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Chapitre XXXIV
La consultation

L'attente ne fut pas longue : le docteur Louis arriva au bout de dix minutes, et le docteur Guillotin au bout d'un quart d'heure.
Christian salua l'entrée des deux médecins d'un doux et triste sourire.
« Messieurs, dit-il, je viens de recevoir une blessure grave, et comme je suis page de Son Altesse royale monseigneur le comte d'Artois, je me suis fait apporter à ses écuries, où je savais trouver un chirurgien. Maintenant, quelle que soit la confiance que j'aie en monsieur, j'ai voulu avoir votre opinion sur ma blessure avant de rien décider. »
Guillotin et Marat se saluèrent comme deux hommes de connaissance, tandis que, au contraire, le docteur Louis et Marat se saluaient comme deux étrangers.
« Examinons la blessure, dit Guillotin.
- Prêtez-moi votre sonde, monsieur », dit le docteur Louis à Marat.
Un frissonnement passa dans les veines du jeune homme à l'idée qu'on allait recommencer l'opération qui l'avait tant fait souffrir, et que, cette fois, l'opération serait tentée par la main tremblante d'un vieillard.
« C'est inutile, dit vivement Marat, j'ai sondé la plaie, et je puis vous donner tous les renseignements que vous désirerez sur l'état de la blessure et le chemin qu'a fait la balle.
- Alors, dit le docteur Louis, passons dans la chambre à côté.
- Pourquoi, messieurs ? demanda Christian ; pour que je ne puisse entendre ce que vous allez dire ?
- Pour ne pas vous effrayer inutilement, monsieur, par des mots qui, dans votre imagination, prendraient une autre signification, peut-être, que celle qui leur est propre.
- N'importe, messieurs, reprit Christian, je désire que tout se passe devant moi.
- Il a raison, dit Marat, et c'est mon désir, à moi aussi.
- Soit », dit le docteur Louis.
Puis, en latin :
« Quel est l'état de la blessure ? » demanda-t-il.
Marat avait répondu dans la même langue, mais avec un pâle sourire.
« Messieurs, dit Christian, je suis Polonais, et le latin est presque ma langue maternelle ; si vous ne voulez pas que j'entende votre dissertation, il faudrait parler une autre langue. Seulement, je vous préviens que je parle à peu près toutes les langues que vous pouvez connaître et parler vous-mêmes.
- Parlons donc en français, dit Guillotin ; d'ailleurs, le jeune homme paraît franc et résolu. »
Puis, se tournant vers Marat :
« Allons, confrère, continua-t-il, parlez, nous écoutons. »
Mais, à ce mot : « Je suis Polonais », Marat avait semblé si étrangement ému, qu'à peine pouvait-il articuler les mots.
Il essuya son front couvert de sueur, regarda le jeune homme avec une indéfinissable expression d'angoisse, et, secouant la tête comme s'il eût repoussé une idée qui l'envahissait malgré lui :
« Messieurs, dit-il, ainsi que vous le voyez, la balle a pénétré au tiers supérieur de la cuisse ; elle arrive directement sur l'os, contre lequel elle s'amortit en le brisant ; mais, comme elle frappe au point extérieur, elle dévie légèrement, et va se loger entre l'os et les muscles. On la sent avec la sonde.
- Grave ! murmura le docteur Louis.
- Très grave ! répéta Guillotin.
- Oui, très grave ! reprit Marat.
- Y a-t-il des esquilles ? demanda Guillotin.
- Il y en a, dit Marat : j'en ai retiré deux en ramenant la sonde.
- Très grave ! répéta Louis.
- Au reste, dit Marat, pas d'hémorragie ; par conséquent, autant qu'on peut en juger, pas de lésion de gros vaisseaux ; quant à l'artère fémorale, elle était, par sa position, en dehors de l'atteinte du projectile, la balle s'avançant obliquement de dedans en dehors de la cuisse.
- Dès que l'os est fracturé..., dit le docteur Louis en regardant son confrère.
- Il n'y a plus qu'à pratiquer l'amputation », dit Guillotin. Marat pâlit.
« Pardon, docteur, dit-il, mais réfléchissez bien ; pour une simple fracture, la résolution est terrible !
- Je crois l'amputation urgente, répéta le docteur Louis.
