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Chapitre XLII
Convalescence de Christian

Que se passait-il aux écuries du comte d'Artois, tandis qu'à l'extrémité opposée de Paris, tout conspirait contre le bonheur de Christian ? Sa mère ne l'avait point quitté d'une minute : le jour, dans un fauteuil à son chevet ; la nuit, dans un lit près du sien.
Vingt fois Christian, l'assurant qu'il allait mieux, avait tenté de l'éloigner ; mais elle s'y était constamment refusée.
L'amour maternel de la comtesse Obinska se traduisait chez elle, comme tous les autres sentiments, par l'expression d'une volonté contre laquelle Christian n'avait pas même l'idée de lutter.
Prête, à chacun des mouvements de son fils, à lui donner ce dont il avait besoin, surveillant même son sommeil, vigilante à lui épargner la moindre émotion, elle avait réussi enfin à guérir le corps, sans s'apercevoir, la pauvre femme, du mal qu'elle avait fait à l'âme.
Les jours et les nuits s'écoulèrent ainsi, pareils à des siècles pour le malade ; il comptait les heures, les minutes, les secondes ; on eût dit qu'il les poussait devant lui avec toute la force et toute l'énergie d'une constante volonté.
Selon les prescriptions du docteur Marat, Christian dut garder le lit jusqu'au quarantième jour. Plus d'une semaine avant ce quarantième jour, Christian prétendait qu'il était arrivé ; mais, l'inexorable almanach à la main, la comtesse maintint le jeune homme dans le lit jusqu'à ce que la vingt quatrième heure du quarantième jour fût écoulée.
Enfin, cette heure tant désirée arriva où il fut permis à Christian de faire ce premier pas qui devait le conduire vers Ingénue, après dix autres jours de chambre gardée.
Tout en boitant légèrement, il alla s'étendre sur une épaisse fourrure, au milieu de la chambre, comme font les enfants qui essayent leurs forces.
Puis il se remua, la douleur avait disparu, les chairs étaient devenues solides, le blessé se tenait sur sa jambe malade sans éprouver aucun accident.
Peu à peu, il s'exerça à faire le tour de la chambre ; puis, lorsque le tour de la chambre fut devenu chose facile, il essaya de monter et de descendre un petit degré de cinq marches, ce à quoi il réussit avec l'aide de sa mère.
Bientôt l'air d'une cour voisine lui fut permis ; il descendit, toujours au bras de la comtesse, dans cette cour, ombragée de quelques arbres ; il accoutuma ses poumons et sa tête à l'absorption d'un air plus vif et plus nourrissant.
Enfin, il redevint à peu près ce qu'il avait été.
Deux fois il était arrivé à se procurer du papier et un crayon, et chaque fois, profitant du sommeil de sa mère, qui dormait le croyant endormi lui-même, il était parvenu à tracer quelques lignes à l'adresse d'Ingénue ; mais ce billet une fois écrit, qu'en faire ? à qui le confier ? par qui le faire porter rue des Bernardins ? Il n'avait aucun rapport avec les gens de la maison, la femme de ménage de Marat lui inspirait une répugnance profonde, et quant à Marat, ce n'était certainement pas à lui que le jeune homme se fût ouvert de sa passion pour la fille de Rétif de la Bretonne.
Les deux billets écrits restèrent donc dans les poches du jeune homme, qui les conservait, espérant toujours trouver une occasion qui ne se présenta point.
Mais une chose consolait Christian : c'est que, sentant revenir ses forces heure par heure, il pouvait déjà calculer le jour de sa liberté.
Ce jour heureux parut enfin : Christian put se promener. Il est vrai que c'était en voiture, et que sa mère ne le quitta pas un seul instant. Le carrosse parcourut, avec avarice au gré de Christian, Paris et ses plus belles rues. Hélas ! c'était rue des Bernardins que Christian eût voulu se rendre ; mais le moyen de dire à un cocher devant la comtesse Obinska : « Faites-moi traverser la rue des Bernardins.»
Après trois jours de cet exercice, il fut décidé que Christian pouvait sortir à pied ; mais sa mère lui donnait le bras.
Enfin, il fut convenu que le lendemain, c'est-à-dire après avoir occupé l'appartement de Marat pendant cinquante-cinq jours, on le quitterait.
C'est une scène difficile à décrire que celle qui accompagna le départ de Christian et de sa mère ; cependant, nous tenterons d'en donner une idée.
Marat s'était fait beau ; il avait réuni sur sa personne tous les luxes différents dont il pouvait disposer.
Son plan était celui-ci : redevenir pour un instant le jeune homme d'autrefois, le Marat de Pologne ; forcer, par sa vue, le coeur de la comtesse Obinska à une réminiscence à laquelle son nom n'avait point suffi.
Peine inutile ! l'échine tordue ne put se redresser, le nez de travers ne retrouva point sa ligne gracieuse, l'oeil demeura cave et le regard aiguisé. Il fut impossible, enfin, de rendre en un jour nettes et fines des mains gâtées par une squaleur de vingt ans.
Quant à l'habit, rien n'y manquait, et le tailleur avait fait de son mieux.
Mais la comtesse, quoiqu'elle ne cherchât ni n'évitât le regard de Marat, ne reconnut rien, et elle fit ses remerciements au chirurgien sans aucune phrase romanesque.
