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Chapitre XXXIII
Le bléssé et son chirurgien

Nous pouvons revenir maintenant au pauvre Christian, que des bras complaisants, et qui se relevaient de cent pas en cent pas, portaient aux écuries d'Artois sous la conduite de cet homme aux larges épaules dans lequel, sans doute, nos lecteurs ont déjà reconnu Danton.
Quelques torches précédaient le cortège : des cris de femmes et des appels à la pitié, sinon aux armes, répondaient aux gémissements du blessé.
Chacun s'approchait pour voir de près ce beau jeune homme aux cheveux noirs, aux joues pâles, aux traits fins, dont la cuisse ensanglantée laissait échapper un flot de sang à chaque mouvement de la civière.
La porte des écuries se ferma à l'aspect du cortège, dont on ignorait les intentions ; mais elle se rouvrit quand le suisse eut vu et reconnu, couché sur sa douloureuse litière, le jeune page commensal de l'hôtel.
Bientôt des gens empressés coururent, sur l'invitation de Danton, réveiller dans sa chambre le chirurgien de service, M. Marat.
Mais M. Marat ne se couchait pas de si bonne heure : on trouva M. Marat penché sur son manuscrit et recopiant avec amour, de son écriture longue et menue, les pages favorites de son roman polonais.
« C'est bien, dit Marat, de mauvaise humeur d'être dérangé au milieu d'un si doux travail, c'est bien ; déposez-le sur mon lit et dites que j'y vais. »
Les personnes qui venaient de recevoir cette invitation de la part de Marat se retirèrent, à l'exception d'une seule qui resta dans la pénombre.
Marat vit cette forme humaine debout dans le corridor, et, fixant sur elle ses yeux habitués aux ténèbres, et qui voyaient mieux la nuit que le jour :
« Ah ! c'est toi, Danton ? dit-il. Je me doutais que je te reverrais ce soir.
- Vraiment ? dit Danton adoptant ce tutoiement dont Marat lui donnait l'exemple ; tu savais donc ce qui se passait ?
- Dame ! fit Marat, peut-être... Je sais bien des choses, comme tu as pu t’en apercevoir.
- Dans tous les cas, l'affaire a chauffé ferme, et je t'apporte un échantillon de la besogne qui a été faite.
- Oui, un blessé... Est-ce que tu le connais ?
- Moi ? Pas le moins du monde ; mais il est jeune, mais il est beau : j'aime ce qui est jeune, j'aime ce qui est beau ; je me suis intéressé à lui, et je l'ai accompagné.
- Est-ce un homme du peuple ?
- Oh ! ça, non ! C'est un aristocrate, et dans toute la force du terme. Petits pieds, petites mains, traits fins, front haut... Tu vas le détester au premier coup d'oeil. »
La bouche de Marat se tordit dans un sourire.
« Et où est-il blessé ? demanda-t-il.
- A la cuisse.
- Ah ! ah ! l'os est probablement offensé : c'est une opération à faire ! Voilà un beau garçon, voilà un beau jeune homme, voilà un bel aristocrate condamné à marcher avec une jambe de bois ! »
Et Marat se frotta les mains, et, regardant ses jambes à lui :
« Mes jambes sont tordues, dit-il, mais au moins ce sont mes jambes.
- Les blessures à la cuisse sont donc graves ?
- Oh ! très graves ! Nous avons d'abord l'artère crurale, qui peut être intéressée, puis l'os ; un nerf déchiré donne le tétanos.
Vilaine blessure ! vilaine blessure !
- Raison de plus, en ce cas, pour vous hâter de porter secours au blessé.
- J'y vais. »
Et Marat se leva lentement, s'appuya sur ses deux poings, relut, dans cette attitude, la dernière page de son roman, corrigea deux ou trois mots, prit sa trousse, et suivit Danton, qui, dans l'étude qu'il faisait de l'homme, n'avait pas perdu un seul détail de ce que venait de dire et de faire Marat.
Marat, précédé par Danton, s'engagea dans le corridor qui séparait son cabinet de travail de sa chambre à coucher. Ce corridor était encombré de gens du peuple qui ayant porté le blessé, ou lui ayant fait cortège, avaient profité de la circonstance pour se donner, soit par intérêt, soit par curiosité, le plaisir d'assister à une opération.
Une chose qui frappa Danton surtout- outre ce plaisir visible que Marat trouvait à couper de la chair d'aristocrate-, ce fut la reconnaissance muette du chirurgien avec quelques-uns de ces hommes du peuple, affiliés, probablement, à quelque société secrète dont ils échangèrent entre eux les signes convenus.
