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Chapitre XL
L'amour de la vertu et la vertu de l'amour

Ingénue n'avait pu s'éloigner qu'elle n'eût vu Charlotte de Corday monter en voiture, et cependant, malgré ce nouveau retard, elle était rentrée chez elle longtemps avant le retour de son père.
Le bonhomme Rétif revint dans un état qui, sans être l'ivresse, était tout au moins la gaieté.
Il avait reçu à table de nombreux compliments sur ses Contemporaines et sur ses Nuits de Paris. Son libraire, enivré par ces éloges, lui avait fait une commande, et Réveillon – passé à l'état de publiciste depuis la brochure que Rétif avait faite pour lui – Réveillon avait daigné descendre à causer de temps en temps papier noirci au lieu de papier peint.
Réveillon avait placé Rétif à table près de lui, et l'avait fait boire généreusement, comme il avait bu lui-même ; car, dans ce temps-là, qui n'est cependant pas bien éloigné du nôtre, il y avait encore une certaine bonhomie qui permettait à l'honnête homme de s'égayer de bon vin avec des amis.
Les poètes, les hommes de lettres, les écrivains avaient, du reste, déjà fait un certain progrès : au XVIIe siècle, ils étaient ivrognes ; au XVIIIe, ils n'étaient plus que gourmands.
La conversation, après avoir roulé sur une foule de sujets, était au dessert tombée sur Auger, le nouvel employé de Réveillon, et, comme on va le voir, elle avait porté ses fruits.
Rétif, en rentrant vers les dix heures du soir, trouva Ingénue assise à sa table de travail ; seulement, Ingénue ne travaillait pas.
Elle se sentait des torts ; aussi, dès qu'elle entendit dans l'escalier et les pas de son père, et la petite chanson dont il accompagnait sa marche quand il était de bonne humeur, elle courut ouvrir la porte. Rétif rentré, Ingénue fut, très aimable et très caressante pour lui.
Ces caresses et cette amabilité touchèrent profondément Rétif, prédisposé à l'attendrissement par la petite pointe de vin qu'il rapportait de son souper.
« Eh bien, dit-il à Ingénue après l'avoir embrassée, tu t'es beaucoup ennuyée, n'est-ce pas, ma chère enfant ?
- Mais oui, mon père, dit Ingénue.
- Oh ! je me le suis dit bien souvent, reprit l'écrivain ; que n'es-tu un homme au lieu d'être une femme, je t'emmènerais partout !
- Etes-vous donc fâché d'avoir une fille, cher petit père ?
- Non, car tu es belle, et j'aime les beaux visages, cela récrée. Tu es la joie de la maison, ma pauvre Ingénue, et, depuis que tu as l'âge de jeune fille, toutes mes héroïnes ont les yeux bleus et les cheveux blonds.
- Bon père, va !
- Mais enfin, réfléchis, mon enfant, à ce qui nous arriverait si tu étais un garçon, par exemple.
- Que nous arriverait-il, mon père ? dit Ingénue.
- Ce qui nous arriverait ? C'est très simple : je suis invité tous les jours, ou presque tous les jours, à dîner en ville ; eh bien, si tu étais un garçon, je t'emmènerais avec moi ; nous n'aurions pas de dîner à faire à la maison : ce serait une économie d'abord, et cela ferait ensuite que tu ne salirais pas tes jolis petits doigts.
- Oh ! mon père, si j'étais un jeune homme, je n'aurais pas besoin de ménager ma main.
- C'est vrai ; mais, outre cela, je t'apprendrais à composer en imprimerie ; tu m'aiderais dans mes travaux : nous gagnerions dix francs par jour à nous deux ; c'est trois cents francs par mois, c'est trois mille six cents francs par an ! Sans compter mes manuscrits qui iraient peut-être à sept ou huit mille ; car il n'est pas rare de voir... »
Comme la somme paraissait assez forte à Ingénue, elle leva naïvement les yeux sur son père.
« Dame ! fit celui-ci, regarde M. Mercier... Et puis, alors, nous serions très heureux. »
Ingénue sourit avec mélancolie.
« Nous sommes presque heureux, dit-elle.
- Presque !... s'écria Rétif. Oh ! philosophie de l'ingénuité ! Presque ! tu as bien dit, mon amour d'enfant : oui, presque ! nous sommes presque heureux. »
Rétif s'attendrit.
