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Chapitre V
Le dîner

Le valet, en ouvrant la double porte, avait fait entrer, de la salle dans le salon, un véritable flot de lumière car, quoiqu'il fût à peine quatre heures de l'après-midi, heure à laquelle on dînait à cette époque, on avait improvisé la nuit en fermant volets et rideaux, et l'on avait illuminé cette nuit à grand renfort de lustres, de candélabres et même de lampions dont une double rangée, accompagnant la corniche, couronnait la salle d'un diadème de feu.
En outre, il était évident que tout avait été sacrifié, dans le cabinet de l'avocat aux conseils, à l'acte important qui allait s'y accomplir. Le bureau avait été poussé entre les deux fenêtres ; le grand fauteuil d'acajou à coussin de cuir s'était emboîté sous un buffet improvisé ; des rideaux avaient été tendus devant les casiers pour cacher la vue des cartons, et pour faire comprendre que toute affaire, quelle qu'elle fût, était remise au lendemain ; enfin, une table avait été dressée au milieu de la chambre.
Cette table de forme ronde, couverte du linge le plus fin, était ornée d'un surtout resplendissant de fleurs, d'argenterie et cristaux, au milieu desquels se tenaient debout, dans les poses les plus maniérées, de petites statues de Flore, de Pomone, de Cérès, de Diane, d'Amphitrite, de nymphes, de naïades et d'hamadryades, représentantes naturelles des différentes combinaisons culinaires qui forment un dîner bien ordonné, et dans lequel doivent paraître les produits les plus recherchés des jardins, des champs, des forêts, de la mer, des fleuves, des rivières et des fontaines.
Chaque convive avait, sur sa serviette, une carte où était écrit, d'une écriture parfaitement lisible, le menu du dîner, afin que chaque convive pût, ayant fait son choix d'avance, manger avec calcul et discernement.
Cette carte était ainsi composée :

1. Huîtres d'Ostende à discrétion, apportées par courrier extraordinaire, vu l'époque de l'année où l'on se trouve, et qui ne seront tirées de l'eau de la mer que pour être ouvertes et servies sur la table.
2. Potage à l'osmazome.
3. Un dindon du poids de sept à huit livres, bourré de truffes du Périgord jusqu'à sa conversion en sphéroïde.
4. Une grosse carpe du Rhin, richement dotée et parée, venue vivante de Strasbourg à Paris, et morte dans le court-bouillon.
5. Des cailles truffées à la moelle, étendues sur des rôties beurrées au basilic.
6. Un brochet de rivière, piqué, farci et baigné d'une crème d'écrevisses.
7. Un faisan à son point, piqué en toupet, gisant sur une rôtie travaillée à la Soubise.
8. Des épinards à la graisse de caille.
9. Deux douzaines d'ortolans à la provençale.
10. Une pyramide de meringues à la vanille et à la rose.

Vins courants
Madère, bordeaux, champagne, bourgogne, le tout des meilleurs crus et des meilleures années.

Vins de dessert
Alicante, malaga, xérès, syracuse, chypre et constance.

Nota.
– Les convives sont libres de demander et d'entremêler les vins à leur fantaisie ; mais un ami leur donne le conseil, pour les premiers, d'aller des plus substantiels aux plus légers, et, pour les autres des plus lampants aux plus parfumés.

Les convives prirent chacun sa place, et lurent la carte du repas avec des impressions diverses : Marat, avec dédain ; Guillotin avec intérêt ; Talma, avec curiosité ; Chénier, avec indifférence ; Camille Desmoulins, avec sensualité ; David, avec étonnement, et Danton, avec volupté.
Puis, en regardant autour d'eux, ils s'aperçurent qu'il leur manquait un convive : ils étaient sept seulement à table, et la table portait huit couverts.
La huitième place, réservée entre Danton et Guillotin, était vide.
« Messieurs, dit Camille, il nous manque quelqu'un, à ce qu'il paraît ; mais attendre un convive retardataire, c'est un manque d'égards pour tous ceux qui sont présents ; je demande donc qu'il soit procédé à l'ouverture de la séance, et cela sans retard.
- Et, moi, mon cher Camille, je demande mille excuses à la société ; mais elle a déjà, je l'espère, rien que par l'inspection de cette carte, trop de reconnaissance à celui qui doit occuper cette place, pour qu'elle commence, sans lui, un dîner qu'elle ne ferait pas sans lui.
- Comment ! le convive qui nous manque, dit Camille, c'est... ?
- Notre cuisinier ! dit Danton.
- Notre cuisinier ? reprirent en choeur les convives.
