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Chapitre XLIX
Sympathie

Christian avait été frappé de la logique de M. le comte d'Artois.
Aussi, à peine rentré chez lui, suivit-il le conseil du prince. Il écrivit à Ingénue.
Voici la lettre de l'amoureux jeune homme :

« Madame,
« Il est impossible que vous n'ayez pas quelque chose d'important à me dire ; j'ai, de mon côté, toutes sortes de secrets à vous apprendre. Soyez assez bonne, si ma prière a quelque puissance sur vous, pour sortir demain, à trois heures ; marchez jusqu'aux fiacres qui stationnent à l'entrée de la rue Saint Antoine, et, arrivée là, choisissez-en un dans lequel, sur un signe de vous, je monterai avec vous.
« Si vous préférez que je me rende directement chez vous, vous êtes assez libre pour me recevoir. Je me tiens à votre disposition.
« Ordonnez, madame, et permettez-moi de me dire votre plus tendre et plus sincère ami.
« Christian, comte Obinsky. »

Christian venait de donner cette lettre à un commissionnaire avec des instructions détaillées, lorsqu'un messager lui arriva, porteur lui-même d'une lettre d'Ingénue.
Le jeune homme ouvrit la lettre en tremblant, et lut les lignes suivantes :

« Monsieur,
« Vous n'étiez pas venu près de moi dans l'unique but de m'expliquer, soit votre conduite, soit celle d'un autre. J'ai besoin d'un appui solide, vous êtes homme de coeur : venez, et conseillez-moi. Je sortirai demain de chez moi à deux heures et j'irai prendre un fiacre à l'entrée de la rue Saint-Antoine ; le fiacre me conduira rue des Bernardins en apparence, mais, en réalité, je m'arrêterai au Jardin du Roi. Trouvez-vous là, devant les grilles. J'ai à vous parler.
« Ingénue. »

Christian bondit de joie ; il sentit l'influence mystérieuse de l'amour, dans cette double détermination qui anime d'un même sentiment deux esprits séparés.
Bien qu'il fût sûr de voir Ingénue le lendemain, puisqu'elle-même lui donnait un rendez-vous ; bien que la lettre d'Ingénue fût pour lui une consolation et une promesse, Christian voulut veiller sur son bien ; car, après cette lettre d'Ingénue, il regardait la jeune femme comme à lui.
Il commença, d'abord, par rassurer sa mère sur le prétendu voyage commandé par M. le comte d'Artois. Il raconta la bienveillance gracieuse du prince, et ses offres pour l'avenir.
D'Ingénue et du roman entamé, pas un mot ne fut dit, bien entendu.
Sa joie était trop grande pour qu'il la heurtât à des remontrances, pour qu'il l'usât contre des commentaires : tous les rêves qu'il faisait, dans son avarice de bonheur, il les voulait garder pour lui.
Pas plus qu'auparavant, Christian n'abusa la comtesse ; seulement, cette fois, elle fit semblant de ne se douter de rien, résolue qu'elle était à lutter de subtilité avec son fils.
Une mère a droit de surveillance, comme elle a droit de contrôle : la surveillance lui sert à prévenir, le contrôle, à réprimer.
La comtesse organisa un système d'éclaireurs et de préservatifs pour son fils.
Christian était parti pour la rue du Faubourg-Saint-Antoine : il voulait étudier la vie conjugale d'Ingénue.
Ce jeune homme à l'imagination ardente était un homme doué d'une résolution si ferme, qu'il eût fait le sacrifice de son amour à la moindre indignité de sa maîtresse.
Et c'est pour cela qu'avant de se précipiter en aveugle dans une passion dont il savait la portée, connaissant bien son coeur, il tenait à se convaincre que l'objet de cette passion valait qu'on mourût pour lui.
Christian prit un habit gris, et s'enveloppa d'un large manteau ; puis il s'en alla faire le guet devant la porte d'Ingénue, à cette heure où l'on sait que, d'habitude, les amants et les maris obtiennent leur pardon.
Auger était sorti ; à sept heures, il rentra dans la maison.
A sa vue, le coeur de Christian battit à rompre sa poitrine. La lumière alla d'abord chez le père Rétif, où elle séjourna quelque temps ; Christian devina qu'un colloque s'établissait entre le père et le gendre.
Cette même lumière se dédoubla au bout d'une demi-heure : Auger passait, avec son bougeoir, dans la chambre de sa femme. Cette fois, le coeur de Christian cessa presque de battre, sa respiration s'arrêta, ses yeux se fixèrent sur la fenêtre d'Ingénue.
