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Chapitre XXXVI
Chez Marat

Et, maintenant, que nous avons reconduit Marat jusque chez son ami Danton, revenons à Christian, que nous avons laissé sur son lit de douleur, et qui souffre encore plus des tortures de l'esprit que de la blessure du corps.
Sa mère, accourue, comme nous l'avons vu, à la nouvelle de l'accident qui lui était arrivé, était installée à son chevet, et essayait de répandre sur lui, avec ses soins les plus doux, ses paroles les plus affectueuses ; mais le jeune homme, au lieu de prêter l'oreille aux consolations maternelles, au lieu de se laisser bercer par ces charmantes bontés dont la femme a seule le secret, reportait sa pensée ailleurs, et fronçait le sourcil au souvenir de son amour, si brutalement interrompu.
Sa mère, femme au coeur austère et au visage pâle, fut quelques jours à comprendre qu'il y avait dans ce jeune homme malade un secret, seconde blessure plus dangereuse que la première ; en le voyant silencieux et plein de tressaillements subits, elle attribua ce silence et ces angoisses de Christian à la douleur physique contre laquelle il se débattait, et que tout son courage ne pouvait parvenir à comprimer.
Alors, le mal du jeune homme atteignit bientôt la mère elle-même ; elle souffrit de la souffrance de son fils, et, voyant que, chaque jour, le mal empirait, et qu'elle manquait de ressources pour le combattre, elle commença à désespérer.
Ce coeur de fer – nous croyons l'avoir peint assez exactement pour n'avoir point à entrer ici dans de nouveaux détails –, ce coeur de fer, disons-nous, s'amollit peu à peu ; agenouillée devant le lit où gisait Christian, elle espérait, elle implorait, pendant des heures entières, un sourire qui n'arrivait pas ou qui arrivait lugubre comme un sanglot, contraint comme une aumône. Et cet homme, cet homme si profondément haï, et, qui plus est, si profondément méprisé par elle, était attendu avec anxiété ; et, quand ses absences se prolongeaient, elle s'informait à chacun du moment probable de son retour ; car elle sentait bien que, si quelqu'un soignait son enfant avec une ardeur presque égale à la sienne, c'était lui.
Elle guettait donc l'arrivée de Marat, et, dès qu'elle entendait son pas ou sa voix, elle ouvrait la porte, allait au-devant de lui, et, malgré sa répugnance profonde à lui adresser la parole, elle l'interrogeait, elle le pressait de questions, le priant, le suppliant de hâter l'oeuvre de la nature.
Mais Marat sentait que le coeur glacé de la femme ne fondrait jamais à l'amour ardent de la mère ; il comprenait que, si elle eût pu le tuer, lui, à la condition que chaque goutte de sang versé rendrait un atome de santé à son fils, elle lui eût voluptueusement enfoncé un poignard dans le coeur.
Et lui-même ne revenait jamais sans une grande anxiété, sans une profonde inquiétude. Il est facile de deviner ce qu'il souffrait en présence de cette femme ; mais, enfin, peut-être souffrait-il moins encore que dans l'absence de Christian. Marat était sceptique en toute chose positive, et même en science, n'ayant de conviction réelle que là où les hommes d'élite n'en veulent point avoir. Aussi, aux questions de cette mère éplorée, s'approchant du lit et soulevant le drap qui couvrait le jeune homme, puis l'appareil qui couvrait la plaie :
« Regardez, disait-il, le travail se fait lentement, mais incessamment ; cette guérison de la blessure, l'art ni la science ne la peuvent hâter en rien : la nature marche d'un pas égal et sûr ; là où elle s'emploie activement et sans réserve, comme ici, notre main est inutile... Au reste, voyez, l'inflammation a disparu ; les chairs essayent de revivre ; les os brisés se sont rejoints et soudent eux-mêmes aux brisures inégales les inégalités correspondantes.
- Mais, alors, demandait la mère inquiète, si, comme vous le dites et comme je l'espère, Christian est en voie de guérison pourquoi continue-t-il d'avoir la fièvre ? L'inflammation a cessé depuis huit jours ; eh bien, avec elle, il me semble que la fièvre devrait avoir disparu. »
Et Marat prenait le pouls du jeune homme, qui parfois essayait de le retirer en poussant un soupir.