- Oui, notre cuisinier... Pour que vous ne croyiez pas que je suis en train de me ruiner, messieurs, il faut que je vous fasse d'historique de notre repas. Un brave abbé qu'on appelle l'abbé Roy, et qui est chargé des affaires des princes, à ce qu'il paraît, est venu me demander une consultation pour Leurs Altesses. A qui dois-je cette bonne fortune ? le diable m'emporte si je m'en doute ; mais, enfin, la consultation a été donnée, et, il y a huit jours, l'honnête homme d'abbé est venu m'apporter mille francs. Donc, comme je n'ai pas voulu souiller mes mains de l'or des tyrans, j'ai résolu de consacrer le résultat de ma consultation à un dîner d'amis, et, comme Grimod de la Reynière est le plus voisin, j'ai commencé ma tournée par Grimod de la Reynière ; mais l'illustre gourmet m'a déclaré qu'il ne dînait jamais hors de chez lui, qu'il ne fît le dîner lui-même, je lui ai déclaré, en conséquence, que je mettais non seulement les mille francs à manger à sa disposition, mais encore ma cuisine, ma cuisinière, ma cave, etc. A cette offre, il a secoué la tête. " Je prends la cuisine, a-t-il dit, et je me charge du reste." Tout le reste, messieurs, est donc de notre cuisinier : linge, argenterie, fleurs, surtout, candélabres, lustres, et, si vous avez quelque remerciement à faire, ce n'est point à moi, c'est à lui. »
A peine Danton achevait-il cette explication, que la porte du fond s'ouvrit, et qu'un second laquais annonça :
« M. Grimod de la Reynière ! »
A cette annonce, chacun se leva, et l'on vit entrer un homme de trente-cinq à trente-six ans, à la figure douce, pleine, fleurie, agréable et spirituelle ; il était vêtu d'un habit de velours noir, ample et à larges poches, d'une culotte de satin broché sur laquelle flottaient deux chaînes de montre chargées de breloques ; il était chaussé de bas de soie à coins brodés et de souliers à boucles de diamants, et coiffé d'un chapeau rond de forme presque pointue qu'il ne quittait jamais, même à table, et dont le seul ornement était un velours large de deux doigts retenu par une boucle d'acier.
A sa vue, un murmure flatteur sortit de toutes les bouches excepté de celle de Marat, qui regarda l'illustre fermier général avec un air plus rapproché de la colère que de la bienveillance.
« Messieurs, dit Grimod en portant la main aux bords de son chapeau, mais sans lever ce chapeau de dessus sa tête, j'eusse voulu, dans cette circonstance solennelle, me faire aider par mon illustre maître de la Guêpière ; mais il avait un engagement pris avec M. le comte de Provence, engagement duquel il n'a pu se libérer ; j'en ai donc été réduit à mes seules ressources. En tout cas, j'ai fait de mon mieux, et je me recommande à votre indulgence. »
Le murmure se changea en applaudissements ; La Reynière s'inclina comme un artiste encouragé par les bravos du public. La carte du dîner avait, à l'exception de Marat, merveilleusement disposé tous les convives.
« Messieurs, dit Grimod, personne n'est plus obligé de parler que pour ses besoins : la table est le seul endroit où l'on ne s'ennuie jamais pendant la première heure. »
En conséquence, et selon cet avis ou plutôt cet aphorisme, chacun se mit à dévorer ses huîtres sans autre accompagnement de paroles que ces mots de La Reynière, qui revenaient de temps en temps avec la même régularité, et je dirai presque avec la même gravité que ceux de serrez les rangs, sous le feu :
« Pas trop de pain, messieurs ! pas trop de pain ! »
Quand les huîtres furent mangées :
« Pourquoi pas trop de pain ? demanda Camille Desmoulins.