- Voyons, pourquoi cela ? dit Marat. Je vous écoute, avec le respect que je dois à l'auteur du beau Traité des blessures par les armes a feu.
- Pourquoi ? Parce que, premièrement, dans quelques jours va se développer une violente inflammation : cette inflammation produira une excessive tension des chairs ; par le fait de cette tension, il y aura étranglement des parties ; le sujet est jeune, vigoureux : le débridement sera impuissant à arrêter l'étrangle
ment, de là la gangrène ! Secondement, dans cette inflammation, les esquilles seront comprimées ; elles agaceront les filets nerveux ; cet agacement produira des douleurs insupportables, et ces douleurs amèneront probablement le tétanos ; on ne conservera donc pas le membre, et l'on tuera l'individu. Enfin troisièmement, en admettant qu'on évite la gangrène et le tétanos, le malade reste exposé à une suppuration qui l'affaiblit au plus haut degré : supposez qu'en ce moment-là, vous soyez obligé de couper la cuisse, et le malade meurt dans l'opération !
- Je ne nie rien de tout cela, dit Marat ; mais cela ne me paraît pas encore une raison suffisante pour enlever le membre vous avez mis les choses au pis, vous les avez poussées au dernier degré, docteur ; quant à moi, j'espère mieux de la blessure.
- Mais enfin, comment comptez-vous combattre l'inflammation ? Débriderez-vous la plaie ?
- Non, car débrider la plaie, c'est greffer une nouvelle blessure sur une ancienne, et c'est augmenter l'inflammation au lieu de la diminuer.
- C'est l'avis de John Bell, qu'il faut toujours débrider la plaie, dit le docteur Louis.
- Mais ce n'est pas celui de Hunter, repartit Marat.
- Voyons vos moyens de combattre l'inflammation générale dans un sujet qui, je le répète, est jeune et vigoureux.
- S'il est jeune et vigoureux, dit Marat, nous lui tirerons du sang.
- Bon, pour l'inflammation générale ; mais il restera l'inflammation locale.
- Nous lui ferons, si je puis m'exprimer ainsi, une saignée de calorique.
- Vous voulez dire que vous le traiterez par l'eau froide.
- C'est un moyen qui m'a plus d'une fois réussi.
- Mais les esquilles ?
- Il n'y a pas à s'en occuper : au fur et à mesure qu'elles se présenteront, nous les arracherons, toutes les fois, bien entendu, que nous pourrons le faire sans danger pour le malade.
- Mais la balle ? la balle ? insista le docteur Louis.
- Sans doute, il faut au moins l'extraire, dit Guillotin.
- La balle viendra d'elle-même.
- Et comment cela ?
- La suppuration la poussera au dehors.
- Mais il est impossible, vous le savez bien, de laisser un corps étranger dans la plaie.
- Un corps étranger, et surtout s'il se compose de plomb, n'est pas nécessairement mortel.
- Où donc avez-vous vu cela ? s'écria le docteur Louis.
- Je vais vous le dire, reprit Marat. Voici ce qui m'est arrivé un jour, en Pologne : je chassais... j'ai toujours été un médiocre chasseur ; d'ailleurs, la chasse est un plaisir cruel, et, avant tout, je suis humain. »
Les deux médecins s'inclinèrent.
« Eh bien, donc, un jour que je chassais, je pris un chien pour un loup, et je lui envoyai trois chevrotines : l'une d'elles se logea dans les muscles lombaires, l'autre s'aplatit sur la tête de l'humérus, la troisième brisa une côte. Je pus extraire cette dernière ; la seconde sortit d'elle-même de la plaie au bout de dix jours ; la troisième demeura dans les chairs, mais ne causa aucun accident. Eh bien, pourquoi la nature, qui agit de même sur tous les animaux, ne ferait-elle point pour l'homme ce qu'elle a fait pour le chien ? »
Le docteur Louis demeura un instant pensif.
Mais tout à coup :
« Prenez garde, monsieur ! ce que vous venez d'exposer là n'est qu'une observation personnelle ; c'est un fait remarquable, curieux, mais la science ne s'appuie pas sur des exceptions. Mon avis est que vous risquez la vie du blessé en appliquant une théorie qui est en opposition avec toute la science chirurgicale depuis Ambroise Paré jusqu'à Jean-Louis Petit. »
Marat s'inclina avec une fermeté calme.
