Ingénue Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XLV
La chambre de la mariée

Plus d'une heure s'écoula ainsi, heure d'angoisses inexprimables et de tortures sans nom pour Christian.
Pendant cette heure, il descendit de son fiacre et y remonta vingt fois.
Vingt fois ses yeux se fixèrent sur la veilleuse, dont l'immobile clarté transparaissait à travers les rideaux de la fenêtre.
Enfin son oreille tendue crut entendre quelque bruit dans l'allée, dont la porte, longtemps secouée vainement, finit par se rouvrir sous les efforts d'une main inexpérimentée.
Par cette porte entrouverte, un homme enveloppé d'un manteau s'élança dans la rue.
Mais, prévenu par le bruit, Christian avait eu le temps de descendre de son fiacre, et de se placer sur le chemin de cet homme.
L'inconnu s'arrêta ; Christian comprit que, sous les plis de son manteau, sa main cherchait la garde d'une épée.
Cependant, avant de tirer cette épée, il fit un pas en arrière, et, avec une voix qui indiquait l'habitude du commandement :
« Holà ! monsieur ! dit-il, pour me barrer ainsi le chemin, qui êtes-vous, s'il vous plaît, et que me voulez-vous ?
- Mais je veux savoir qui vous êtes vous-même, vous, monsieur, qui sortez à une telle heure de cette maison ?
- Bon ! dit une voix railleuse, il parait que j'ai affaire à M. le chevalier du guet ; je ne croyais pas la police de Paris si bien faite !
- Je ne suis pas le chevalier du guet, et vous le savez bien, monsieur, dit Christian.
- Eh bien, alors, si vous n'êtes pas le chevalier du guet, dit l'inconnu, laissez-moi partir. »
Et, étendant le bras, il fit un mouvement pour écarter Christian.
Celui-ci saisit de sa main gauche le haut du manteau de l'inconnu, et, tandis qu'il tirait son épée de la main droite, il écarta ce manteau du visage qu'il recouvrait. Mais, en même temps, il recula avec effroi.
« Monseigneur le comte d'Artois ! s'écria-t-il. Oh ! monseigneur, c'est vous ?
- Mon page Christian ! s'écria le comte d'Artois à son tour, faisant un pas en avant, tandis que le jeune homme en faisait trois en arrière.
- Monseigneur, monseigneur, s'écria Christian, il y a trois heures que j'entends votre voix, que je reconnais votre démarche, et, cependant... Oh ! non, oh ! non, je ne voulais pas croire.
- Que ne vouliez-vous pas croire, monsieur ?
- Que votre Altesse royale eût pu se décider à faire...
- Quoi ?
- Ce qu'elle vient de faire ici, c'est-à-dire de commettre le plus odieux de tous les crimes !
- Plaît-il ! s'écria le prince, et de quel ton me parlez-vous, monsieur Christian ?
- Mais Votre Altesse royale ne sait donc pas une chose terrible ?
- Laquelle ?
- C'est qu'elle occupe la place d'un homme qui s'est marié aujourd'hui.
- Et qui m'avait vendu sa femme... Si fait, monsieur Christian, je sais cela.
- Et Votre Altesse avoue... ? Infâme ! »
Le prince haussa les épaules.
« Ah ça ! dit-il, on est donc bien vertueux dans mes pages ? Que chante donc le peuple de Paris, qui hurle à l'immoralité, quand je passe ?
- Monseigneur, je suis ou non moral, cela ne regarde pas le peuple de Paris ; mais ce qui me regarde, moi, ce que ma conscience me dit, ce que mon honneur me défend, c'est de servir un prince que l'on déshonore par de pareils services ! J'ai, en conséquence, le regret de déposer ma démission aux pieds de Votre Altesse royale.
- Ici ! comme cela ! dans la rue ! fit le prince essayant d'éclater de rire.
- Oui, mon prince, répondit gravement Christian ; et ce n'est pas ma faute si, tombant à vos pieds, elle tombe dans la boue.
- Oh ! par ma foi, voilà un plaisant drôle ! s'écria le comte d'Artois irrité.
- Monseigneur, dit Christian ; je suis bon gentilhomme ; je ne suis plus a votre service ; et...
- Et ?...
- Et vous m'insultez, je crois !
- Oh ! qu'à cela ne tienne, monsieur Christian ; aussi bien, je suis de méchante humeur, ce matin, et je ne serais point fâché, vraiment, de corriger quelqu'un.
- Monseigneur...
- Comprenez-moi, monsieur ; car, moi aussi, je vous parle en gentilhomme. Vous vous trouvez insulté, n'est-ce pas ?
- Monseigneur...
- Vous vous trouvez insulté ! oui ou non ?
- Monseigneur...
- Mais répondez donc, morbleu !
- Monseigneur a prononcé le mot de drôle ?