- Pour deux raisons, monsieur ; d'abord, le pain est l'aliment qui satisfait le plus vite l'appétit, et il est inutile de se mettre à table au commencement d'un dîner si l'on ne sait pas s'y maintenir en mangeant jusqu'à la fin. Les animaux se repaissent, tous les hommes mangent, l'homme d'esprit seul sait manger. Ensuite, le pain, comme tous les farineux, pousse à l'obésité ; or, l'obésité, messieurs – demandez au docteur Guillotin, qui ne sera jamais gras, lui –, l'obésité est la plus cruelle ennemie du genre humain ; l'homme obèse est un homme perdu ! L'obésité nuit à la force, en augmentant le poids de la masse à mouvoir, sans augmenter la puissance motrice ; l'obésité nuit à la beauté, en détruisant l'harmonie de proportions primitivement établie par la nature, attendu que toutes les parties ne grossissent pas d'une manière égale ; l'obésité, enfin, nuit à la santé, en ce qu'elle entraîne avec elle le dégoût pour la danse, la promenade, l'équitation ; l'inaptitude pour toutes les occupations ou tous les amusements qui exigent un peu d'agilité ou d'adresse ; et, par conséquent, elle prédispose à diverses maladies, telles que l'apoplexie, l'hydropisie, la suffocation, etc., etc. J'avais donc raison de dire : " Pas trop de pain, messieurs ! pas trop de pain !" Tenez, il y a deux hommes qui mangeaient trop de pain, l'histoire le constate : c'est Marius et Jean Sobieski ; eh bien, ils ont manqué de payer de leur vie leur prédilection pour le farineux. Jean Sobieski, à la bataille de Lowics, cerné par les Turcs, fut forcé de fuir ; le pauvre homme était énorme : la respiration lui manqua bientôt ; on le soutint presque évanoui sur son cheval, tandis que ses aides de camp, ses amis et ses soldats se faisaient tuer pour lui : il en coûta peut- être la vie à deux cents hommes, parce que Jean Sobieski avait mangé trop de pain ! Quant à Marius, qui, ainsi que je l'ai dit, avait aussi ce défaut, comme il était de petite taille, il était devenu aussi large que long ; il est vrai que, dans sa proscription, il avait un peu maigri ; mais encore était-il resté si gros, qu'il effraya le Cimbre chargé de le tuer. Plutarque dit que le soldat barbare recula devant la grandeur de Marius : détrompez-vous, messieurs, ce fut devant sa grosseur... Rappelez-vous bien cela, monsieur David, vous qu'on dit ami de la vérité, si vous traitez jamais le sujet de Marius à Minturnes.
- Mais, au moins, monsieur, dit David, cette fois l'obésité a-t-elle servi à quelque chose !
- Pas à grand-chose, car Marius ne survécut pas longtemps à cette fâcheuse aventure. Rentré chez lui, il voulut célébrer son retour par un repas de famille ; il y fit un pauvre petit excès de vin, et en mourut. Je ne saurais donc trop vous répéter : " Pas trop de pain, messieurs ! pas trop de pain !" »
La savante dissertation historico-culinaire de l'orateur fut interrompue par la porte qui s'ouvrit.
On apportait le potage et le premier service. Ce premier service était précédé d'un héraut d'armes portant la lance, et habillé en guerrier antique ; il était suivi du maître d'hôtel, vêtu tout de noir ; puis venait un jeune homme habillé de blanc, représentant le puer des anciens ; puis les cuisiniers, le bonnet de coton sur la tête, le tablier serré autour de la taille, les couteaux passés dans la ceinture, habillés d'une veste blanche, chaussés de bas blancs et de souliers à boucles, et portant les plats élevés entre leurs mains.
Cette procession, suivie de six valets qui, avec les deux valets présents, portaient le nombre égal à celui des convives, fit trois fois le tour de la table et, au troisième tour, déposa les mets un peu en dehors du surtout, afin que les convives pussent jouir de leur vue, tout en mangeant le potage.
Après quoi, toute la procession sortit, à l'exception des huit serviteurs, dont chacun s'attacha à un convive, et ne le quitta plus.
Le potage seul avait été mis sur une table à part, et fut servi en une seconde.
C'était un simple consommé, mais si succulent, si fin de goût, si sapide enfin, que chacun voulut connaître à quelle substance nutritive il avait affaire en ce moment.
« Ma foi, mon cher Grimod, dit Danton, malgré l'autorisation que vous nous avez donnée de ne point parler pendant la première heure, je romprai le silence pour vous demander ce que c'est que l'osmazome.
- C'est tout bonnement, cher ami, demandez au docteur Guillotin, le plus grand service rendu par la chimie à la science alimentaire.
- Mais, enfin, dit Talma, qu'est-ce que l'osmazome ? Je suis comme le Bourgeois gentilhomme, qui était enchanté de savoir ce qu'il faisait en faisant de la prose : je serais enchanté de savoir, moi, ce que je mange en mangeant de l'osmazome.
- Oui, oui !... qu'est-ce que l'osmazome ? qu'est-ce que l'osmazome ?... demandèrent toutes les voix, à l'exception de celle de Guillotin, qui souriait, et de celle de Marat, qui fronçait le sourcil.