Mais le docteur Louis insista.
« Je prends la chose sur moi, dit Marat.
- Faites attention, monsieur, répliqua le docteur Louis, mais la chirurgie se relève depuis peu de temps ; les chirurgiens, barbiers et fraters hier encore, ont besoin de faire respecter leur état, et le moyen de le faire respecter, c'est de ne rien hasarder, c'est de se montrer avares de la vie des individus, c'est de guérir enfin.
- Monsieur, dit Marat, je reconnais la justesse de vos paroles, la sincérité de votre opinion ; mais vous avez un trop grand respect du bonnet et de la robe : moi, je mets la conscience au-dessus de l'usage.
- Mais, si l'homme meurt, que deviendra votre conscience, qui aura agi contrairement à toutes les traditions scientifiques, et contre l'opinion de tous les hommes dont l'expérience fait loi ?
- Il y a, répondit Marat, deux lois qui, à mon avis, priment celle de l'expérience : l'une est la loi de l'humanité, l'autre celle du progrès. En somme, la chirurgie n'est pas destinée à faire seulement de belles opérations ; que signifie le mot chirurgie ? secours de la main. Que la main soit donc un secours, et le bistouri un médicament. Je ne me dissimule pas la témérité de l'acte, mais je le prends sur moi. Oh ! excusez-moi, docteur, mais il y a une compensation à la laideur de mes yeux, c'est leur bonté ; eh bien, je vois d'ici le jour où la chirurgie aura fait un grand progrès : la chirurgie qui coupe n'est qu'un art, la chirurgie qui guérit est une science.
- Je comprendrais encore votre obstination, monsieur Marat, dit le docteur Louis, si la blessure était au bras ; mais une fracture d'arme à feu à un membre inférieur !
- Je prends la responsabilité, monsieur », dit Marat.
A ce mot, qui tranche tout dans les consultations chirurgicales, les deux docteurs s'inclinèrent, et Guillotin tendit la main à Marat avec une véritable sympathie.
« Puissiez-vous réussir, dit-il ; je vous souhaite un succès de tout mon coeur.
- Je le souhaite, mais j'en doute, ajouta le docteur Louis.
- Et moi, j'en réponds », dit Marat.
Et il reconduisit jusqu'à la porte les deux docteurs, lesquels, avant de se retirer, déclarèrent une dernière fois qu'ils laissaient toute la responsabilité du traitement à leur collègue, le médecin des écuries de Son Altesse royale monseigneur le comte d'Artois.
Cette longue discussion, au lieu d'abattre le jeune homme, avait exalté ses forces. Marat, en venant à lui, le retrouva l'oeil ardent de fièvre.
Il tendit ses deux mains au docteur dans un élan de gratitude.
« Monsieur, lui dit-il, recevez tous mes remerciements pour la manière dont vous avez défendu ma pauvre jambe. Si je la garde, c'est à vous que je le devrai, et je vous en aurai une reconnaissance éternelle. Si les accidents prédits par ces messieurs se déclarent et amènent la mort, eh bien, je mourrai avec la conviction que vous aurez fait tout ce qu'il était possible de faire pour me sauver. »
Marat prit les deux mains que lui tendait le jeune homme, et, cela, avec un tremblement si sensible, que le blessé le regarda, étonné. Ce regard demandait visiblement la cause d'une pareille émotion, assez rare, en général, chez les médecins, et surtout chez les médecins de la trempe du nôtre, pour que le blessé la remarquât.
« Monsieur, demanda Marat, n'avez-vous pas dit que vous étiez Polonais ?
- Oui, monsieur.
- Où êtes-vous né ?
- A Varsovie.
- Quel âge avez-vous ?
- Dix-sept ans. »
Marat ferma les yeux et passa la main sur son front, comme fait un homme prêt à se trouver mal.
« Vous avez votre père ? » dit-il.
Et ses yeux dévoraient d'avance la réponse qui allait sortir des lèvres du blessé.