Après quoi, sans doute contre l'attente de beaucoup de spectateurs les hommes de l'hôtel les congédièrent assez brusquement ; mais, avant le départ, Marat échangea avec eux de nouveaux signes d'intelligence, celui-là disant à ceux-ci tout ce que la fraternité de l'émeute peut se permettre de tendresses devant des profanes.
Alors, sans jeter un coup d'oeil sur le blessé, Marat déploya son nécessaire, aligna ses instruments, parmi lesquels le scalpel et la scie tenaient le premier rang, et allongea la charpie ; mais, le tout, lentement, bruyamment et avec cette solennité cruelle du chirurgien qui aime son art, non parce qu'il guérit, mais parce qu'il tranche.
Pendant ce temps, Danton s'approcha du jeune homme, qui attendait, les yeux à moitié fermés par l'engourdissement que provoquent presque toujours les blessures des armes à feu.
« Monsieur, lui dit-il, votre blessure va, sans doute, entraîner quelque opération douloureuse, sinon grave ; avez-vous quelqu'un, à Paris, que vous désiriez voir, ou quelqu'un que votre absence puisse inquiéter ? Je me chargerai de faire passer une lettre à cette personne. »
Le jeune homme ouvrit les yeux.
« Monsieur, j'ai ma mère, dit-il.
- Eh bien, je me mets à votre disposition. Voulez-vous me donner son adresse ? Je lui écrirai, si vous ne pouvez écrire, ou je l'enverrai simplement chercher.
- Oh ! monsieur, il faut que j'écrive moi-même ! dit le jeune homme ; j'en aurai la force, j'espère. Seulement, donnez-moi un crayon au lieu d'une plume. »
Danton tira de sa poche un petit portefeuille, de ce petit portefeuille un crayon, et, déchirant une page blanche :
« Tenez, monsieur, dit-il, écrivez. »
Le jeune homme prit le crayon, et, avec une force de volonté inouïe, malgré la sueur qui coulait à larges gouttes de son front, malgré les gémissements que ne pouvaient retenir ses dents serrées, il écrivit quelques lignes qu'il remit à Danton.
Mais cette action, si simple qu'elle fût, avait épuisé ses forces, et il retomba presque évanoui sur l'oreiller.
Marat entendit ce soupir ou plutôt ce gémissement, et, s'avançant vers le lit :
« Voyons, dit-il, examinons un peu cela. »
Le jeune homme fit un mouvement, comme pour éloigner sa jambe blessée de Marat, dont l'aspect n'était pas de nature à inspirer une foi bien robuste à ceux qui avaient le malheur de tomber entre ses mains.
Effectivement, la mine de Marat n'était pas très flatteuse, la main de Marat n'était pas très propre.
Marat, dans son costume de nuit, avec son mouchoir noué sur sa tête, nous dirons presque sur ses yeux ; Marat, avec son nez blafard et oblique, ses yeux ronds, sa bouche insolente, ne faisait pas à Christian l'effet d'un Esculape bien divin.
« Je suis blessé, se disait-il en lui-même ; il y a même plus, j'eusse désiré être tué ; mais je n'aimerais pas à être estropié. »
Cette idée se formulant de plus en plus nette dans son cerveau, Christian arrêta le bras de Marat, au moment où celui-ci s'apprêtait à visiter la blessure.
« Pardon, monsieur, dit-il d'une voix calme et douce, je souffre ; cependant, je désire ne point me livrer à la médecine comme un désespéré. Je vous recommanderai donc de ne tenter sur moi aucune opération, entendez-vous bien ? aucune, avant de m'avoir donné une consultation ou de m'avoir demandé mon avis. »
Marat releva brusquement la tête pour répondre quelque insolence ; mais, à l'aspect de ce visage empreint de noblesse et de douce sérénité, à l'aspect de ce regard limpide et bienveillant, il resta immobile, inerte, muet, comme frappé à la fois à la tête et au coeur.
Il était évident que ce n'était pas la première fois que Marat voyait ce jeune homme, et que sa vue éveillait en lui quelque sentiment dont le médecin, peut-être, n'eût pas pu se rendre compte à lui-même.
« Vous m'avez entendu, monsieur ? reprit Christian prenant cette hésitation du médecin pour le pire de tous les symptômes, celui de l'ignorance inquiète.
- Oui, je vous ai entendu, mon jeune monsieur, dit Marat d'une voix presque tremblante ; mais vous ne supposez point que je vous veuille du mal ? »
Christian fut frappé à son tour de l'opposition qu'il y avait entre ce visage hideux et ces sentiments de bienveillance, bienveillamment exprimés.