- Qu'est-ce que l'osmazome ? répondit Grimod de la Reynière en rabattant ses longues manches sur ses mains, naturellement mutilées, et qu'il n'aimait point à laisser voir à cause de cette mutilation, le voici. L'osmazome, messieurs, est cette partie éminemment sapide des viandes qui est soluble à l'eau froide, et qui se distingue de la partie extractive en ce que celle-ci n'est soluble que dans l'eau bouillante. L'osmazome, c'est elle qui fait le mérite des bons potages ; c'est elle qui, en se caramélisant, forme le roux des viandes ; c'est elle par qui se consolide le rissolé des rôtis ; enfin, c'est d'elle que sortent le fumet et la venaison du gibier. L'osmazome est une découverte moderne, messieurs ; mais l'osmazome existait bien avant qu'on la découvrît... C'est la présence de l'osmazome qui a fait chasser tant de cuisiniers convaincus de distraire le premier bouillon ; c'est la prescience de l'osmazome qui a fait la réputation des croûtes au pot ; c'est cette prescience qui inspirait le chanoine Chevrier, quand il inventa les marmites fermant à clef ; enfin, c'est pour ménager cette substance, dont l'évaporation est si facile, que vous entendrez dire à tous les vrais gourmands, même à ceux qui ignorent ce que c'est que l'osmazome, que, pour faire de bon bouillon, il faut veiller à ce que la marmite sourie toujours et ne rie jamais. Voilà ce que c'est que l'osmazome, messieurs.
- Bravo ! bravo ! crièrent les convives.
- Moi, messieurs, dit Camille Desmoulins, je suis d'avis que, pendant tout le dîner, il ne soit question que de cuisine, afin que notre savant professeur puisse faire un cours complet, et qu'on impose une amende de dix louis, au profit des pauvres gens ruinés par la trombe du 13 juillet, à celui qui parlera d'autre chose.
- Chénier réclame, dit Danton.
- Moi ? fit Chénier.
- Il désire, dit Talma en riant, qu'il soit fait une exception en faveur de Charles IX.
- Et David en faveur de La Mort de Socrate, dit Chénier, qui n'était pas fâché de rejeter sur un autre la plaisanterie qui lui était adressée.
- Charles IX sera, sans doute, une admirable tragédie, dit Grimod, et La Mort de Socrate est, à coup sûr, un magnifique tableau ; mais, sans faire l'éloge de mon éloquence, convenez, messieurs, que c'est un assez triste entretien, pour des gens qui dînent, qu'un entretien sur un jeune roi chassant aux huguenots, ou sur un vieux sage buvant la cigu... Pas d'impressions tristes à table, messieurs ! la mission du maître de la maison est un sacerdoce : convier quelqu'un à dîner, c'est se charger du bonheur moral et physique de ce quelqu'un, tout le temps qu'il demeure sous notre toit !
- Allons, mon cher, dit Danton, faites-nous l'historique de cette magnifique dinde dans laquelle vous venez de déployer le couteau avec tant de dextérité. »
En effet, Grimod de la Reynière, quoiqu'il n'eût que deux doigts à chaque main, était un des plus habiles découpeurs qu'il y eût au monde.
« Oui, oui, l'histoire de la dinde ! fit Guillotin.
- Messieurs, dit Grimod, l'histoire de cette dinde, simple individu, ne se rattache pas moins à l'histoire de l'espèce, et l'histoire de l'espèce, comme animal, est du ressort de M. de Buffon, comme produit, du ressort de M. Necker, nouveau ministre des Finances.
- Bon, dit Chénier essayant d'embarrasser le gastronome, qui avait nié l'opportunité, à table, d'une conversation sur Charles IX, quel rapport la dinde peut-elle avoir avec le ministre des Finances, si ce n'est comme contribuable ?
- Quel rapport la dinde peut avoir avec le ministre des Finances ? s'écria Grimod. C'est-à-dire que, si j'étais ministre des Finances, messieurs, c'est surtout sur la dinde que j'opérerais.
- Vous n'oublieriez pas le dindon, j'espère ! dit Camille Desmoulins avec ce blaisement qui donnait un côté si comique à ce qu'il disait.
- Ni l'une, ni l'autre, monsieur ; seulement, j'ai dit la dinde, au lieu de dindon, parce qu'il est reconnu que, dans cette espèce, la viande de la femelle est plus fine que celle du mâle.
- Au fait ! au fait ! dirent deux autres voix.
