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Chapitre XLVII
Prince et gentilhomme

Christian, la lettre partie, le premier feu de la colère passé, la fièvre un peu calmée, réfléchissait aux conséquences de sa conduite avec le prince, et, sans être alarmé, s'en inquiétait beaucoup, lorsque, vers les onze heures du matin, le messager de Son Altesse royale arriva.
Il avait fait grande diligence, étant venu de Versailles à Paris en une heure, à peu près.
L'annonce de ce messager fut loin de rassurer le jeune homme.
Il s'agissait bien encore un peu de la Bastille en l'an de grâce 1788, c'est-à- dire un an avant qu'elle fût démolie, et l'on n'avait pas entièrement désappris la tradition qui enjoint à tout Français de respecter un prince du sang, même dans ses erreurs.
Christian, qui était au lit, fit entrer le messager ; puis il l'interrogea.
Le messager ne savait rien ; il n'avait reçu d'autre ordre que de partir de Versailles, de faire la course à franc étrier, et d'inviter Christian à se rendre lui-même à Versailles, sans perdre de temps.
Sans perdre de temps, c'était bref.
Il n'y avait pas de doute sur les intentions du comte d'Artois ; elles ne pouvaient être bonnes.
Christian soupira donc à l'idée du sort qui l'attendait ; mais son parti n'en fut pas moins vite pris.
Il annonça au messager du prince qu'il pouvait retourner à Versailles, et dire positivement qu'il le suivait.
Puis il passa chez sa mère.
Il fallait tout prévoir, même le cas où, de Versailles, il reviendrait directement coucher à la Bastille.
« Ma mère, dit-il, Son Altesse royale m'ordonne de me rendre à l'instant même auprès d'elle ; il se pourrait qu'elle m'envoyât, maintenant que je suis dispos, faire un voyage dont autrefois il avait été question.
- Eh bien, dit la comtesse, soit ; avant votre départ, nous nous reverrons.
- Savoir, ma mère.
- Comment, savoir ? dit la comtesse.
- Sans doute, madame : parfois ces sortes d'expéditions sont soudaines.
- Mon fils !
- Oui, ma mère, un messager part aussitôt ses instructions reçues, et il devient difficile de faire des adieux, attendu que le secret serait bien aventuré par la présence du messager à Paris.
- Je comprends, dit la comtesse avec inquiétude, je comprends ; ainsi vous partez ?
- Oui, ma mère.
- Mais votre santé ?
- J'avais surtout besoin de distraction, et le voyage que je vais entreprendre, si toutefois je l'entreprends, m'en donnera.
- Je n'ai plus d'objections à faire » , dit la comtesse.
Puis, regardant le jeune homme avec un indicible amour :
« Aurai-je seulement la facilité de vous voir, dit-elle, avant que vous vous mettiez en route, fût-ce à une barrière de Paris où vous me diriez de vous attendre ?
- Je ne sais, madame, fit Christian avec hésitation.
- Quelque voyage que vous entrepreniez, on ne peut vous refuser cela ; sinon, je vous dirais même de diriger mon voyage du côte où l’on vous enverra. »
Christian ne répondit point, la tendresse de cette mère avait des yeux d'Argus, et nul mensonge ne pouvait durer avec elle au-delà d'une heure.
Pendant ce temps, Christian encore trop faible pour entreprendre une longue route à cheval, avait fait mettre les chevaux à la voiture.
Il prit congé de la comtesse, qui ne put obtenir de lui autre chose que ce qu'il lui avait déjà dit, et il se rendit chez Son Altesse royale.
Il trouva le prince tout habillé, tout imposant ; il se promenait dans son cabinet, presque rêveur – ce qui était rare – lorsqu'on annonça Christian.
Celui-ci parut sur le seuil, baissant les yeux, humble de mine, mais résolu de coeur.
« Entrez, monsieur, entrez ! dit le prince ; on a dû vous prévenir que je vous attendais.
- Oui, prince, répondit Christian, je sais que Votre Altesse royale veut bien me faire cet honneur. »
Le prince fit signe au valet de pied qui avait introduit Christian de se retirer et de fermer la porte.
Le valet obéit ; le prince et le jeune homme se trouvèrent seuls.
Le prince fit encore quelques pas en silence, tandis que Christian se tenait debout, muet, immobile.
« Monsieur, lui dit le prince en s'arrêtant tout à coup, il se passe entre nous des choses étranges ! et, d'abord, pour ne parler que de cette lettre que j'ai reçue de vous ce matin, vous avouerez qu'elle ne ressemble guère à celles que l'on écrit aux princes.
