous verrait.
- Vous avez peur de votre mari, Ingénue !
- Moi ? Non.
- Vous ne voulez pas qu'il sache que je vous aime !
- Il le sait.
- Par qui l'a-t-il appris ?
- Par moi-même.
- Comment cela ?
- Je le lui ai dit.
- Mon Dieu !
- Et, s'il en doutait, je le lui dirais encore.
- Alors, je comprends pourquoi vous ne me laissez point aller chez vous.
- Je vous l'ai dit.
- Non, vous avez peur que votre mari ne se cache derrière quelque porte, ne m'attende dans quelque corridor, et ne me tue.
- Vous vous trompez, je n'ai point cette peur-là.
- Vous n'avez point cette peur-là ?
- Non, j'ai pris mes précautions avec lui.
- De quelle façon ?
- En lui disant mon plan.
- Votre plan, Ingénue ? fit Christian surpris.
- Oui ; au cas où il essayerait de quelque violence sur vous...
- Eh bien ?
- Eh bien, je le tuerais !
- Oh ! ma brave Judith !
- Et, comme il sait que je dis vrai, il a peur.
- Alors, puisque nous n'avons rien à craindre, recevez-moi chez vous.
- Pourquoi faire ? demanda Ingénue de sa voix claire et pénétrante.
- Mais...
- Dites.
- Pour... causer, fit Christian.
- Pour causer de quoi ? Ne nous sommes-nous pas tout dit ?
- Ne nous étions-nous pas vus souvent avant votre mariage, Ingénue ?
- Avant mon mariage, oui.
- Eh bien, nous ne nous étions donc pas tout dit, puisque j'ai reçu une lettre de vous qui me disait que vous désiriez me voir.
- Eh bien, nous nous sommes vus.
- Nous nous sommes vus, soit ; mais pas assez... Nous nous sommes tout dit ? Ah ! peut-être m'avez-vous tout dit, vous ; mais, moi, il me reste bien des choses à vous dire.
- Dites ces choses.
- Mais je n'ai pas besoin de vous les dire : vous les devinez bien.
- Non, je vous jure.
- Ne savez-vous donc pas que, ce que je veux de vous, c'est vous ?
- Impossible que je me donne, puisque je ne suis plus à moi.
- Voyons, Ingénue, ne subtilisons pas, comme vous disiez tout à l'heure. Vous n'ignorez pas que la femme est destinée au bonheur de l'homme.
- On le dit.
- De l'homme qu'elle aime, bien entendu.
- Et je vous aime, dit Ingénue.
- Eh bien ?... »
Christian hésita un instant ; mais, arrêté par l'air extrêmement naïf d'Ingénue :
« Eh bien, alors, faites mon bonheur ! dit-il.
- De quelle façon ? »
Christian la regarda.
Elle était délicieuse avec ses grappes de cheveux pendant sur son cou et sur ses épaules.
« En venant vous ensevelir avec moi, dit le jeune homme, dans un pays inconnu où vous serez ma femme, et où je serai votre mari.
- Et mon père ?
- On le lui dira quand nous serons en sûreté.
- Vous êtes fou !
- Mais vous êtes donc d'acier ?
- Non, je vous aime, et même quelque chose me dit que je vous aimerai toute la vie.
- Alors, cette vie, donnez-la-moi !
- Je vous ai répondu déjà qu'elle ne m'appartenait plus.
- Alors, que vous servira de m'aimer ? que me servira, à moi, misérable, d'aimer et d'être aimé ?
- A attendre.
- A attendre quoi ? demanda Christian d'un ton d'impatience.
- Que je sois veuve, répondit l'enfant avec tranquillité.
- Ingénue, vous m'épouvantez ! s'écria le jeune homme ; on ne sait si vous riez ou si vous dites de bonne foi ces terribles choses.
- Il n'y a rien de terrible dans ce que je dis, répliqua Ingénue en secouant doucement la tête. Dieu, qui ne fait rien de mal, et qui ne saurait agir sans raison, Dieu ne m'a point fait épouser un scélérat pour que cette union dure.
- Mais pourquoi cette certitude ? pourquoi cette confiance ?