- M'y voici, messieurs, au fait. Eh bien, à mon avis, les contrôleurs des Finances n'ont pas encore, jusqu'à aujourd'hui, envisagé le dindon sous un aspect en harmonie avec son mérite. Le dindon, messieurs, et particulièrement le dindon truffé, est devenu la source d'une addition importante à la fortune publique : au moyen de l'éducation des dindons, les fermiers acquittent plus facilement le prix de leurs loyers ; les jeunes filles amassent une dot suffisante à leur mariage ; voilà pour les dindons non truffés. Maintenant, suivez ceci : c'est un calcul fort simple, et qui a rapport aux dindons truffés. Depuis le commencement de novembre jusqu'en février, c'est-à-dire en quatre mois, j'ai calculé qu'il se consommait, par jour, à Paris, trois cents dindes truffées : en tout, trente-six mille dindes ! Or, le prix commun de chaque dinde est de vingt francs ; en tout : pour Paris, sept cent vingt mille livres ! Supposons que la province tout entière, c'est-à-dire trente millions d'hommes comparés à huit cent mille, ne consomme, en dindes et dindons truffés, que trois fois autant que Paris ; la province donne un total de deux millions cent soixante mille livres qui, réunies aux sept cent mille de Paris, donnent deux millions huit cent quatre-vingt mille livres ; ce qui fait, vous le voyez, un assez joli mouvement de fonds. Maintenant, messieurs, ajoutez à cette somme, à peu près égale pour volailles, faisans, poulets et perdrix pareillement truffés, vous atteindrez presque le chiffre de six millions, c'est-à-dire le quart de la liste civile du roi. J'avais donc raison de vous dire, messieurs, que les dindons étaient du ressort de M. Necker, aussi bien que de M. de Buffon.
- Et les carpes, demanda Camille, qui, en véritable épicurien qu'il était, prenait un plaisir infini à la conversation, de qui sont-elles justiciables ? Dites !
- Oh ! les carpes, c'est une autre affaire, dit Grimod ; c'est Dieu qui les fait, c'est la nature qui les élève, qui les engraisse, qui les parfume ; l'homme se contente de les prendre, et de les perfectionner, mais après leur mort, tandis que le dindon, animal domestique essentiellement sociable, se perfectionne de son vivant.
- Pardon, monsieur, dit Chénier, qui ne perdait pas une occasion d'attaquer le savant démonstrateur, mais je vois, à propos de cette carpe, qu'elle est venue vivante de Strasbourg à Paris. Y a-t-elle été transportée avec des relais d'esclaves, comme faisaient les Romains, quand ils expédiaient le surmulot du port d'Ostia à la cuisine de Lucullus et de Varron, ou dans un fourgon construit exprès, comme font les Russes, quand ils expédient le sterlet du Volga à Saint-Pétersbourg ?
- Non, monsieur ; cette carpe que vous voyez est tout bonnement venue de Strasbourg à Paris par la diligence qui apporte les lettres, c'est-à-dire en quarante heures à peu près. Elle a été prise avant-hier matin dans le Rhin ; elle a été mise dans une boîte faite à sa taille, au milieu d'herbe fraîche ; on lui a introduit dans la bouche une espèce de biberon correspondant à un vase contenant de la crème bouillie, afin qu'elle ne s'aigrît pas, et elle a été tout le long de la route, comme vous avez fait, monsieur Chénier, comme nous avons fait tous, quand nous étions enfants, et comme nous ferons encore, si le système de la métempsycose est vrai, et si jamais nous devenons carpes.
- Je m'incline, dit Chénier, battu pour la seconde fois, et je reconnais la supériorité de l'art culinaire sur l'art poétique.
- Et vous avez tort, monsieur Chénier : la poésie a sa muse qu'on appelle Melpomène ; la cuisine a la sienne, qu'on appelle Gasterea ; ce sont deux puissantes vierges : adorons-les toutes deux, au lieu de médire de l'une ou de l'autre. »
En ce moment, la porte se rouvrit, et, avec le même cérémonial qu'au premier service, les cuisiniers apportèrent le second.
Ce second service se composait, on se le rappelle, de cailles truffées à la moelle ; d'un brochet de rivière, piqué, farci et baigné dans une crème d'écrevisses ; d'un faisan à son point, piqué en toupet, gisant sur une rôtie travaillée à la Soubise ; d'un plat d'épinards à la graisse de caille ; d'une douzaine d'ortolans à la provençale, et d'une pyramide de meringues à la vanille et à la rose.
Tout était digne de l'illustre gastronome ; mais le faisan et les épinards surtout eurent un immense succès.
Aussi l'épilogueur Camille s'inquiéta-t-il comment un si mauvais général que M. de Soubise avait pu donner son nom à une si bonne rôtie que celle sur laquelle était couché le faisan.