« Non, monsieur, répondit celui-ci ; mon père était mort avant ma naissance, et je ne l'ai jamais connu. »
A ces mots, Marat devint plus pensif, mais en même temps plus empressé que jamais. Il présenta à Christian une boisson légèrement aromatisée, pour combattre les spasmes et l'engourdissement nerveux, et procéda lui-même à l'établissement d'un appareil singulier à l'aide duquel il espérait combattre à la fois l'inflammation et le tétanos. C'était une espèce de fontaine qu'il fixa le long de la muraille, et qui, à l'aide d'un fétu de paille, devait laisser tomber goutte à goutte une eau glacée sur la plaie, couverte d'une simple compresse.
Le jeune homme le regardait faire avec un étonnement mêlé de reconnaissance. Il était si visible que tous ces empressements, tous ces soins étaient en dehors des habitudes de Marat, que celui qui en était l'objet ne pouvait s'empêcher d'en être profondément étonné.
« Ainsi, monsieur, lui dit Christian quand l'appareil commença de fonctionner, vous ne vous occupez pas autrement de la balle ?
- Non, répondit Marat, mieux vaut la laisser où elle est, puisqu'elle n'adhère pas à l'os, que d'essayer de l'extraire ; car, en allant à sa recherche, je m'exposerais à provoquer de graves accidents, à détruire, par exemple, un de ces caillots salutaires que la nature ingénieuse – cette bonne mère, le meilleur de tous les médecins ! – ne manquera pas de former... Non, de deux choses l'une : ou la balle descendra de son propre poids, et, un beau jour, nous n'aurons qu'à ouvrir la peau pour l'extraire, ou, si elle nous gêne, nous ferons une incision sur le point le plus rapproché et nous l'irons chercher où elle est.
- Soit, dit le jeune homme ; faites comme vous l'entendrez, monsieur : je me livre entièrement à vous. »
Marat parut respirer.
« Ah ! dit-il avec un sourire presque tendre, vous ne vous défiez donc plus de moi ? »
Le jeune homme fit un mouvement.
« Oh ! continua Marat, ne le niez point, tout à l'heure vous n'étiez pas rassuré sur mon compte.
- Excusez-moi, monsieur, dit Christian, je ne vous connaissais pas, et, sans douter de votre talent...
- Le fait est, continua Marat parlant moitié à lui-même et moitié au jeune homme, que, ne me connaissant point, ce n'était pas ma mine qui pouvait vous rassurer ; car on dit que je suis laid, et, quand je me regarde, je suis forcé de me ranger à l'avis de ceux qui disent cela ; ce n'était pas mon costume non plus : je suis peu attrayant en costume de nuit ; ce n'était pas, enfin, ma réputation... eh ! eh ! je n'en ai pas ! Et cependant vous voyez que je sais défendre les jambes contre ceux qui veulent les couper ; et cependant, continua-t-il avec une espèce de mélancolie qui n'était pas étrangère à cette organisation pleine de contrastes, j'ai plus vu, plus appris, plus travaillé qu'eux tous ! Qu'est-ce donc alors, monsieur, qui vous a rassuré en moi ?
- Eh bien, c'est votre changement à mon égard, c'est votre effroyable rudesse changée en une douce bienveillance. Lorsque je vous ai vu entrer, remuant à pleines mains ces effroyables outils, je vous ai pris bien plutôt pour un boucher que pour un médecin. Maintenant, au contraire, vous êtes empressé près de moi comme le serait une femme, et vous me regardez comme un père regarderait son enfant. Celui que l'on regarde ainsi, on ne veut pas le faire souffrir. »
Marat se détourna. Qu'essayait donc de cacher ce coeur amer et dédaigneux ? Etait-il honteux de ses bons sentiments comme un autre l'eût été des mauvais ? ou bien se passait-il au fond de cette âme sombre quelque chose d'insolite qu'il voulait dérober à tous les yeux ?
En ce moment, un bruit se fit entendre dans l'antichambre, pareil à celui d'une personne qui accourt avec empressement, et une femme s'élança du corridor en criant d'une voix étouffée :
« Mon fils ! mon Christian ! où est-il ? où est-il ?
- Ma mère ? » fit le jeune homme en se soulevant sur son lit et étendant les deux bras vers celle qui accourait.
En même temps, la haute stature de Danton se dessinait dans l'ouverture de la porte comme dans un cadre trop étroit pour elle.
Danton cherchait des yeux Marat, qui, à la vue de cette femme et au premier mot qu'elle avait prononcé, avait jeté un cri et s'était reculé dans le coin le plus obscur de l'appartement.

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