Aussitôt l'apparition du mari, Christian vit une ombre qui se levait.
Cette ombre, c'était Ingénue, sans aucun doute.
L'autre ombre – celle qui venait d'arriver – s'exprimait chaudement, on le voyait aux mouvements rapides de ses bras.
Enfin, cette ombre s'inclina.
C'était évidemment Auger qui s'était jeté à genoux pour demander son pardon.
Christian éprouvait dans la poitrine une douleur telle, qu'il ne put s'empêcher de pousser un cri qui ressemblait à un rugissement.
A la démonstration de son mari, Ingénue fit un mouvement brusque, et s'approcha de la fenêtre, qu'elle ouvrit. Le bruit de sa voix arriva alors jusqu'à Christian ; elle articula des mots énergiques dont le jeune homme n'entendit que le son, mais au sens desquels il lui était impossible de se méprendre.
L'ombre d'Auger se releva alors ; elle fit deux ou trois gestes brusques et menaçants, mais l'ombre d'Ingénue ne bougea point de la fenêtre, sur laquelle elle était appuyée.
Enfin, après une heure de pourparlers, de pantomimes et de séductions, la double lumière disparut de cette chambre.
Christian éprouva comme une terreur qui lui figea le sang dans les veines.
Avait-on éteint ou emporté les bougies ? un traité de paix allait-il succéder à des hostilités si froidement subies, si vigoureusement repoussées de la part d'Ingénue ?
Mais le bonheur du jeune homme fut grand quand la porte de l'allée s'ouvrit tout à coup, et qu'en s'effaçant dans le coin d'une porte profonde, il vit sortir Auger, qui regardait tout autour de lui avec défiance.
Le misérable marcha vers le boulevard, puis revint pour voir les fenêtres de sa femme, et explorer la rue encore une fois.
Cet examen fait, il disparut dans les ténèbres.
Défiant dans sa joie comme il avait été courageux dans sa douleur, Christian voulut attendre une heure encore pour bien savoir à quoi s'en tenir.
Mais vingt minutes ne s'étaient pas écoulées, que la lampe d'Ingénue pâlit et se transforma en une simple veilleuse dont la bleuâtre lueur teignit à peine les rideaux et les vitres.
L'enfant s'était couchée ; elle allait remercier Dieu, et dormir. Christian adressa au ciel ses plus ardentes actions de grâces, et revint chez sa mère, qui l'attendait impatiemment.
« Grâce à Dieu ! se dit-il, j'ai une tendre amie et une vaillante femme, et je ne combattrai pas seul quand il me faudra combattre ! »
Il avait besoin de sommeil, car il avait passé sans interruption par bien des fatigues ; il dormit, et son sommeil fut accompagné de doux rêves : c'était la première fois que cela lui arrivait depuis trois mois.
Et, dans ces rêves, toujours et invariablement revenaient les maisons isolées et ombreuses, les portes secrètes de M. le comte d'Artois.
Et, maintenant que, purs tous deux, Ingénue et Christian dorment de ce doux sommeil qui fait la paix de l'âme et la fraîcheur du visage, il faudrait peut- être savoir comment ce bon Rétif de la Bretonne avait pris le mariage de sa fille, et les étranges événements qui avaient été la suite de ce mariage.
Nous lui devons bien, on l'avouera, l'honneur de quelques détails.
Nul père, disons-le, ne porta jamais si fièrement la tête à l'église, lorsqu'il alla présenter aux autels une vierge de sa façon, un spécimen de son éducation physique et morale, une élève de la philosophie et de l'hygiène du philosophe de Genève.
A son retour de l'église, il avait pris Ingénue à part, et lui avait fait, touchant ses devoirs d'épouse et de mère, un long discours qui plus d'une fois avait amené sur les joues de la jeune fille une vive rougeur. Le soir des noces, attendri par le bon vin, il avait fait des vers, composé des chapitres, trouvé des sommaires ; et, lui qui s'était fait fête d'ausculter quelquefois, comme historien de la nature, les mystères de la chambre nuptiale, lui, Rétif, endormi, terrassé par Bacchus, frustra Apollon d'une de ses plus curieuses pages.
Il s'endormit donc, et assez profondément pour ne point entendre un mot de la scène qui se passa entre monseigneur le comte d'Artois et Ingénue.
En effet, comment l'eût-il entendu ? En père expérimenté qui ne veut pas livrer au hasard des conflits le bonheur de la vie intime, Rétif avait élevé entre lui et les nouveaux mariés, le rempart d'un mur assez épais pour que rien de ce qui se faisait ou se disait dans une chambre ne pût être perçu de l'autre. Il eût fallu, pour attirer, même en plein jour, l'attention de Rétif, frapper dans ce mur avec une bûche, et c'est ce que ne firent – et cela se comprend – ni Ingénue ni M. le comte d'Artois.
Quant à l'entrée de Christian, elle avait été mystérieuse et furtive comme celle d'un amant ; en l'apercevant, on se le rappelle, Ingénue s'était évanouie, et le faible cri qu'elle avait poussé alors n'avait pu percer un mur de dix-huit pouces.
Enfin, quant aux explications qui avaient eu lieu le matin, entre Ingénue et son mari, elles étaient d'une nature assez grave pour commander aux deux époux la plus grande circonspection de paroles tant qu'elles duraient, le plus grand silence dès qu'elles étaient terminées.
Néanmoins, la surprise de Rétif fut grande lorsque, après avoir préalablement écouté à la porte d'Ingénue, et n'ayant entendu aucun bruit, il entra chez sa fille, à neuf heures du matin, et la trouva levée, habillée et seule.
Il chercha d'abord, moitié en père goguenard, moitié en historien licencieux, les traces de cette douce fatigue qu'il espérait trouver sur les traits d'Ingénue, et crut avoir rencontré ce qu'il cherchait, lorsqu'il vit cette pâleur nacrée, ces yeux frangés de noir et les violettes unies aux églantines sur les lèvres de la jeune femme.
Telle fut du moins l'expression dont il se servit plus tard, et qu'en romancier consciencieux, il avoua lui avoir été inspirée par la circonstance et la situation.
En apercevant son père, Ingénue accourut à lui, et se jeta dans ses bras.
Dans ses bras, elle fondit en larmes.
« Eh quoi ! eh quoi ! mon enfant ! dit Rétif tout à la suite de ses idées, nous pleurons ?
- Oh ! mon père ! mon père ! s'écria Ingénue.
- Eh bien, reprit Rétif, c'est fini... là ! et, après le mari, vient le père. »
Ingénue essuya ses larmes, et regarda gravement Rétif ; elle avait senti, sous les paroles qu'il venait de prononcer, l'intention d'une plaisanterie, et rien ne lui paraissait plus insupportable qu'une plaisanterie répondant à sa profonde douleur. Ce fut alors que son père, l'examinant de plus près, vit sur ce charmant visage les traces d'une tristesse à l'origine de laquelle il était impossible de se méprendre ; cette tristesse dénotait une cruelle souffrance et une lugubre insomnie. Et ce n'était ni d'une souffrance ni d'une insomnie pareilles, que le graveleux auteur de La Paysanne pervertie cherchait la trace.
« Mon Dieu ! dit-il, mais tu es toute défaite, ma pauvre enfant !
- Oui, c'est possible, mon père, répondit Ingénue.
- Où donc est Auger ? "
Et Rétif regarda autour de lui, étonné qu'un lendemain de noces, un mari eût quitté sa femme de si bon matin. "
« Monsieur Auger est parti, dit Ingénue.
- Parti ! Et où cela ?
- Mais à son travail, je suppose.
- Oh ! l'enragé travailleur ! dit Rétif, qui commençait à se rassurer ; qu'il se repose au moins pendant le jour ! »
Pensée égrillarde que ne comprit pas Ingénue, ou qu'Ingénue laissa passer sans lui faire l'honneur de s'y arrêter.
« Eh quoi ! continua Rétif, il ne déjeune pas avec sa femme ? Oh ! oh ! oh !
- Peut-être déjeunera-t-il. »
Tous ces mots avaient été prononcés par Ingénue de ce ton glacial qui dénote une sombre préoccupation. Rétif s'en effraya de plus en plus.
« Enfin, voyons, mon enfant, dit-il en prenant la charmante statue sur ses genoux, et en la réchauffant dans ses bras et sous ses baisers, dis cela à ton père : tu parais mécontente ? Ne mens pas !
- Je le suis, en effet, mon père », répondit Ingénue.
Rétif essaya encore de croire à toute autre chose qu'à ce qui existait.
« Allons, allons, dit-il, toujours emporté par ce fil conducteur qui, au lieu de lui indiquer la bonne voie, l'égarait de plus en plus dans le labyrinthe de ses pensées, un homme amoureux perd facilement l'esprit, et puis... »
Et Rétif fit entendre un petit rire chevrotant et graveleux.
« Et puis, il est ton mari ! et un mari... eh ! eh ! eh ! a toujours certains droits qui étonnent les jeunes filles ! »
Ingénue resta froide, immobile, muette.
« Ainsi donc, Ingénue, mon cher amour ! continua Rétif, c'est convenu, il n'y a plus d'enfant ici ; et il s'agit de prendre les idées et la patience d'une femme. Dame ! je ne sais comment te dire cela, moi ! si j'avais encore là ta pauvre mère, oh ! comme tu soulagerais ton coeur ! comme tu verrais qu'il faut qu'un jour ou l'autre, toutes les femmes en passent par là ! Console-toi donc, raffermis-toi donc, et souris-moi. »
Mais Ingénue, au lieu de se consoler, au lieu de se raffermir, au lieu de sourire à son père, leva au ciel ses deux beaux yeux tout noyés de larmes.
« C'est qu'elle est sublime ainsi ! dit Rétif. Quelle pudeur ! que c'est beau, mon Dieu, la pudeur ! et comme ce coquin d'Auger doit être fier ! »
Mais Ingénue se leva, et, s'essuyant les yeux, elle dit à son père :
« Mon père, occupons-nous de votre déjeuner.
- Comment, de mon déjeuner ? Eh bien, et le tien ? et celui de ton mari ? Ne déjeunez-vous donc pas, ou plutôt ne déjeunons-nous donc pas ensemble ?
- Je n'ai pas faim, et M. Auger, s'il a faim, saura qu'il faut arriver à l'heure.
- Peste ! comme tu le mènes !
- Tenez, mon père, ne parlons plus de cela, je vous en supplie.
- Comment, ne parlons plus de cela ? Ne parlons plus de ton mari ?
- Non, mon père ! et, croyez-moi, cela vaudra mieux.
- Parlons-en, au contraire ! Ingénue, prends garde ! tu es femme mariée, et tu dois à ton mari des égards, des soins...
- Je ne suis ni femme, ni mariée, ni obligée à des égards envers M. Auger. Qu'il se contente de ce qu'on lui donnera ; ce sera toujours assez bon pour lui.
- Comment ?
- Vous me connaissez, mon père, et vous savez que, lorsque je dis une chose comme celle-là, c'est que j'ai le droit, plus que le droit de la dire. »
Cette rigueur, poussée presque à la férocité, étonna Rétif, mais il savait que les femmes sont quelquefois impitoyables envers ceux qui ont trop osé, comme envers ceux qui n'ont pas osé assez.
On voit que Rétif tournait toujours dans le même cercle.
Il connaissait assez la vierge son élève, pour deviner que sa rigueur ne venait pas du second des deux griefs : il sourit en pensant qu'elle s'humaniserait plus tard.
Quant à l'absence d'Auger, il l'attribua au dépit qu'éprouvait le jeune époux d'avoir été peut-être éconduit sans mesure de la couche nuptiale.
Et, en lui-même :
« C'est un sot, dit-il, de n'avoir pas su apprivoiser cette biche sauvage ! Ah ! si j'eusse été à sa place, Ingénue ne pleurerait pas, ce matin ! »
Et, le temps de sa jeunesse lui apparaissant dans tout son charme et dans toute sa gloire, il se prit à sourire aux songes du passé. Temps heureux des soupirs dans la rue, des baisers d'une fenêtre à l'autre ! temps heureux des rencontres, des compliments sur l'élégance d'un pied, des sourires adressés en remerciement d'une galanterie opportune ! temps divin des rendez-vous à la brune, des promenades faites en compagnie de vierges timides qui, parties rougissantes et rieuses, revenaient pâles et tendres, accrochées au bras qu'elles avaient effleuré à peine deux heures auparavant !
Toutes ces choses, que Rétif repassa dans sa tête, vinrent défiler devant lui au clair de toutes les lueurs qui les avaient illuminées, au feu de tous les soleils qui les avaient mûries.
Cette procession de charmants visages, de doux et provocants sourires, de pieds mutins, de bras rebelles, de mains égratignant ou amoureuses, dura pour le bonhomme l'espace d'une seconde, temps heureux comme tous les heureux temps qui tenaient dans le verre de son optique !
Et Rétif, avec un gros soupir qui n'était pas assez triste pour lui obstruer l'estomac, s'en alla, dans la salle à manger neuve, déjeuner avec Ingénue, dont la servante avait préparé le repas.

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1998-2010
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