« Presque ! continua-t-il, c'est le mot des choses de ce monde ; presque riche est le millionnaire qui désire deux millions, presque puissant est le prince qui désire être roi, presque aimé est l'amant qui désire plus que l'amour ! »
Ingénue regarda son père ; elle se demandait tout bas ce que l'amant pouvait désirer de plus que l'amour.
« Oh ! continua Rétif, que je me sais gré de t'avoir élevée dans la philosophie, Ingénue ! Tu as des mots sublimes ; je mettrai celui-là quelque part, bien sûr. »
Ingénue embrassa son père.
« Presque heureux, oui, répéta celui-ci. Pour être heureux tout à fait, il ne nous manque rien, presque rien : l'argent !... Ah ! Si tu étais un garçon, Ingénue, nous l'aurions, cet argent, et tu ne dirais plus : " Presque heureux ! "
- Hélas ! je le dirais probablement pour autre chose, dit la philosophique Ingénue en pensant à Christian.
- C'est vrai, reprit Rétif ; si tu étais garçon, tu serais amoureux ou ambitieux.
- Ambitieux ? Oh ! non, je te jure, cher père !
- Amoureux, alors ; ce qui est pis : cela passe plus vite, voilà tout. »
Ingénue leva d'un air de doute ses beaux grands yeux bleus sur son père ; il lui semblait incompréhensible qu'il y eût une passion au monde qui durât plus longtemps que l'amour.
« A propos d'amoureux, reprit Rétif, nous avons diablement parlé d'amour, ce soir, va !
- Avec qui donc ? demanda Ingénue étonnée.
- Avec M. Réveillon ; c'est un aimable homme, en vérité, tout sot qu'il est.
- Vous avez parlé d'amour avec M. Réveillon, mon père ? reprit Ingénue au comble de l'étonnement ; et à quelle occasion, mon Dieu ?
- Oh ! à propos de mille choses. Je lui ai raconté des sujets de nouvelles. Il a cela de très agréable, ce cher M. Réveillon : c'est qu'il ne comprend pas, et que, néanmoins, il a toujours l'air de comprendre ; en sorte qu'il ne fait aucune objection ; oh ! il n'est pas tourmentant.
- Mais vous disiez qu'il parlait d'amour sur mille choses.
- Oui, et particulièrement à propos d'Auger.
- D'Auger ! Quel Auger ?
- Quel Auger veux-tu que ce soit ?
- Comment ! le nôtre ?
- Le nôtre, oui... Vois quelle belle vertu c'est que la charité ; voilà qu'en parlant toi-même de cet homme, tu dis : " Notre Auger ! " . Eh bien, notre Auger, imagine-toi, mon enfant, que c'est un bijou : Réveillon en est enchanté. Il avait eu d'abord des soupçons et des préventions contre lui ; mais, bah ! tout cela s'est dissipé.
- Ah ! vraiment ? Tant mieux ! fit distraitement Ingénue.
- Il n'y a pas d'homme plus intelligent, à ce qu'il paraît, comprends-tu ?
- En effet, je ne le crois pas sot.
- Loin de là !... Non seulement il n'est pas sot, mais encore il est prévenant, il sait deviner les choses, il fait promptement sa besogne, il est le dernier à se mettre à table et le premier à en sortir ; il ne boit que de l'eau, il s'isole des ouvriers, ses camarades ; déjà il a su se faire remarquer par l'habileté merveilleuse de son travail... et puis... eh ! eh ! je ne sais si tu l'as regardé, mais le drôle n'a pas une laide figure.
- Oh !
- Comment dis-tu ?...
- Je dis qu'il n'est ni bien ni mal.
- Diable ! tu es difficile ! Ses yeux sont vifs, il est bien bâti, robuste sans trop d'apparence ; un gaillard nerveux, un rude piocheur ! Réveillon et ses filles sont, par ma foi, enthousiasmés de lui.
- Il vaut mieux qu'il en soit ainsi, dit Ingénue, et que notre protection ait trouvé un sujet digne d'elle.
- Bien dit, ma fille, s'écria Rétif, très bien dit, parfaitement tourné ! Tu viens de construire là une excellente phrase : Et que notre protection ait rencontré un sujet digne d'elle ; extrêmement bien, Ingénue ! Je suis de ton avis, mon enfant... Auger fera son chemin dans cette maison-là.
- Tant mieux pour lui, répondit Ingénue, en personne complètement désintéressée dans la question.