« Je ne sais que vous répondre ! disait-il, inquiet comme elle, plus inquiet peut-être qu'elle ; il y a là-dessous un phénomène inexplicable.
- Inexplicable ?
- Je veux dire, reprit Marat d'un air de réticence, qu'il ne m'est point permis de l'expliquer...
- Dites-moi tout, monsieur : je ne veux pas souffrir l'imprévu ; j'ai une âme capable de voir venir le malheur de loin. »
Et, en parlant de son âme, dont Marat connaissait si bien la trempe, la comtesse l'envoyait tout entière en effluves brûlants à son fils.
Marat se taisait.
« Voyons, monsieur, disait la comtesse désolée, donnez-moi une solution !
- Eh bien, madame, votre fils détruit avec son esprit toute la santé de son corps.
- Est-ce vrai cela ? dit la comtesse en saisissant une main que Christian essaya inutilement de lui reprendre : est-ce vrai, mon fils ? »
Une vive rougeur apparut sur le front de Christian à ces paroles ; mais, voyant qu'il fallait répondre :
« Non, ma mère, dit-il en tournant la tête vers elle, non, le docteur se trompe, je vous assure. »
Marat sourit tristement, nous allions dire hideusement, et secoua la tête en signe d'incrédulité.
« Je vous assure, docteur ! insista Christian.
- Mais, enfin, il me le dirait ! s'écria la comtesse, car il aime sa mère.
- Oh ! oui, dit Christian avec une expression qui ne permettait de révoquer en doute ni la vérité ni l'étendue de cet amour.
- Et d'ailleurs, continua la comtesse se retournant du côté de Marat, quel chagrin pourrait-il avoir ? »
Le jeune homme se tut. Marat, les embrassant tous les deux de son regard intraduisible, haussa les épaules ; puis il prit congé à sa façon, en saluant brusquement et en enfonçant avec violence son chapeau sur sa tête.
Mais la comtesse l'arrêta en étendant la main vers lui, et, comme sous l'empire d'une puissance magnétique, Marat demeura immobile.
« Monsieur, dit-elle, nous vous avons pris votre domicile, cela doit vous déranger énormément... Où logez-vous ? comment vivez-vous ?
- Oh ! ne vous inquiétez point de cela, madame, répondit Marat avec son plus sardonique sourire ; où je loge, comment je vis, peu importe !
- Vous vous trompez, monsieur, reprit la comtesse ; il importe à mon repos, et peut-être à celui de mon fils, que nous sachions si, en nous installant chez vous, nous n'avons pas tellement dérangé votre existence, que votre charité vous soit devenue onéreuse.
- Mais non, madame ! ceux qui me connaissent savent que rien ne m'est onéreux.
- Ah ! si mon fils pouvait être transporté ! » s'écria la comtesse.
Marat la regarda presque avec colère, mais cette impression s'effaça vite.
« Eh quoi ! demanda-t-il, êtes-vous mécontente de la façon dont je traite ce jeune homme ?
- Oh ! monsieur ! se hâta de répondre Christian, nous serions bien ingrats si nous pensions une pareille chose ! Un père, en vérité, n'aurait pas de plus doux soins pour son fils. » La comtesse frissonna et pâlit.
Mais, toujours maîtresse d'elle-même :
« Monsieur, dit-elle, vous avez soigné Christian avec trop de science et de dévouement, pour que j'aie même l'idée de le confier à d'autres mains que les vôtres ; mais enfin, j'ai ma maison, et, si je pouvais y faire transporter mon fils, nous ne vous gênerions plus.
- Tout est possible, madame, dit Marat ; seulement vous jouez la vie de ce jeune homme sur un coup de dé.
- Oh ! alors, Dieu me pardonne ! dit la comtesse avec un soupir.
- Encore quarante jours », dit Marat.
La comtesse parut hésiter à faire quelque proposition ; enfin, elle se décida à rompre le silence.
« Puis-je au moins vous faire accepter un dédommagement quelconque ? » demanda-t-elle.
Cette fois, Marat ne chercha point à déguiser l'amertume de son sourire.