« Monsieur, répondit Grimod, voyant l'attention que chacun apportait à l'explication qu'il allait donner, monsieur, croyez bien que je ne suis pas de ces mangeurs vulgaires qui engloutissent les choses sans s'inquiéter de leur origine. Or, j'ai fait de profondes recherches sur ce nom de Soubise que le malencontreux général a eu la chance de laisser, en mourant, à un mets qui l'immortalisa. M. de Soubise qui, malgré ces deux vers de Voltaire :

Messieurs du roi, marchez à la victoire ;
Soubise et Pecquigny nous mènent à la gloire !

fut un des capitaines les plus battus et les mieux battus qui aient jamais existé ; M. de Soubise, dans une de ses retraites, se réfugia chez un garde- chasse allemand qui n'avait à lui offrir pour tout potage qu'un faisan, mais un faisan de huit à dix mois, attendu sept jours, bien à point par conséquent. Le faisan fut rôti pendu par les pattes à une ficelle – mode de cuisson qui donne au rôti cuit de cette façon une grande supériorité sur le rôti cuit à la broche – puis couché sur une simple tranche de pain frottée avec un oignon, et transformée en rôtie dans la lèchefrite. Le malheureux général, à qui le désespoir de sa défaite avait ôté l'appétit – il le croyait du moins – commença de le retrouver dans la première bouchée qu'il mordit au faisan, et le retrouva si bien, qu'il dévora faisan et rôtie, et s'informa, en suçant les os, de quelle façon avait été accommodé ce mets merveilleux ; le garde fit alors venir sa femme, et M. de Soubise écrivit sous sa dictée des notes que ses aides de camp, qui venaient de le rejoindre, crurent être des renseignements sur la position de l'ennemi. Cela fit que ces jeunes officiers admirèrent la sollicitude de leur général, qui ne prenait pas le temps de dîner, sacrifiant tout, jusqu'à son appétit, au salut de ses soldats. Un rapport en fut fait au roi par des témoins oculaires, et ne contribua pas peu à maintenir M. de Soubise en faveur près de Louis XV et de madame de Pompadour. Revenu à Versailles, M. de Soubise donna, comme de lui, la recette à son cuisinier, lequel, plus consciencieux que le prince, baptisa du nom de Soubise cette rôtie sans pareille.
- En vérité, mon cher Grimod, vous êtes d'une érudition à démonter d'Alembert, Diderot, Helvétius, Condorcet, et toute l'Encyclopédie.
- Seulement, ajouta Chénier, je voudrais savoir...
- Prends garde, Chénier, dit Talma, tu n'as pas de bonheur aujourd'hui !
- N'importe, je me risque une dernière fois... C'est une dernière charge qui, à Fontenoy, a mis en déroute l'ennemi.
- Que voudriez-vous savoir, monsieur de Chénier ? demanda Grimod de la Reynière en s'inclinant courtoisement. Parlez, je suis prêt à répondre.
- Je voudrais savoir, monsieur, reprit Chénier avec un accent légèrement ironique, comment il se peut qu'une volaille cuite au bout d'une ficelle soit meilleure qu'une volaille enfilée par une broche.
- Oh ! monsieur, rien de plus facile à expliquer et, par conséquent, à comprendre : toute créature vivante a deux orifices, un orifice supérieur et un orifice inférieur ; il est évident que, si, une fois morte et destinée à être rôtie, vous pendez cette créature par les pattes, et que vous l'arrosiez de haut en bas, soit avec du beurre, soit avec de la crème, l'intérieur et l'extérieur se ressentiront à la fois de cet arrosement ; tandis que, si vous lui trouez le corps avec une broche, le jus personnel à l'animal s'enfuira par les deux blessures, sans qu'il puisse être remplacé par la matière arrosante, qui glissera sur le corps, et n'y pénétrera point. Il est donc évident qu'une volaille pendue par les pattes, et rôtie de cette façon, sera plus juteuse et plus succulente qu'une volaille trouée avec une broche. Voilà qui est clair comme le jour, n'est-il pas vrai, monsieur de Chénier ? »
Chénier s'inclina.
Au même moment, le docteur Guillotin poussa une exclamation :
« Oh ! quels épinards, mon cher Grimod ! »
Grimod s'inclina à son tour.
« Vous êtes connaisseur, docteur : c'est mon chef-d'oeuvre !
- Comment diable faites-vous cette ambroisie ?
- Un homme moins philanthrope que moi vous dirait : « Je garde ma recette, docteur ! » Mais, moi qui prétends que l'homme qui a inventé ou perfectionné un plat a rendu plus de services à l'humanité que l'homme qui a découvert une étoile, je vous dirai que, pour faire de bons épinards, il faut, par exemple, qu'ils soient cuits le dimanche, remis tous les jours de la semaine sur le feu avec addition de beurre frais, arrosés, le dernier jour avec de la graisse ou du jus de bécasse, et servis chauds le dimanche suivant. D'ailleurs, j'ai un faible pour les médecins, moi.
- Bah ! et pourquoi cela ? les médecins prescrivent la diète, cependant.
- Oui, mais ils se gardent bien de la suivre ; les médecins sont gourmands par état, quoiqu'ils ne sachent pas toujours manger... Tenez, avant-hier, docteur, j'ai donné une consultation gastronomique à votre confrère, le docteur Corvisart.
- Et où cela ?
- A un dîner chez Sartine... Je remarquai que, aussitôt le potage enlevé, il s'était mis à boire du vin de Champagne glacé ;
aussi était-il gai, pétillant, bavard dès le premier service, tandis qu'au contraire, quand les autres commencèrent à entamer le vin mousseux. Corvisart devint maussade, taciturne, presque endormi. « Ah ! docteur, lui dis-je, prenez garde : vous n'aurez jamais de bons desserts.
- Et pourquoi cela ? demanda-t-il
- Parce que le vin de Champagne, à cause du gaz acide carbonique qu'il contient, a deux effets, le premier excitant, le second stupéfiant.»
Corvisart convint de la vérité de la chose, et promit de se corriger.
« Et les gens de lettres, demanda Chénier, sont-ils aussi gourmands par état ?
- Monsieur, les gens de lettres s'améliorent ; sous Louis XIV, ils se contentaient d'être ivrognes : aujourd'hui, ils ne sont pas encore gourmets, mais sont déjà gourmands. C'est Voltaire qui a donné le branle en popularisant le café ; il eût popularisé bien autre chose, s'il n'avait pas eu un mauvais estomac... Ah ! un mauvais estomac, messieurs ! Dieu vous garde d'un mauvais estomac ! Le vautour de Prométhée n'est qu'une allégorie : ce qui rongeait le foie du fils de Japet, c'étaient les mauvaises digestions ! Le vainqueur de Mithridate avait un mauvais estomac ; aussi voyez comme il est triste, maussade, irrésolu, tandis qu'au contraire, Antoine, qui digérait à merveille, ne pensa qu'à l'amour jusqu'au dernier moment, se fit porter blesser dans le tombeau où s'était renfermée Cléopâtre, et mourut en baisant les mains, et peut-être même autre chose, à la belle reine d'Egypte... Messieurs, messieurs, retenez bien cet axiome : « On ne vit pas de ce que l’on mange, mais de ce que l'on digère. »
- A propos de la reine d'Egypte, dit Camille, il me semble que nous avons là une pyramide de meringues qu'il serait assez bon d'attaquer.
- Attaquez, messieurs, attaquez, dit nonchalamment Grimod ; je méprise fort toutes ces sortes de friandises, qui, à mon avis, ne sont bonnes que pour les femmes et pour les hommes à mollets d'abbés, n'est-ce pas, docteur ? »
Mais le docteur était occupé à voir venir le dessert, qui s'avançait avec le cérémonial obligé.
Le dessert était digne du reste du dîner ; mais c'était au café que les critiques attendaient l'illustre professeur. Chénier, David, Talma, Danton, Marat même, étaient amateurs de café ; chacun tendit donc sa tasse et commença à respirer l'arôme de la liqueur avant que de la boire.
Un murmure de satisfaction courut dans l'assemblée.
« Messieurs, dit Grimod en s'étendant dans sa chaise avec le tendre gémissement que laisse échapper l'homme dont tous les sens sont parfaitement satisfaits, messieurs, si jamais vous avez quelque influence sur la société, aidez-moi à déraciner cette fatale habitude de se lever de table pour aller prendre le café dans une autre chambre ! Ceux qui commettent cette hérésie, messieurs, confondent le plaisir de manger avec le plaisir de la table, qui sont deux plaisirs bien différents : on ne peut pas toujours manger, mais l'on peut toujours rester à table, et c'est surtout pour prendre le café qu'il faut y rester. Comparez, en effet, une tasse de café prise debout, dans un salon, sous l'oeil d'un animal de domestique qui ne se doute pas qu'il vous fait commettre le sacrilège de boire vite ce qui doit être savouré lentement, et qui attend de vous que vous lui rendiez votre tasse et votre soucoupe ; comparez cela avec l'extase du véritable amateur, bien assis, ses deux coudes sur la table, – je suis d'avis qu'on peut les y mettre au dessert –, ses joues entre ses deux mains, et prenant une fumigation du café qu'il va boire ; car dans le café, rien n'est perdu, messieurs : la fumée est pour l'odorat, la liqueur est pour le goût ! Dugazon, l'homme le plus maître de son nez qu'il y ait au monde, puisqu'il a trouvé quarante-deux manières de le faire mouvoir, perd tout empire sur cet organe quand il tient une tasse de café à la main : son nez tremble, se désordonne, s'allonge comme une trompe ; c'est une véritable lutte, entre la bouche et le nez, à qui arrivera le premier à la tasse ; jusqu'à présent, c'est la bouche qui a réussi ; mais, hier, il me disait encore qu'il ne pouvait pas prévoir comment la chose finirait.