Lorsque Marat vit marcher le beau jeune homme, souriant à l'idée de sa future liberté, et qu'il se regarda lui-même dans un miroir, il n'eut d'autre consolation que de lui chercher une ressemblance quelconque avec le précepteur de la comtesse Obinska.
« Monsieur, lui dit la comtesse, vous admirez cette santé, n'est-ce pas, la cure que vous avez faite ?
- Oui, madame, répondit Marat, j'admire mon ouvrage. »
La comtesse, à ces mots, laissa courir sur ses joues, ordinairement si pales, un reflet de flamme qui s'éteignit presque aussitôt, et, comme d'habitude, elle redevint froide et haute.
« Vous avez raison de n'être pas modeste, monsieur, dit-elle ; la cure vous fait honneur.
- N'est-ce pas ? dit-il. Mais vous ne vous doutez pas de ce que c'est que la volonté, madame : pour ce jeune homme-là, j'eusse fait des choses dignes du dieu Esculape en personne. »
Christian salua, un peu embarrassé de ces regards familiers qu'il n'avait pas encore remarqués dans son médecin. Il lui semblait, à ce jeune gentilhomme, qu'entre le malade et le guéri, il y avait la distance d'un respect de plébéien.
La comtesse feignit de ne point s'apercevoir de l'insistance de Marat ; elle feignit aussi de ne pas remarquer l'embarras du jeune homme.
« Et maintenant, monsieur, dit-elle, la reconnaissance ne saurait nous empêcher de régler nos comptes. »
Marat rougit.
« De l'argent ? dit-il.
- Non, monsieur, fit la comtesse avec un souverain orgueil, de l'or. »
Marat se redressa.
« Voulez-vous m'humilier ? dit-il.
- Au contraire, dit la comtesse ; veuillez me dire en quoi, monsieur un chirurgien que l'on paye est humilié.
- Madame, s'écria le nain, il me semble que vous oubliez trop ce que c'est que Marat ; Marat n'est pas seulement un chirurgien ; Marat... »
Et il regarda fixement la comtesse ; puis, faisant un pas vers elle et se croisant les bras :
« Savez-vous ce que c'est que Marat ? »
La comtesse pinça légèrement ses lèvres.
« Marat, répéta-t-il en appuyant sur le mot, Marat, c'est mon nom ! le savez vous bien, madame, ou, l'ayant oublié, faut-il que je vous le rappelle ?
- Je le sais, monsieur, répondit la comtesse en jouant l'étonnement ; vous ne me l'avez point laissé ignorer. Est-ce que ce nom-là m'impose quelque obligation à laquelle j'essaye de me soustraire ? Ce serait bien contre mon gré, monsieur Marat, je vous assure. »
Marat, foudroyé par cet aplomb, resta muet.
Mais ce n'était point assez : l'implacable comtesse le poursuivit de son regard jusqu'à ce qu'il baissât le sien, ébloui par le rayonnement impitoyable de ces yeux qui flamboyaient comme deux torches.
« Donc, continua la comtesse, nous quittons, mon fils et moi, votre demeure, que vous nous avez si obligeamment prêtée ; je vous prie d'excuser tout le désagrément que nous vous avons causé, monsieur. »
Puis, avec cette imperceptible provocation qui désarçonnait Marat :
« Croyez bien, monsieur, ajouta-t-elle, que, si la vie de mon fils n'eût pas été compromise par le moindre mouvement, je ne l'eusse pas laissé une seconde chez vous, au risque de vous déplaire. »
Cette extrême politesse pouvait aussi bien être une extrême impolitesse ; Marat le comprit-il ainsi ?
Oui, car ses lèvres minces pâlirent ; oui, car son oeil jaune disparut, roulant sous ses sourcils, et un tremblement de colère nerveuse secoua ses membres rachitiques.
La comtesse, alors aux yeux de Christian, qui n'avait rien compris à cette scène, posa sur la table une bourse pleine d'or.
Marat fit un mouvement pour repousser cette bourse : mais un dernier regard de la comtesse glaça ce mouvement, et le chirurgien laissa retomber ses bras inertes à ses côtés. Alors, la comtesse, prenant Christian par le bras :
« Viens, mon fils ! »dit-elle.
Et elle profita du moment où Christian saluait Marat pour se glisser la première dans l'escalier.
Marat ouvrit ses bras comme pour y serrer le jeune homme ; mais la comtesse devina son intention, et, au risque de renverser son fils, encore mal assuré sur ses jambes, elle le saisit par le bras, et l'attira vers elle avec une vigueur qui eût arraché une branche d'arbre.
« Et maintenant, prenez garde de tomber, Christian » , dit-elle en se plaçant entre Marat et le jeune homme.
C'était le dernier coup.
Marat, éperdu de colère et de honte, poussa la porte, qui se referma avec bruit derrière la comtesse et son fils ; puis il fondit sur la bourse, qu'il déchira, et dont il sema l'or par toute la chambre en fouettant tables, chaises et lit avec cette précieuse mitraille.
Heureusement, il avait avec lui une bonne et soigneuse ménagère qui ramassa jusqu'au dernier double louis.
Elle en rendit quatre-vingts à Marat ; mais il s'en était bien certainement perdu dix.
« Oh ! murmura le nain en jetant par la fenêtre un regard oblique sur la voiture qui emportait la mère et le fils, oh ! louve ! oh ! louveteau ! Cette femme n'est pas plus femme que la cavale sauvage des steppes... Aristocrate ! aristocrate ! aristocrate ! je me vengerai de toi comme des autres ! »

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