- Eh bien, soit ! Acceptez réparation, je vous l'offre : vous voilà au niveau de monseigneur le duc de Bourbon ; ce n'est pas à dédaigner, j'espère. »
Christian hésitait, ne sachant ce que voulait dire le prince ; mais celui-ci continua, le tirant de toute hésitation :
« Voyons, dégainez, mon bel ami ! mais hâtez-vous ; dédaignez, tandis qu'il n'y a personne, attendu que, s'il passait quelqu'un, que je fusse reconnu, et que vous fussiez pris, il y va tout bonnement de votre tête.
- Mon prince !
- Eh ! mordieu ! ne criez pas tant, et battez-vous, monsieur le redresseur de torts ! monsieur le défenseur de la morale ! »
Et, en disant ces mots, le prince mit bravement l'épée à la main.
Christian, emporté par un premier mouvement de haine et de jalousie, avait déjà tiré la sienne à moitié, quand, tout à coup, frappé de l'énormité qu'il allait commettre :
« Non, non, jamais ! » dit-il.
Et il repoussa son épée dans le fourreau.
« Eh bien, monsieur, dit le prince lui laissant bien achever son mouvement et sa phrase, puisque vous voilà raisonnable, tirez de votre côté, et moi du mien. »
Et le prince s'éloigna en mâchonnant quelques mots que Christian ne comprit point, et que, tout abasourdi qu'il était, il ne chercha pas même à comprendre.
Le prince disparut.
Christian rallia ses idées, et regarda autour de lui.
Le prince, en sortant, avait laissé entrouverte la porte de l'allée.
Christian s'en aperçut, et jeta un cri, moitié de joie, moitié de douleur.
C'était une voie ouverte à l'explication de toute cette terrible histoire.
Le jeune homme s'élança dans l'escalier, monta les trois étages, trouva la porte en face de l'escalier poussée seulement, ainsi que celle de la rue, entra et aperçut Ingénue, pâle, comme en délire, agenouillée, la tête perdue, en face de son lit.
Elle se retourna au bruit que fit Christian, et, en reconnaissant ce Christian tant attendu, elle poussa un cri, et s'évanouit.
Le jour venait ; il blanchissait les vitres de la maison ; une fenêtre percée dans un angle de la chambre donnait sur le jardin des demoiselles Réveillon ; on entendait les oiseaux chanter, dans ce jardin, de ce petit chant matinal qui ne ressemble en rien aux autres bruits de la journée.
Christian, en voyant tomber Ingénue, avait couru à elle, et, la soulevant dans ses bras, essayait de la rappeler à la vie. Tout à coup, un pas retentit dans la chambre voisine : c'était celui d'Auger.
Il avait vu s'éloigner le prince, et revenait au domicile conjugal.
Ingénue évanouie, Christian penché sur elle, cet homme au seuil de la porte, les premiers rayons d'un jour blafard glissant sur cette scène, formaient un étrange tableau plein de mystérieuse terreur et de froide épouvante.
Christian reconnut l'homme abject, le mari infâme ; il ne savait rien encore ou presque rien, sinon qu'Ingénue était victime d'un si lâche calcul.
Il mit l'épée à la main.
Auger, qui avait déjà fait quelques pas dans la chambre, recula jusqu'à la porte en jetant autour de lui des regards effarés.
Il cherchait une arme.
A la vue de cet homme, Ingénue sortit de sa torpeur léthargique ; elle écarta ses longs cheveux retombés autour d'elle comme un voile de pudeur.
Elle regarda l'un après l'autre Christian et Auger.
Puis la raison lui revint, et, avec elle, la conscience de la terrible situation où elle se trouvait.
Elle fit signe à Christian, de sortir.
Le jeune homme hésitait ; Ingénue répéta le signe plus impérativement que la première fois.
Moitié désespéré, moitié attendri par son malheur et par le malheur de cette femme, Christian obéit comme un esclave.
Auger s'écarta devant l'épée nue, dont Christian, en passant, lui fouetta le visage.
Christian s'arrêta un instant sur le palier.
D'abord, dans la crainte d'une surprise, et aussi pour voir une dernière fois le visage de cette charmante femme à jamais perdue pour lui.
Elle, de son côté, le regardait aussi.
Le rayon de leurs yeux se croisa.
Il y avait dans les yeux d'Ingénue tant de candeur, tant de regret, tant d'amour, qu'il s'élança dans l'escalier, déchiré par mille impressions contradictoires.
Ingénue resta seule avec Auger.
La présence de Christian dans cette chambre était inexplicable pour lui, et confondait toutes ses pensées.
Il ne savait rien, ne comprenait rien, et paraissait ivre.
La jeune femme aussi hésitait à penser ; elle tremblait de voir clair dans cet abîme ; elle se sentait prise d'avance du vertige de la honte.
Aussi n'eut-elle que la force de dire ces seuls mots : « En vérité, vous êtes un infâme !... »
Il voulut parler.
« Si vous approchez, dit-elle, j'appelle ici mon père ! »
Auger frémit.
La scène de famille lui paraissait redoutable.