- Parce que ce serait un malheur que je n'ai point mérité.
Dieu me fait subir ce temps d'épreuve pour deux raisons : la première, pour me montrer à moi-même que je vous aime profondément ; la seconde pour me faire plus libre et plus heureuse par la comparaison.
- Heureuse ! quand cela ?
- Quand je vous épouserai, répondit simplement Ingénue.
- Ah ! s'écria Christian, sur mon honneur, cet homme me rendra fou !
- Attendons, mon ami ! dit-elle. Autrefois, je chantais toute la journée, comme ces petits oiseaux qui venaient becqueter le pain sur ma fenêtre, et jamais mes chansons n'offensaient Dieu ; pourquoi Dieu voudrait-il que je ne chantasse plus jamais ? Dieu m'aime, je mérite son amour, et il fera quelque chose pour moi.
- Mais je vous offre ce quelque chose tout fait, moi ! s'écria Christian.
- Non, vous m'offrez de ne pas tenir au serment dont la mort seule peut me délier.
- Je tuerai votre mari !
- Prenez garde, Christian, si vous le tuez, vous ne pouvez plus m'épouser.
- Ah ! oui, vous épouser toujours !... Orgueil !
- Mais, dit Ingénue, vous qui prétendez m'aimer plus que M. Auger, vous ne ferez pas moins pour moi qu'il n'a fait lui-même.
- Eh ! mon Dieu ! est-ce que je vous conteste quelque chose ? s'écria Christian ; est-ce que je ne vous supplie pas, au contraire, de me tout donner en échange de toute ma vie ? Tenez, Ingénue, vous êtes trop froide, et vous calculez trop pour aimer : Ingénue, vous n'aimez pas ! »
Ingénue ne parut pas s'émouvoir le moins du monde de ce désespoir de Christian.
« Chacun aime comme il peut, répondit-elle ; je vous ai attendu plus de deux mois : vous ne m'avez pas donné de vos nouvelles, et, aujourd'hui que vous êtes revenu, à peine revenu, vous me demandez de tout oublier pour vous.
- Eh bien donc, n'oubliez rien ! s'écria Christian entrant dans un véritable désespoir ; en vérité, Ingénue, vous marchandez jusqu'à vos sourires ! C'est donc là ce que l'on appelle la vertu ? C'est donc là ce que votre père vous a enseigné de morale ? Que comptez-vous me prouver ? Que prouvez-vous avec cette vertu farouche ?
- Que je me défie, dit tout simplement Ingénue, et il me semble que vous devez me comprendre.
- Moi ?
- Sans doute. »
Le jeune homme fit un mouvement.
« N'est-ce pas plutôt à moi de me défier ? dit-il ; ne m'avez-vous pas trompé ?
- Involontairement, je le sais ; et, cependant, vous m'avez bien aussi trompée un peu, sciemment !
- Quand cela ?
- Quand vous vous appeliez l'ouvrier Christian, au lieu de vous appeler le page Christian.
- Vous en plaignez-vous, Ingénue ?
- Non, dit-elle avec un charmant sourire, et en caressant de ses doigts effilés la main lisse et fine du jeune homme ; mais, enfin, vous m'avez trompée... Donc, trompée par vous ! – trompée par mon père, qui m'a caché l'accident qui vous était arrivé, qui a nié que vous fussiez blessé, quand M. Santerre l'a dit devant moi ! trompée dans une bonne intention, je le sais bien, mais, enfin trompée ! – trompée par M. le comte d'Artois, qui s'est présenté à moi comme un protecteur désintéressé, et qui, dès le même soir, en me quittant, a dit à un homme : "Livrez-moi cette femme, je la veux !"– trompée par cet Auger, qui annonçait sa conversion, et qui n'avait d'autre but, en devenant mon mari, que d'acquitter je ne sais quelle infâme promesse qu'il avait faite au comte ! – trompée toujours, enfin !... Et je n'ai connu dans toute ma vie que quatre hommes : mon père, vous, M. le comte d'Artois et cet infâme – et tous quatre m'ont trompée !