- Moi, j'ai vu cela tout de suite, continua Rétif ; tu sais, les filles de Réveillon cultivent des fleurs d'hiver, des roses du Bengale, des marguerites, des géraniums ; mais, depuis huit jours, comme on a beaucoup travaillé au trousseau de mademoiselle Réveillon l'aînée, tout cela était fort négligé.
- Oui, c'est vrai ; il paraît même qu'elle aura un fort beau trousseau.
- Eh bien, ce diable d'Auger, voyant cette négligence, ne s'est-il pas avisé de se lever à trois heures du matin, et de bêcher, d'arroser, d'inonder le jardin ; de sorte que c'était à n'y rien comprendre : quoique personne n'eût eu l'air de s'en occuper, il était frais et fleuri comme un reposoir.
- En vérité ?
- Réveillon a été charmé, tu comprends bien ; ses filles, davantage encore ; on a cherché, on a supposé... Rien ! Enfin, on a guetté, et l'on a vu mon gaillard qui enjambait la haie et piochait comme un nègre, tout en essayant de se cacher comme un voleur.
- Qu'est-ce ? fit en riant Ingénue.
- Attends, c'est aussi ce que lui a dit Réveillon en l'abordant.
" Eh bien, Auger, vous vous faites donc le jardinier de mes filles ? C'est un surcroît de travail sans salaire, cela.
- Oh ! monsieur, répliqua Auger, je suis bien assez payé.
- Comment cela ; Auger ?
- Oui, monsieur, payé au delà de mes mérites et de ma peine.
- En quoi ? Voyons.
- Monsieur, vos filles ne sont-elles pas les amies de mademoiselle Ingénue ?
- Oui.
- N'ont-elles point parfois, à ce titre, l'occasion de lui offrir une fleur ?
- Sans doute.
- Eh bien, monsieur, je travaille là pour mademoiselle Ingénue.
- Pour moi ! s'écria la jeune fille.
- Attends donc, reprit Rétif, tu vas voir !
" Et quand je m'arrache les mains aux épines, continua-t-il ; quand j'arrose la terre de ma sueur, je me dis : C'est trop peu encore, Auger ! tu dois ton sang, tu dois ta vie à cette demoiselle ! et vienne l'heureux moment de verser l'un et de sacrifier l'autre, on verra si Auger manque de coeur et de mémoire !" »
Ingénue leva les yeux sur son père avec un air de doute.
« Il a dit cela ? demanda-t-elle en rougissant un peu.
- Mieux encore ! il a dit mieux encore, ma fille ! »
Ingénue baissa la tête en fronçant légèrement le sourcil.
« Enfin, dit Rétif, c'est un charmant garçon, et Réveillon l'a déjà récompensé.
- Ah ! et en quoi ?
- Auger, comme je l'avais prévu, n'était pas fait pour rester un simple ouvrier, un manoeuvre : il écrit d'une manière remarquable et compte comme un mathématicien ; et puis, Réveillon – ou plutôt mademoiselle Réveillon – a remarqué qu'il avait les mains très propres, et nullement bonnes au maniement des gros ouvrages : de sorte que, le tirant des ateliers, il l'a mis dans les bureaux comme expéditionnaire. C'est une jolie place : douze cents livres, et nourri dans la maison.
- Oui, en effet, très jolie place, répéta machinalement Ingénue.
- Certes, elle ne vaut pas celle qu'il a quittée pour la prendre. Comme le lui disait Réveillon : " Auger, vous n'avez pas ici la cuisine du prince ; mais, telle qu'elle est, prenez-la." C'est fort à Réveillon, qui est orgueilleux comme un hidalgo, d'avoir dit une pareille chose à Auger ; mais, que veux- tu, mon enfant ! ce diable d'homme, il change tout, jusqu'au caractère des gens. " Ah ! monsieur !..." a répondu Auger... Ecoute bien cette réponse, mon enfant. " Ah ! monsieur, le pain sec de l'honnête homme vaut mieux que les faisans du crime ! "
- Mon père, dit Ingénue, sauf votre avis, je trouve la phrase un peu forcée, et je n'aime pas beaucoup les faisans du crime.
- Il est vrai, répliqua Rétif, que ce dernier membre de phrase me paraît prétentieux ; mais, vois-tu, mon enfant, la vertu a son exaltation qui passe facilement dans le langage ; il y a des ivresses de vertu. En ce moment, Auger s'enivre de la sienne ; c'est louable, il faut encourager ces choses-là ; voilà pourquoi j'ai passé légèrement sur les faisans du crime. D'ailleurs, je l'avoue, j'aime assez le premier membre de phrase : " Le pain sec de l'honnête homme...", cela sonne bien ; au théâtre, on ferait un effet là dessus. »
Ingénue approuva de la tête.