« Misérable ! dit Ingénue, quand vous avez agi comme vous venez de le faire, avez-vous songé à une chose ? c'est qu'un seul mot de moi, prononcé devant le premier magistrat venu, et vous êtes perdu sans retour ? »
Auger fit un mouvement ; mais Ingénue, d'une voix plus ferme :
« Perdu sans que le crédit de votre maître puisse vous sauver ! »
Auger essaya de parler.
« Taisez-vous, monsieur, lui dit-elle ; je vous chasse d'auprès de moi !
- Mais, s'écria celui-ci avec effronterie, vous ne savez pas même de quoi vous m'accusez, madame !
- Je vous accuse, monsieur, d'avoir introduit ici, c'est-à-dire chez mon père, c'est-à-dire chez moi, c'est-à-dire dans la chambre nuptiale, votre maître, celui que vous avez renié, M. le comte d'Artois.
- Qui vous l'a dit ?
- Lui-même ! »
Auger demeura un instant silencieux, et les lèvres crispées par un méchant sourire.
Pendant cet instant de silence, il chercha ce qu'il pouvait répondre : il crut l'avoir trouvé.
« Il vous a dit cela parce que, m'ayant fait arrêter dans la rue au moment où je descendais pour reconduire M. Santerre, et s'étant substitué à moi, il a bien fallu qu'il se défendît comme il pouvait. »
Cette raison avait de la vraisemblance ; elle étonna Ingénue.
« Alors, dit-elle, vous accusez le prince ?
- Sans doute ! il a voulu se venger de moi.
- A votre avis, c'est lui qui a tendu le piège où vous êtes tombé ?
- N'est-ce pas vraisemblable ?
- Soit ! j'admets la vraisemblance ; eh bien, nous allons appeler mon père.
- Votre père ?
- A l'instant même.
- Pourquoi faire ?
- Il a une plume qui vaut une épée ; il mettra cette arme au service de mon honneur, qui aurait dû être le votre, et nous aurons justice du malfaiteur, quoique le malfaiteur soit un prince !
- Oh ! ne faites pas cela, s'écria, Auger, épouvanté de l'exaltation d'Ingénue.
- Comment ! qui vous arrête ?
- Le crédit du prince est immense.
- Vous avez peur ?
- Dame ! je l'avoue, je suis un bien petit monsieur pour me frotter à une Altesse royale !
- L'honneur n'est donc plus rien pour vous ? ce n'est donc pas une satisfaction pour vous, que la vengeance à tirer d'un prince dont le premier, et sans que personne vous y forçât, vous avez dit tant de mal ?
- Mais, madame, vous voulez donc absolument me perdre ?
- Mais, monsieur, vous mentiez donc, quand vous disiez que rien ne vous coûterait pour redevenir honnête homme ?
- Madame !
- Tenez, taisez-vous ! Je vous l'ai dit, je vous le répète, vous êtes un infâme !
- Eh bien, soit ! la guerre, puisque vous le voulez, madame ! Dites que j'ai attiré le prince ici, et je dirai, moi, que vous y avez appelé votre amant.
- Oh ! je le veux bien, s'écria généreusement Ingénue ; avouez votre infamie, j'avoue mon amour.
- Madame !
- Faites ! le monde jugera. »
Auger comprit qu'ayant affaire à un caractère comme celui d'Ingénue tout était perdu pour lui.
Il sourit comme le mauvais ange.
« C'est égal, dit-il, nous verrons la fin ?
- La fin ? Oh ! si vous voulez la savoir d'avance, dit Ingénue, c'est facile !
- Oui, voyons.
- Eh bien, la voici : j'avouerai tout à mon père, et, alors, prenez garde, son chagrin vous coûtera cher ! ou, ce qui est plus digne d'une honnête femme et d'une chrétienne surtout, je tairai cette horrible histoire au pauvre homme, que vous avez déjà si indignement joué, trompé, abusé ! je souffrirai en silence, comprenez-vous bien ? pas une plainte contre vous ne sortira de ma bouche ; mais, à partir de cette heure, vous n'êtes plus pour moi qu'un objet de dégoût et de mépris ! »
Auger fit un mouvement de menace ; mais Ingénue ne s'en préoccupa point, et continua :
« En un mot, justifiez-vous avant deux jours, par un éclat qui me venge, ou résignez-vous à comprendre, chaque fois que mes lèvres remueront, que je vous appelle lâche et infâme.
- Bien ! » dit Auger.
Et il sortit, ne comprenant rien à ce qui s'était passé, cherchant dans sa vile imagination mille moyens de comprendre, et se heurtant à mille suppositions plus invraisemblables et surtout plus fausses les unes que les autres. Ingénue regarda son mari sortir, l'écouta s'éloigner ; puis, lorsque le bruit de ses pas eut cessé dans l'escalier, elle se leva, alla soigneusement fermer la porte ; après quoi, elle revint tomber près de son lit à genoux, avec des prières qui durent aller toucher Dieu, au fond de son divin royaume, et elle appela Christian, avec une voix si douce, que l'ange de ses rêves, qui n'avait jamais été appelé de cette douce voix, dût en être jaloux !

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente