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Chapitre XLIV
Le soir des noces

Christian, sorti de chez Marat sans trop pouvoir se rendre compte de la scène qui venait de s'y passer, revint chez sa mère.
Là, il eut un motif plausible de sortir seul : c'était une visite à faire à M. le comte d'Artois.
Le prince avait su l'accident qui était arrivé à son page, et, comme c'était un excellent coeur que M. le comte d'Artois, il avait plusieurs fois, et fort affectueusement, fait demander de ses nouvelles.
D'ailleurs, personnellement, le prince avait remarqué Christian, et il l'aimait fort, à cause de son grand air.
A cinq heures, le jeune homme partit pour se rendre chez le prince, résolu, en sortant de chez le prince, à faire tout ce qu'il lui serait possible pour revoir Ingénue ; car, nous l'avons dit, et nous le répétons, il n'avait cessé, dans ses rêves de fièvre, d'adorer l'image de la jeune fille ; cette douce fée avait mille fois versé le baume sur sa plaie, et, à côté du supplice de l'absence, il avait eu les rêves de l'avenir. Le prince paraissait joyeux ; il fit ses compliments à Christian sur sa convalescence, et promit, de lui-même, de dire un mot de remerciement à Marat sur la belle cure qu'il avait faite.
Avant d'entrer chez le comte d'Artois, Christian avait renvoyé sa voiture en ordonnant au cocher de dire à sa mère que le prince le gardait une partie de la soirée ; de cette façon, la comtesse n'était pas inquiète, et Christian était libre.
Vers sept heures, Christian sortit de chez le prince, prit un fiacre, et se fit conduire jusqu'au quai Saint-Bernard.
C'était, selon le calcul de Christian, l'heure où Rétif, qui sortait tous les soirs avec sa fille, devait rentrer avec elle ; s'ils n'étaient pas rentrés, il la verrait en passant, et lui ferait un signe ; s'ils étaient rentrés, il se hasarderait à monter et à frapper à la porte d'Ingénue.
C'était bien de l'audace ; mais, en apprenant tout ce qu'il avait souffert, Ingénue lui pardonnerait.
Christian sentait battre son coeur plus fort, au fur et à mesure
qu'il avançait dans la rue ; il fixait de loin les yeux sur la fenêtre, qu'il s'attendait à trouver éclairée par la lueur douce et tremblante de la lampe.
La fenêtre était obscure.
« Bon ! dit Christian, ils ne sont pas rentrés encore ; car il est impossible qu'ils soient couchés à cette heure ; d'ailleurs, Ingénue ne dort pas sans veilleuse, et, la veilleuse une fois allumée, le rideau de sa chambre en prend une teinte rosée qui la révèle. »
Christian se mit à se promener en long et en large.
Il se promena une heure ainsi, à peu près.
Au bout d'une heure, il éprouvait dans sa jambe blessée une fatigue insupportable en même temps qu'un commencement d'inquiétude s'emparait de lui.
Il regagna le quai, fit signe à son cocher de venir le rejoindre, et, remontant dans le fiacre, lui ordonna de stationner à trois ou quatre portes de celle d'Ingénue.
Dans ce fiacre stationnaire, Christian entendit sonner huit heures, huit heures et demie, et neuf heures.
Il vit la rue devenir de plus en plus déserte, jusqu'à ce qu'elle fût enfin à peu près solitaire.
Alors, il s'inquiéta sérieusement : c'était bien tard- neuf heures et demie venaient de sonner- pour que Rétif et Ingénue rentrassent.
Enfin, il se décida à descendre et à interroger un voisin ; de portier, il n'en était pas encore question dans les maisons bourgeoises de cette époque.
Ce voisin était un épicier qui fermait sa boutique quand Christian l'interrogea.
« Monsieur, lui demanda le jeune homme, pourrais-je savoir de vous s'il n'est pas arrivé malheur à M. Rétif de la Bretonne, qui demeurait au quatrième dans la maison voisine de la vôtre ?
- Ah ! dit l'épicier, n'était-ce pas un imprimeur qui faisait et composait des livres ?
- Justement.
- Qui avait une fille ?
- Oui.
- Monsieur, il ne lui est arrivé d'autre malheur que d'avoir déménagé.
- Comment, d'avoir déménagé ?
- Avant-hier.
- Savez-vous où il est allé ?
- Mais il est allé demeurer au faubourg Saint-Antoine.
- Connaissez-vous son adresse ?
- Non ; je sais seulement que c'est chez un marchand de papiers peints.
- Ne serait-ce pas chez son ami M. Réveillon ?
- M. Réveillon, c'est cela ! oui, monsieur, c'est chez M. Réveillon. »
Christian remercia l'épicier, et remonta dans son fiacre, auquel il donna l'adresse de M. Réveillon qu'il connaissait pour l'avoir entendu dire dix fois à Ingénue.
Un quart d'heure après, le fiacre s'arrêtait de l'autre côté de la rue, en face de la maison du marchand de papiers peints.
Une file de fiacres se tenaient à la porte, attendant pratique, tandis que les fenêtres du premier étage ardemment éclairées, jetaient une grande lueur jusque dans la rue.
Christian entendit le bruit des instruments, et vit s'agiter des ombres derrière les rideaux.
Le jeune homme comprit qu'il y avait bal chez Réveillon ; mais à quel propos ce bal ?
Il chargea son cocher de s'informer.
Le cocher descendit de son siège, alla échanger quelques mots avec un camarade, il revint.
« Eh bien, demanda Christian, qu'y a-t-il ?
- Il y a qu'on se marie dans la maison, et voilà.
- Et qui se marie ?
- Dame ! une jeune fille.
- Sais-tu son nom ?
- Je ne l'ai pas demandé.
- Informe-toi, et tâche de savoir le nom de la personne qui se marie. »
Le cocher retourna aux informations.
Tout ce que Christian avait appris jusque-là était étrange, mais n'était pas inquiétant. M. Réveillon avait deux filles ; c'était au premier étage que l'on dansait, c'est-à-dire chez M. Réveillon ; c'était donc, selon toute probabilité, l'une ou l'autre des demoiselles Réveillon qui se mariait.
Et, cependant, son coeur se serrait malgré lui, tandis que son cocher allait de fiacre en fiacre interroger les autres cochers.
Enfin, le brave homme revint.
« Dame ! monsieur, dit-il, ils prétendent comme cela qu'ils ne savent pas le nom de la mariée : mais, seulement, ainsi que vous le voyez, la noce a lieu chez M. Réveillon.
- Sans doute est-ce la noce d'une de ses filles ?
- Non pas, monsieur, interrompit le cocher ; je me suis informé : la personne qui se marie n'habite que depuis deux jours seulement chez M. Réveillon.
- Que dit donc cet homme ? » murmura Christian rapprochant ce que lui avait raconté l'épicier de la rue des Bernardins de ce que lui disait son cocher.
Il leva vers les fenêtres du premier étage un regard plein d'anxiété.
En ce moment, une des fenêtres s'ouvrit : des chants, des cris joyeux, débordèrent aussitôt de la maison dans la rue ; un homme s'accouda à cette fenêtre ; il sembla vaguement à Christian reconnaître cet homme.
C'était trop souffrir d'incertitude : Christian ouvrit la portière de son fiacre pour descendre et s'informer lui-même.
Mais, au même instant, et comme minuit sonnait, un autre fiacre arriva, et, au lieu de prendre la file, se vint placer dans un angle obscur de la rue, à quelques pas de son propre fiacre.
Ce fiacre était habité par un homme qui semblait, ainsi que Christian, être venu là pour attendre quelqu'un, et qui aussi, de même que Christian, paraissait désirer de n'être pas vu ; car, après avoir allongé avec précaution sa tête hors de la portière, voyant deux ou trois convives qui sortaient de la maison, et qui appelaient une voiture, il se rejeta au fond de la sienne.
Derrière ces trois ou quatre danseurs fatigués, un homme sortit précipitamment, et chercha autour de lui dans l'obscurité.
Sans doute, le second fiacre était arrêté à un endroit indiqué d'avance, car l'homme courut vers ce fiacre sans s'inquiéter de celui de Christian.
Christian pensa que, par cet homme, il en apprendrait probablement plus que par les cochers, et, sautant à terre, il s'avança, rasant les maisons, jusqu'à une porte cochère dont l'enfoncement lui offrait un abri.
L'homme qui était sorti de la maison, et qui s'était avancé vers le second fiacre, était vêtu avec une recherche singulière, à la façon d'un bourgeois endimanché.
« Le marié, sans doute » , se dit Christian.
En effet, il avait un gros bouquet à la boutonnière de son habit.
Cet homme en arrivant près du fiacre, ôta son chapeau, et demanda à voix basse :
« Est-ce vous, monseigneur ? »
La voix la plus basse porte fort loin la nuit, quand tous les atomes de l'air se sont divisés, épanouis, pour laisser mieux glisser le son dans leurs intervalles.
« Ah ! ah ! c'est toi ? dit une voix sortant du fiacre.
- Oui, monseigneur. »
Christian, retenant son haleine, au monseigneur, écouta plus attentivement.
« Eh bien, demanda l'homme à pied, suis-je de parole, et vous ai-je donné un faux avis ?
- Ah ! par ma foi, j'avoue que je n'y croyais pas !
- Que croyiez-vous donc ?
- Mais que tu te ménageais une petite vengeance. Tu étais sorti en menaçant, je ne l'avais pas oublié, et la preuve, c'est que j'ai pris sur mon siège un garde qui a des pistolets... et j'en ai aussi, comme tu peux le voir.
- Inutile précaution, monseigneur ! reprit avec amertume l'homme dont on se défiait ; je vous ai dit que je me vengerais de vos injustices, vrai ; mais, ma vengeance, la voici : ce que vous avez désiré, je vous l'offre ; ce que je vous avais promis, je vous le donne. Un honnête homme n'a que sa parole.
- Ainsi la petite est là ?
- C'est-à-dire que ma femme est là, oui, monseigneur.
- Ah çà ! ! mais... et toi ?...
- Moi, monseigneur, je vais partir ; vous demeurerez. Tout le monde est prêt à se retirer, comme vous pouvez le voir. Trois ou quatre acharnés m'attendent encore pour me dire adieu, le bonhomme de père va bénir sa fille ; sa fille bénie, se retirer chez lui et se coucher. Je vous apporte une clef de ma chambre ; vous prenez mon lieu et ma place, et vous apprenez, par le sacrifice que je vous fais, à mieux traiter à l'avenir le plus fidèle de vos serviteurs.
- Oh ! mais c'est sublime, ce que tu fais là !...
- Ne plaisantez pas, monseigneur ! c'était une chose plus grave que vous ne croyez, c'était tout simplement une affaire de réhabilitation. Vous avez mis avant moi dans votre estime, des Bontems, des Lebel, des conteurs et des bateleurs : j'ai voulu vous prouver que je pouvais faire ce qu'aucun de ces gens-là n'a jamais fait.
- Où diable l'amour-propre va-t-il se nicher ! murmura celui à qui l'on donnait le titre de monseigneur.
- Maintenant, silence, s'il vous plaît. Quand vous aurez vu sortir la famille Santerre - trois personnes : une femme, un enfant de huit à dix ans, et un gaillard de cinq pieds dix pouces, le fournisseur de bière de tout le quartier-, entrez hardiment, et montez au troisième étage ; la porte dont vous aurez la clef est placée juste en face de l'escalier.
- Bien ! bien ! tu auras de mes nouvelles, et tu verras comment je répare mes torts.
- Les avouer, monseigneur, dit l'homme à pied, d'un ton sentencieux, c'est déjà beaucoup !