Pendant ce colloque, Rétif avait remplacé sa fidèle redingote par un déshabillé de nuit un peu grotesque, mais commode à la déclamation.
« Etrange vicissitude ! s'écria-t-il en se sentant libre dans les entournures, coups du sort ! caprices de la vie ! jeux de l'âme ! voilà un homme que nous abhorrions, qui était notre ennemi capital ; voilà un misérable à qui, toi et moi, nous eussions ouvert un chemin prompt et droit vers la potence, n'est ce pas ?
- Vers la potence ! reprit Ingénue. Oh ! mon père, M. Auger était bien coupable, mais il me semble aussi que vous allez trop loin.
- Oui, tu as raison, j'exagère peut-être un peu, dit Rétif ; mais je suis poète, ma chère : Ut pictura poesis, comme dit Horace. Je répète donc la potence ; car si, toi, tu ne l'y eusses pas envoyé, moi, un homme, moi, ton père, moi, blessé dans mes sentiments et dans mon honneur, je l'eusse envoyé non seulement à la potence, mais encore à la roue, et cela très volontiers. Eh bien, aujourd'hui, voilà que cet homme se trouve être le plus parfait, le plus accompli des braves gens ; voilà qu'il joint à ses mérites celui du repentir, voilà qu'il est doublement digne d'éloges, et parce qu'il fait le bien, et parce qu'il le fait après avoir fait le mal ! O Providence ! ô religion ! »
Ingénue levait de temps en temps son oeil inquiet et commençait à s'effrayer de cette exaltation de son père.
Celui-ci continua :
« Heureux précepte du législateur Jésus : " Celui qui se repent vaut plus que celui qui n'a jamais péché." »
- Pourquoi, demanda Ingénue, appelez-vous Jésus-Christ un législateur ?
- C'est bien, c'est bien, mon enfant, répondit Rétif ; nous autres philosophes, nous savons à quoi nous en tenir sur les termes. Je trouve donc Auger un plus honnête homme que beaucoup d'autres, et je lui en sais d'autant plus gré que c'est toi qui as causé sa conversion.
- Moi, mon père ?
- Sans doute, toi ! Reconnais donc là cette voix secrète du coeur, ce mobile de toutes les actions généreuses de ce monde : si Auger ne t'aimait pas, il n'eût pas agi ainsi.
- Mon père !... s'écria Ingénue, rouge, honteuse et mécontente à la fois.
- Que dis-je, aimer ! continua Rétif ; il faut idolâtrer les gens pour leur sacrifier ainsi tout... tout ! Ne disons donc pas ici : "Auger fut vertueux par amour de la vertu", oh ! non ! et voilà l'erreur des hommes vulgaires ; là est l'erreur de ce brave curé Bonhomme et du digne fabricant Réveillon, qui tous deux attribuent le changement d'Auger à un retour de conscience. Non, ma fille, non ! si Auger s'améliore, ce n'est point par l'amour de la vertu, c'est par la vertu de l'amour.»
Ingénue ne releva pas le trait.
Il en résulta que Rétif, qui semblait attacher ce soir-là un grelot à chacune de ses paroles, pour le faire sonner à l'occasion, il en résulta que Rétif redressa la tête.
« Eh ! eh ! fit-il avec une parfaite satisfaction de lui-même, il me semble, par ma foi, que je viens de dire là une chose charmante, et en vérité, je m'étonne, Ingénue, que toi, avec ce sens exquis que le ciel t'a donné, tu ne l'aies point remarqué. La vertu de l'amour, cela me fera un titre délicieux pour ma première nouvelle, et même pour un roman. »
Et là-dessus, embrassant sa fille, Rétif se retira dans son alcôve en fermant ses rideaux pour achever chastement de se déshabiller.
Cinq minutes après, le bonhomme Rétif, bercé par la satisfaction d'avoir trouvé un si beau titre, et peut-être bien un peu aussi par les fumées des vins fins qu'il avait bus, dormait de ce sommeil doublement orgueilleux de l'homme et du poète satisfait de lui-même.
Quant à Ingénue, elle se retira dans sa petite chambre, fort peu disposée à dormir avant de s'être demandé à elle-même ce que signifiait cette idolâtrie d'Auger au moment même où éclatait l'indifférence de Christian.

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