- Pardon, monseigneur, répondit Christian, cela tient à une chose : c'est que ce qui m'arrive, à moi, ne ressemble guère à ce qui arrive aux hommes.
- Je vous arrête, monsieur, et ne veux point d'explication avant de vous avoir fait connaître ma volonté. »
Christian se crut arrivé au terme du voyage, et il apprêtait déjà son épée pour la rendre au prince.
« Monsieur, continua celui-ci, qui comprit sans doute ce qui se passait dans l'esprit du jeune homme, j'ai été induit en erreur de la façon la plus déplorable par un de mes valets ! cette erreur m'a conduit à une démarche dont j'ai bien du regret, puisqu'elle a déplu à une femme. Mais, enfin, toute faute se répare...
- Oh ! non, monseigneur, non, s'écria Christian cachant son visage entre ses mains, non, malheureusement, celle qu'à commise Votre Altesse est irréparable !
- Irréparable ! et en quoi donc, je vous prie ?
- L'honneur d'une femme, monseigneur, est bien autrement délicat, vous le savez, que celui d'un homme ; à la perte de la chasteté, il n'y a pas de remède.
- Ah ça ! mais, monsieur, dit le prince en regardant Christian d'un air interrogateur, en quoi donc, s'il vous plaît, madame Auger a-t-elle perdu sa chasteté ? A moins toutefois que ce ne soit avec vous ! »
Christian releva la tête.
« Quoi ! monseigneur, dit-il, une femme que son mari vous a livrée...
- Vendue, vous voulez dire, monsieur.
- Oh ! monseigneur, monseigneur, Ingénue est déshonorée !
- Mais pas le moins du monde, monsieur, et vous êtes, à ce qu'il paraît, dans la plus profonde erreur.
- Pardon, je ne comprends pas.
- Vous allez comprendre : le soir de l'émeute, ce même soir où vous avez été blessé, j'avais eu le bonheur de rencontrer mademoiselle Ingénue seule, séparée de son père ; sans qu'elle sût qui j'étais, je la reconduisis chez elle ; donc, elle m'avait vu et me connaissait. Cette nuit, en me revoyant, elle a trouvé tout naturellement, entre mon visage et celui de son mari, cette bienheureuse différence que le ciel y a mise. Elle eût pu en être flattée, n'est- ce pas ? Eh bien, non, tout au contraire : elle a crié, elle s'est effrayée, elle a supplié, s'est jetée à mes genoux. J'ai dit tout ce que la politesse me suggérait de lieux communs : elle a persisté ; j'ai pris mon chapeau et mon épée, je lui ai adressé un compliment suivi d'un profond salut, et, enchanté de voir que je m'étais trompé, ou plutôt que j'avais été trompé, j'ai gagné la rue, – comme vous le savez, monsieur, puisque vous m'y avez rencontré.
- Est-ce bien vrai, cela ? murmura Christian au comble de l'étonnement ; est-ce bien vrai, cela, monseigneur ?
- Plaît-il ? fit le prince avec tout l'orgueil de sa race, qui se souleva en face de ce doute infligé à sa parole.
- Ah ! oui, monseigneur, c'est vrai ! s'écria Christian ; votre bouche, la bouche d'un grand prince, d'un loyal gentilhomme ne peut mentir... Monseigneur, je vous crois et je vous bénis. Ingénue est donc pure ? Bonté du ciel ! mais j'en mourrai de joie, monseigneur !
- Alors, vous êtes donc son amant, vous, mon cher ?
- Moi, son amant ? Oh ! monseigneur, si pour adorer une femme ; si pour la respecter à mains jointes ; si pour idolâtrer son regard, sa voix, le charme enivrant de son moindre geste ; si pour avoir envie de baiser la trace de ses pas, et pour mourir des palpitations que cause le frôlement de sa robe ; si pour tout cela, monseigneur, on peut être appelé son amant... Oh ! oui, oui, je suis bien l'amant d'Ingénue !