« Après la cure achevée, dit-il, après M. Christian guéri, vous me payerez comme on paye les médecins français... Il y a une espèce de tarif pour cela. »
Et il fit un nouveau mouvement vers la porte dans l'intention de sortir.
« Mais, au moins, monsieur, dit la comtesse, qui comprenait que le beau côté, le côté du dévouement, était à Marat, et qui eût voulu le lui enlever, dites-moi comment vous vivez.
- Oh ! c'est bien simple : j'erre, répondit Marat.
- Comment, vous errez ?
- Oui, madame ; mais que cela ne vous inquiète point : en ce moment-ci il m'est très avantageux de ne pas loger chez moi.
- Pourquoi donc ?
- Parce que j'ai beaucoup d'ennemis.
- Vous, monsieur ? fit la comtesse d'un ton qui semblait dire : " Cela ne m'étonne point ! "
- Vous ne comprenez pas cela, dit-il d'un ton railleur ; eh bien, en deux mots, je vais vous le faire comprendre. On prétend que j'ai quelque mérite en médecine et en chimie ; on prétend que j'applique mes connaissances à guérir gratis les pauvres gens du peuple. En outre, je suis un peu écrivain : je rédige pour les patriotes des articles de politique et d'économie qui sont lus. Les uns m'accusent d'aristocratie parce que je suis dans la maison du prince, les autres me desservent auprès du prince parce que j'ai du patriotisme. Or, je suis haï des uns et des autres. Et puis la nature m'a fait acerbe ; elle m'a donné l'apparence d'un être faible, bien que cette apparence mente, car je suis robuste, madame, si vous saviez ce que j'ai déjà souffert... »
Il s'arrêta.
« Ah ! vous avez souffert ? dit la comtesse avec un flegme qui glaça le coeur de Marat.
- Oh ! ne parlons plus de cela, oublions le passé.. J'ai voulu dire que ce que je souffrirais dans le présent ne serait jamais rien auprès de ce que j'ai souffert dans le passé ; ainsi, en supposant que vous ayez l'intention de me plaindre, ne vous en donnez point la peine. Je commence, depuis que M. Christian est ici, une vie de pérégrination et d'exil qui sera probablement la mienne désormais. Au reste, c'est ma vocation : je n'aime pas les hommes, je n'aime pas le jour ; ma joie est de vivre sans bruit, parce que je n'en saurais faire assez pour mes ambitions, et, comme il est sage de mesurer ses goûts à ses forces, comme l'abstention est une des plus intelligentes vertus que je connaisse, je m'abstiendrai des hommes, je m'abstiendrai du jour !
- Comment ! dit la grave comtesse, vous comptez donc devenir aveugle ou vous crever les yeux ?
- Les hiboux n'ont pas la peine de devenir aveugles, les hiboux ne se crèvent pas les yeux, madame : ils sont faits pour les ténèbres et vivent dans les ténèbres. Si l'on aperçoit dans le jour un hibou, cent oiseaux criards viennent le harceler, le vexer de mille manières ; l'animal sait cela, lui qu'on appelait chez les anciens l'oiseau de la sagesse, et il ne sort que la nuit. Ah ! par exemple, la nuit, qu'on vienne l'attaquer, qu'on se hasarde à pénétrer dans son trou noir, et l'on verra !
- Triste existence, monsieur !... Vous n'aimez donc rien au monde ?
- Rien, madame.
- Je vous plains, dit-elle avec un air de dégoût qui fit bondir Marat.
- Je n'aime pas quand je n'estime pas », répondit-il avec la rapidité de riposte d'un serpent blessé. Ce fut au tour de la comtesse de relever la tête.
« Le monde, dit-elle, est donc bien pauvre, qu'il ne renferme pas ou n'ait point renfermé un seul être capable de vous inspirer de l'estime ou de l'affection ?
- C'est cependant comme cela ! » répondit Marat d'un ton brutal.
Cette fois, la comtesse ne jugea point à propos de répondre, et elle alla, silencieusement et le sourcil froncé, s'asseoir à la tête du lit du malade.
Marat, troublé, malgré la glace apparente de son visage, prit son chapeau et partit en faisant claquer la porte avec une sorte de violence étrange chez un médecin qui craindrait d'agacer les nerfs de son malade.

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