« Qu'est-ce que cet instrument, monsieur ? demanda-t-il à Marat en montrant l'outil que celui-ci tenait à la main.
- C'est une sonde, monsieur, répliqua le chirurgien, l'oeil de plus en plus timide, le regard presque attendri.
- Je croyais que, d'habitude, cet instrument était d'argent ?
- Vous avez raison, monsieur », dit Marat.
Et, prenant à pleines mains la trousse et les outils qu'elle avait dégorgés sur la table, il sortit de la chambre, et alla chercher dans son cabinet une collection d'outils de la plus fine trempe et arrangés dans un nécessaire qui valait à lui seul, et en-dehors des instruments qu'il contenait, le double de la première trousse et des premiers outils tout ensemble. C'était un cadeau de M. le comte d'Artois, en échange d'un livre que Marat lui avait dédié.
Marat se rapprocha du lit du blessé, mais, cette fois, avec une sonde d'argent.
« Monsieur, lui dit Christian, mal rassuré encore, malgré l'empressement mis par Marat à changer sa sonde d'acier en une sonde d'argent, je vous ai parlé d'une consultation : j'entends, par consultation, non seulement votre opinion, à vous, dont certes je ne discute pas la valeur, mais encore celle d'un ou deux de vos confrères ayant autorité.
- Ah ! c'est vrai, dit Marat avec un sentiment d'amertume qu'il ne put cacher, je n'ai pas de nom, je n'ai pas d'autorité : je n'ai que du talent.
- Je ne le révoque pas en doute, monsieur ; mais, lorsqu'il s'agit d'une blessure aussi grave que l'est la mienne, je crois que trois avis valent mieux qu'un.
- Soit, monsieur, dit Marat ; nous avons dans le quartier du faubourg Saint- Honoré, le docteur Louis, et, rue Neuve-de-Luxembourg, le docteur Guillotin. Ces deux noms vous paraissent-ils une garantie suffisante ?
- Ce sont deux noms connus et vénérés, répondit le blessé.
- Je vais donc envoyer chercher ces messieurs, alors ?
- Oui, monsieur, s'il vous plaît ainsi.
- Mais, s'ils sont d'un autre avis que moi, dit Marat, prenez garde !
- Vous serez trois, monsieur ; la majorité décidera.
- Très bien, monsieur. »
Et Marat, doux et obéissant à la voix de ce blessé, qui paraissait avoir une si grande influence sur lui, s'approcha de la porte, appela un des palefreniers, et, lui indiquant l'adresse des deux chirurgiens, lui donna l'ordre d'aller les chercher et de ne pas revenir sans eux.
« Maintenant, monsieur, dit-il au jeune homme, maintenant que vous voilà certain que rien ne s'opérera sans notre triple concours, laissez-moi au moins visiter la blessure, et m'occuper du pansement préparatoire.
- Oh ! pour cela, faites, monsieur, dit Christian, faites !
- Albertine, dit Marat, prépare de l'eau fraîche et des compresses. »
Puis, revenant à Christian :
« Allons, monsieur, du courage, dit-il, je vais sonder la plaie.
- L'opération est-elle bien douloureuse ? demanda Christian.
- Oui, monsieur mais, en même temps, elle est indispensable, et soyez tranquille, j'y emploierai toute la légèreté de ma main.
Christian ne répondit qu'en présentant sa jambe au chirurgien.
« Surtout, monsieur, dit Christian, ne me cachez rien. »
Marat s'inclina en signe d'assentiment, et commença l'opération.
A l'introduction de la sonde dans la plaie, qui se rougit aussitôt d'une écume sanglante, Christian pâlit, mais moins encore que le chirurgien.
« Vous ne criez point, lui dit Marat ; criez, criez, je vous en prie.
- Et pourquoi, monsieur ?
- Parce que cela vous soulagera, et que, ne vous entendant point crier, je suppose que peut-être vous souffrez plus encore que vous ne souffrez réellement.
- Pourquoi crierais-je, dit Christian, puisque vous faites de votre mieux, et qu'en effet, votre main est plus légère que je ne l'espérais ? Ne craignez donc rien, monsieur : continuez. »
Mais, en parlant ainsi, le jeune homme porta à ses lèvres un mouchoir qu'il mordit à belles dents.
L'opération dura une demi-minute, à peu près.
Puis Marat, le front soucieux, retira la sonde de la blessure, et appliqua sur la plaie une compresse d'eau froide.
« Eh bien ? demanda le jeune homme.
- Eh bien, dit Marat, vous avez désiré une consultation : mes deux collègues vont venir ; attendons.
- Attendons ! » dit le jeune homme en laissant retomber sur l'oreiller sa tête de plus en plus pâlissante.

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