- En vérité, dit le prince souriant et tombé tout à coup dans la familiarité de la jeunesse, vous me ravivez avec votre histoire, mon cher Christian ! »
Alors, Christian, joyeux à son tour, et rendu confiant par sa joie, se mit à raconter au prince toute la série de ses aventures : cette vie charmante et malheureuse à la fois qu'il menait près d'Ingénue, quand, habitant sur le même palier qu'elle, il se faisait passer pour un ouvrier ciseleur ; puis, il arriva aux sermons du père Rétif, à son expulsion, à sa blessure, à ses souffrances pendant sa maladie, à la longueur de cette maladie, à l'impossibilité dans laquelle il avait été de faire parvenir à Ingénue de ses nouvelles ; enfin, il dit comment, à son retour chez sa mère, sa première sortie avait été pour la rue des Bernardins ; il raconta de quelle façon il avait été renvoyé de la rue des Bernardins à celle du Faubourg-Saint-Antoine ; puis il passa à ce qu'il avait vu et entendu jusqu'au moment où, exaspéré par les plus cruelles tortures de la jalousie, il avait barré le chemin au prince.
Enfin, il se tut ; c'était le tour du comte d'Artois.
« Eh bien, mon cher Christian, lui dit celui-ci, maintenant que je suis au courant de vos aventures, à vous, il est juste que vous soyez instruit des miennes. Voici donc ce que vous ne savez pas. J'avais, ainsi que je vous l'ai dit, rencontré cette petite fille, qui est adorable ; elle m'avait frappé comme un de ces types que l'on voit peuple, et que Dieu eût dû faire duchesse ou reine. Auger, mon... factotum, me la promit.
- Ah ! voilà !
- Que voulez-vous ! j'acceptai, et c'est là que fut mon tort ! Il paraît que le drôle voulut l'enlever comme un Vandale ; il se fit rouer de coups, lui et un compagnon qu'il s'était associé ; moi restant en dehors, comme vous pensez bien, et ignorant même ce qui se passait. La chose manqua donc ; aussitôt je chassai Auger, qui avait été assez niais pour compromettre ma livrée dans toute cette bagarre.
- Et vous fîtes noblement, monseigneur ! dit Christian.
- Oui, mais attendez donc, nous ne sommes pas au bout.
- J'écoute, monseigneur.
- Ne voilà-t-il pas mon coquin qui imagine de se venger à sa manière ! Savez-vous en quoi consistait cette vengeance ? Le drôle se convertit, ou plutôt, pour l'honneur de la religion, il fit semblant ; il séduisit, par ses belles paroles, je ne sais quel bonhomme de curé, ou quel curé Bonhomme. Bref, il se fait recommander par lui, se remue, devient maçon, peintre en bâtiments je ne sais plus quoi ! gagne trente sous par jour, fait la cour au père Rétif, enjôle sa fille, et l'épouse mystérieusement. La femme épousée, voici comment il s'y prit avec moi, qui songeais peut-être encore un peu à Ingénue, mais qui ne songeais plus du tout à lui. Il est bon de vous dire qu'en le chassant, je l'avais comparé – pour lui faire sentir leur supériorité sur lui, bien entendu –, à Lebel, à Bachelier et à je ne sais combien de frontins illustres dont il déparait la collection. Hier matin, je reçus cette lettre :

" Monseigneur,
" Ingénue ne demeure plus au quatrième étage, rue des Bernardins ; elle demeure au troisième, rue du Faubourg-Saint-Antoine, dans la maison de Réveillon, le marchand de papiers peints. Un petit changement s'est fait, en outre, dans sa position : au lieu d'être fille, elle est femme : au lieu d'être soumise à un père, elle dépend d'elle seule.
" Trouvez-vous ce soir dans un fiacre, de minuit à une heure du matin, dans ladite rue du Faubourg-Saint-Antoine, et en face de ladite maison. Votre Altesse y trouvera un homme qui lui en ouvrira la porte, et qui lui en expliquera les localités. "

- Comment, monseigneur, s'écria Christian, il a écrit cela ?
- Pardieu ! dit le prince, voici la lettre.
- Oh ! quel bonheur que Votre Altesse l'ait conservée.
- Peste ! je n'avais garde de m'en dessaisir : je croyais à un guet-apens.
- Oui, je comprends... Alors, Votre Altesse se trouva au rendez-vous ?
- Et lui aussi... Il me donna une clef, m'expliqua la façon d'entrer, et, ma foi, sans une veilleuse qui m'éclaira mal à propos, mon cher Christian, ce malheureux vous perdait votre maîtresse.
- L'infâme !
- N'est-ce pas ?
- Mais, maintenant, il reste un coupable, monseigneur...
- Oh ! celui-là, j'en fais mon affaire, dit le prince en riant, et sa punition me regarde.
- Votre Altesse me pardonnera-t-elle jamais ?