- Cher ange, dit Christian avec un sourire, vous avez tort de donner le nom d'homme aux quatre personnes que vous venez de nommer : l'un, c'est votre père, et, par conséquent, ce n'est pas un homme pour vous ; l'autre est un prince, et est au-dessus des hommes ; l'autre, comme vous l'avez dit, est un infâme, et est au-dessous ; le dernier est votre amant, et celui-là non plus n'est pas un homme.
- Mais, enfin dit Ingénue avec une curiosité inquiète, et se rapprochant de Christian, quelle était la folie de ce misérable ? Expliquez-moi cela.
- Que voulez-vous que je vous explique, Ingénue ?
- Il me donnait à M. le comte d'Artois ?
- Oui.
- Mais pourquoi me donnait-il à lui ?
- Comment cela ?
- Puisque je n'aimais pas le prince. »
Si habitué que fût déjà Christian aux ingénuités de la jeune fille, celle-ci lui causa quelque embarras. Il sourit.
« Mais, dit-il, il vous livrait au prince... pour...
- Pour être sa femme, n'est-ce pas ? demanda-t-elle sans baisser ses beaux yeux ; ce qui indiquait que, sous cette locution, elle ne cachait aucune idée.
- Oui, pour être sa femme, répéta Christian.
- Eh bien, après ? M. le comte d'Artois eût été mon mari pendant toute l'obscurité, s'il y avait eu obscurité ?
- Hélas ! fit le jeune homme, assurément.
- Bon ! mais, une fois le jour venu, j'eusse bien vu que ce n'était point Auger qui était près de moi, et, alors, M. le comte d'Artois ne pouvait plus être mon mari ! A quoi donc eût servi ce qu'avait fait M. Auger ? »
Christian joignit les mains devant cette étrange candeur.
« Mon Dieu ! dit-il, Ingénue, au nom du ciel, ne me questionnez pas ainsi !
- Et pourquoi cela ?
- Mais parce que vous enflammez les gens de curiosité.
- En quoi ?
- En ce que chaque homme qui vous entendrait parler ainsi voudrait vous apprendre ce que vous ignorez. »
Et, comme ils étaient seuls sous l'ombre la plus épaisse, et que la nuit approchait, il la prit dans ses bras, et l'appuya doucement contre son coeur.
Elle rougit ; une chaleur inconnue avait tout à coup embrasé ses sens, et fait tournoyer ses yeux.
Christian, moins naïf qu'Ingénue, s'aperçut de l'impression que venait de ressentir la jeune femme.
« Ecoutez, Ingénue, dit-il, ce que vous venez d'éprouver ne vous avertit-il point qu'il y a dans l'amour encore autre chose que ce que vous en savez ?
- Oui, car vous m'avez déjà embrassée, Christian, mais sans jamais me donner ce feu qui m'égare et qui m'effraye !
- Oh ! c'est qu'autrefois je n'étais pour vous qu'un frère.
- Et qu'aujourd'hui... ?
- Et qu'aujourd'hui, je vous désire comme un tendre époux.
- Eh bien, vous serez tant que vous voudrez mon frère ; mais mon époux, oh ! non.
- Vous refuseriez de me voir si je vous le demandais ?
- Je ne suis venue aujourd'hui que pour vous dire que je ne vous verrais plus. »
Christian recula d'un pas.
« Mais dites donc tout de suite que vous ne m'aimez pas, Ingénue ! dites-le bravement.
- Non, Christian, au contraire, je dis bravement que je vous aime ; que, la nuit, je pense à vous ; que, le jour, je vous guette et vous cherche ; que, hormis ce que je dois à Dieu et à mon père, je n'ai pas une idée qui ne soit vous ! Je ne sais pas comment aiment les autres femmes ; mais, enfin, on me disait toujours que je verrais ce qu'est l'amour quand je serais mariée ; eh bien, me voilà mariée, et je vous aime comme avant mon mariage. Ainsi, puisque cela n'a point changé, cela ne changera point ; seulement, avant mon mariage, j'avais le droit de vous aimer et de vous le dire : aujourd'hui, je commets un crime en vous aimant, puisque je ne m'appartiens plus. »
Christian ne put dissimuler l'amertume de son sourire.