- N'importe ! tu ne te contenterais pas de cela, en échange de ta nuit de noces, et tu aurais raison... Adieu, Auger ! »
Christian avait entendu tout ce dialogue, et il lui semblait rêver ; car il n'y comprenait rien, et ne pouvait croire qu'il fût mêlé à cette comédie, qui se jouait entre cet homme qu'on appelait monseigneur, cet homme qu'on appelait Auger, et cette jeune mariée que son mari vendait si impudemment à un grand seigneur quelconque, la première nuit de ses noces.
Cependant, au milieu de tout cela, il lui passait des frémissements par tout le corps ; la voix de cet homme qui se cachait dans le fiacre ne lui était pas inconnue ; le nom d'Auger, il l'avait déjà entendu prononcer.
Il écouta encore, mais le colloque était terminé ; cet homme qu'on avait appelé Auger était remonté dans la maison, d'où, peu de temps après, il sortit de nouveau à la suite des trois personnes qu'il avait indiquées, c'est-à dire de Santerre, de sa femme et de son fils.
« Adieu, monsieur Santerre ! dit-il tout haut en fermant la portière du fiacre où celui-ci venait de monter ; adieu, madame Santerre ! à demain ! »
Un éclat de voix, suivi d'un gros rire, ferma la conversation.
Le fiacre partit.
Alors, Auger fit un signe : la portière du second fiacre s'ouvrit, un homme enveloppé d'un manteau en descendit ; il gagna, avec précaution, la porte où l'attendait Auger ; celui-ci lui mit dans la main quelque chose que Christian comprit être la clef promise, et, comme s'il eût craint qu'il ne restât encore quelque défiance à l'homme qu'il appelait monseigneur, le nouveau marié tourna le coin de la rue et disparut.
Christian demeura immobile et épouvanté : moins il comprenait, plus il avait peur.
Dès qu'Auger fut parti, l'inconnu entra dans la maison, en referma la porte sur lui, et ce fut tout.
Alors, par la fenêtre restée ouverte, une voix bien connue de Christian retentit jusque dans la rue, et, bien autrement mortelle que la balle qui était venue le frapper à la cuisse, le vint frapper au coeur.
C'était la voix de Rétif, qui disait :
« Allons, mon gendre, fermez bien vos portes, et bonne nuit !... Hymen ! je vous recommande mon Ingénue ! »
Et la fenêtre se referma.
Christian tomba foudroyé sur une borne.
« Ah ! plus de doute, plus de doute, murmura-t-il, Ingénue est mariée !... Mais, reprit-il tout à coup, qu'est-ce que cet Auger qui dit ma femme, et qui fuit de la maison où il a fait entrer un homme à sa place ?... Qu'est-ce que celui qu'on appelle monseigneur ? Auquel des deux Rétif recommande-t-il Ingénue ?... Oh ! maison maudite ! s'écria-t-il, pourquoi n'ouvres-tu pas tes flancs pour laisser mon regard pénétrer dans tes recoins les plus sombres ? »
Et il étendait vers elle ses deux mains crispées, comme s'il eût voulu l'éventrer de ses ongles.
Mais bientôt il laissa retomber ses bras épuisés, et, ivre de colère, il s'abandonna au flot tout-puissant de son malheur.
« Je saurai demain tout ce mystère, dit-il ; demain, cet homme qui est entré sortira, et je serai là, moi, pour reconnaître son visage. »
Il s'adossa au mur afin de ne pas tomber.
Puis, voyant les lumières du salon s'éteindre au premier étage, et, derrière une fenêtre au troisième, la veilleuse seule briller, fatal témoin du bonheur d'un autre, il monta en gémissant dans son fiacre, qu'il conduisit et fit arrêter en travers de la porte même, et là, sur ses coussins, grelottant et pleurant, il compta les longues heures de cette effroyable nuit en attendant la sortie de cet homme qui lui volait son bonheur.

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