- C'est tout pardonné : vous êtes un brave jeune homme, Christian. Voyons, que faut-il faire de cet Auger ?
- Ah ! monseigneur, un exemple.
- D'accord ; mais prenons-y garde, l'honneur des femmes reçoit de terribles accrocs quand les hommes font des exemples, et j'ai pour principe que mieux vaut une étoffe sans accrocs, fût-elle moins précieuse, qu'une plus riche avec une reprise, si bien faite qu'elle soit.
- Vous avez raison, monseigneur ; d'ailleurs, j'oubliais, fou que je suis ! que le nom de Votre Altesse royale ne doit pas être mis en jeu, et que ce serait bien mal reconnaître votre noblesse et votre bonté, que de vous faire descendre en ce débat.
- Oh ! fit le prince, qui, grâce aux précautions qu'il avait prises, était assuré de sortir pur et blanc de cette affaire, je risquerais pour votre satisfaction bien des choses, mais réfléchissez : cette jeune fille à qui vous faisiez la cour, sans lumière, chez le père Rétif absent : votre expulsion de chez elle, alors qu'on vous a reconnu gentilhomme, tandis que vous affectiez les dehors d'un ouvrier, le mariage d'Auger, ma présence dans la chambre nuptiale, puis votre présence, à vous... enfin, voyons, n'est-ce pas un peu obscène, un peu embrouillé, un peu Mariage de Figaro, pour tous ceux qui n'ont pas, comme nous, pénétré rue des Bernardins, au quatrième, et, au troisième, rue du Faubourg-Saint-Antoine, avec le flambeau de l'initiation ? Le monde, voyez-vous, mon cher Christian, le monde n'est pas charitable : cette pauvre fille tant de fois menacée, tant de fois sauvée ; cette pudeur attaquée jusque dans le sanctuaire de la conjugalité, par deux hommes, dont l'un est le comte d'Artois, et l'autre son page, tout cela ne fera-t-il pas un peu ressembler Ingénue à la fiancée du roi de Garbe ? »
Christian pâlit.
« Ah ! vous l'aimez bien ! » dit le comte.
Christian soupira et leva les yeux au ciel.
« 0a, voyons, qu'en allez-vous faire ? reprit le prince.
- Monseigneur, dit Christian, c'est bien simple : je l'enlève.
- Aïe aïe aïe ! mon cher ami !
- Quoi donc ! monseigneur, n'enlève-t-on plus, maintenant ?
- Si fait, parbleu ! mais prenez garde à Ingénue : elle est mariée. Si vous lui enlevez sa femme, Auger criera comme un aigle ; la publicité, que nous cherchons à éviter, il nous l'appliquera. Le beau rôle, que nous avons à prendre, c'est lui, au contraire qui le prendra.
- Mais, monseigneur...
- Ah ! c'est que vous ne savez pas ce que c'est que cet Auger ! Eh bien, croyez-moi, c'est un scélérat très redoutable ; je le ferais bien mettre dans quelque cul de basse-fosse ; mais, de méprisable qu'il est, il deviendrait intéressant. Ah ! mon cher Christian, rendre M. Auger intéressant, gardez vous-en comme de la peste !
- Que faire alors, monseigneur ?
- Mon cher, il faut attendre ; Auger n'a pas le moyen de rester longtemps tranquille ; d'ailleurs, il en aurait la possibilité, la chose n'est pas dans son caractère ; il faut que, d'ici à quelque temps, il devienne un scélérat consommé, croyez-en mon expérience. Cela vous fait sourire, me voyant, à sept ou huit ans près, du même âge que vous ; mais les princes naissent de dix ans plus vieux que les autres hommes : j'ai donc le double juste de votre âge.
- Ainsi, monseigneur, vous me conseillez d'attendre ?
- Oui.
- Mais l'attente, c'est la mort. Ce misérable la possède, il est son maître.
- Ah ! voilà où nous allons parler raison, et où, sans contredit, vous allez me trouver supérieur à vous. Voulez-vous parler raison ?
- Monseigneur, je vous jure que je ne demande pas mieux.
- Eh bien, asseyez-vous.
- Monseigneur...
- Vous avez une jambe malade.
- Monseigneur, j'obéis. »
Et Christian prit une chaise.
Le comte d'Artois tira un fauteuil comme on fait à la Comédie-Française, quand on va jouer une scène posée.
« Et, maintenant, m'écoutez-vous ? demanda le prince.
- Je vous écoute, monseigneur », répondit Christian.

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