« Mais, répéta-t-il, pour la dixième fois, pour la vingtième fois, vous n'êtes pas mariée, Ingénue !
- Non, je le sais bien, puisque je chasse mon mari ; mais je le chasse parce qu'il a commis un crime. Ce crime, qui me délie vis-à-vis de lui, ne me délie pas vis-à-vis d'un autre.
- Ainsi donc, si M. Auger n'eût pas commis ce crime, vous seriez... sa femme ?
- Sans doute.
- Oh ! ne vous calomniez donc pas, Ingénue ! ne calomniez donc pas l'amour ! Mais vous êtes comme un pauvre aveugle qui nierait le jour, et qui dirait : "Je n'y vois pas ; donc, tout est noir et obscur dans la création..." Ingénue ! Ingénue ! je n'ai plus qu'une chose à vous dire...
- Oh ! dites, dites, Christian !
- Eh bien, ne me donnez pas tout votre temps, toute votre vie ; donnez-moi deux ou trois heures par jour, dans une maison que j'ai. Vous ne quitterez point pour cela votre père, et, cependant vous vous serez donnée à moi.
- Ah ! fit Ingénue, vous devez me proposer quelque chose de mal, Christian.
- Pourquoi cela, Ingénue ?
- Parce que vous avez rougi, parce que vous tremblez, parce que vous ne me regardez pas en face ! Oh ! si vous devez m'apprendre des secrets qui fassent de moi une femme que l'on méprise, prenez garde, Christian, je ne vous aimerai plus !
- Eh bien, s'écria Christian, soit ! vous m'inspirez l'amour le plus étrange pour la vertu ! seulement, je suis meilleur que vous, car j'en sais le prix, et vous l'ignorez ; vous êtes vertueuse comme une fleur est odorante ; vous n'avez aucun mérite à cela, ou plutôt, je me trompe, vous avez le mérite de la fleur elle-même ; vous embaumez sans savoir pourquoi, et sans pouvoir vous en empêcher. Eh bien, Ingénue, vous m'avez vaincu ; je n'ai plus aucun désir pour vous ; je redeviens votre frère, je ne toucherai pas à cette couronne de candeur et d'innocence ; seulement, vous allez me faire un serment.
- Lequel ? »
Christian sourit et prit la jeune fille dans ses bras ; non seulement elle ne recula point, mais, souriant aussi comme un enfant, elle passa au cou du jeune homme ses deux bras charmants, qui se posèrent en cercle moelleux sur les épaules de Christian.
« Eh bien, dit-il, jurez-moi que nul homme, excepté votre père, ne vous touchera de ses lèvres, et ne vous embrassera comme je le fais en ce moment.
- Oh ! je le jure, dit-elle, cent fois !
- Jurez-moi que jamais Auger n'entrera dans votre chambre.
- Je vous le jure ! Et comment voulez-vous qu'il y entre, puisque je le déteste ?
- Jurez-moi, enfin, que, tous les jours, vous m'écrirez une lettre que j'irai chercher moi-même dans votre rue, le soir, et qui pendra au bout d'un fil auquel, à mon tour, j'attacherai la mienne.
- Je le jure ! Mais si l'on nous voit ?...
- Cela me regarde.
- Et, maintenant, adieu !
- Oui, adieu, adieu, Ingénue ! puisque nous nous disons adieu sans nous quitter de coeur, adieu ! mais encore un baiser... »
Ingénue sourit, mais sans refuser.
Ce baiser dura si longtemps, qu'Ingénue fut obligée de se pendre au cou de Christian ; sans quoi, elle fût tombée évanouie, foudroyée, sur les gazons du roi.
Enfin, elle jeta un cri, rendit le baiser de Christian, se dégagea de ses bras, et disparut.
« Encore trois baisers pareils, dit Christian ivre de joie, et Ingénue verra bien qu'elle n'a jamais été mariée ! Mais, à partir de ce moment, Ingénue, tu es ma femme ; seulement, il faut attendre... Eh bien, je m'en sens le courage, j'attendrai !... »

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