- Ma foi, cher professeur, dit Guillotin enthousiasmé, que serait-ce donc s'il goûtait du vôtre ?... Le vôtre, voyez-vous, le vôtre, ce n'est pas du café, c'est du nectar ! il n'est pas possible que ce café-là soit moulu : il est pilé !
- Ah ! que vous êtes bien digne de votre réputation, cher docteur ! s'écria tendrement Grimod de la Reynière ; aussi je vous promets un cadeau.
- Lequel ?
- Je vous donnerai un de mes vieux mortiers. »
Camille éclata de rire.
Grimod le regarda de travers.
« Profane ! dit-il. Savez-vous que j'ai fait venir de Tunis un mortier qui avait plus de deux cents ans, et qui m'a coûté trois cent cinquante piastres ?
- Le mortier était donc d'argent, et le pilon d'or ?
- Le mortier était de marbre, et le pilon de bois ; mais le bois... le bois est devenus du café, à force de se mettre en contact avec le café lui-même... Ah ! monsieur, les Turcs sont nos maîtres sur le chapitre du café.
- Oh ! que faites-vous, monsieur de Chénier ! je crois que vous sucrez le vôtre avec du sucre en poudre – un poète !
- Mais il me semble, dit Chénier, que le sucre en poudre ou le sucre en morceaux...
- Erreur, monsieur ! erreur ! N'avez-vous donc jamais étudié la différence qu'il y a entre un verre d'eau au sucre en poudre, et un verre d'eau au sucre en morceaux ? Elle est immense, monsieur !
- Ma foi, quant à moi..., insista Chénier.
- Docteur ! s'écria Grimod, docteur ! mais dites donc à ce malheureux poète que le sucre contient diverses substances dont les principales sont : le sucre, la gomme et l'amidon, et que, dans la collision qui s'exerce par l'écrasement, une partie des portions sucrées passe à l'état d'amidon ou de gomme, c'est le secret de la nature, et ôte ainsi au sucre la moitié de sa saveur. – Laquais, mon ami, versez une autre tasse de café à M. de Chénier ! – Et maintenant, monsieur le poète, un petit verre d'eau-de-vie, pour porter à son dernier degré l'exaltation palatale, et passons au salon. »
On se leva, et l'on suivit Grimod de la Reynière, devenu le véritable amphitryon.
Danton et Marat passèrent les derniers.
« Vous n'avez pas dit un seul mot pendant tout le dîner, dit Danton ; l'avez vous trouvé mauvais ?
- Je l'ai trouvé trop bon, au contraire.
- Et cela vous a attristé ?
- Cela m'a fait réfléchir.
- A quoi ?
- A une chose : c'est que ce Grimod de la Reynière, ce fermier général, a dévoré à lui seul, depuis qu'il est au monde, la substance qui eût fait vivre dix mille familles !
- Vous voyez qu'il n'en est pas plus triste.
- Oui, certes, Dieu les a frappés d'aveuglement : mais un jour viendra où tous ces vampires devront compter avec le peuple, et, ce jour-là...
- Eh bien, ce jour-là ?
- Ce jour-là, je crois que l'invention de notre ami Guillotin sera appréciée à sa valeur... Adieu, monsieur Danton.
- Comment, vous nous quittez ?
- Que voulez-vous que je fasse, inhabile comme je suis à apprécier les aphorismes de votre fermier général ?
- Je veux que vous restiez pour venir avec moi au club.
- Quand cela ?
- Ce soir.
- Et à quel club ?
- Au Club social, pardieu ! je n'en connais pas d'autre.
- Quand j'aurai été où vous m'avez conduit, viendrez-vous où je vous conduirai, moi ?
- Avec grand plaisir.
- Parole d'honneur ?
- Parole d'honneur.
- Bien, je reste. »
Et Danton et Marat entrèrent dans le salon où Grimod de la Reynière continuait, avec un succès croissant, à développer ses théories de la salle à manger.

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