Ingénue Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXVII
M. Auger

Auger, illustre objet de la longue conversation que nous venons de raconter, avait fait des promesses à M. le comte d'Artois et des menaces à Rétif de la Bretonne.
Il s'agissait, maintenant, de tenir les unes et de réaliser les autres.
Cependant, il avait été plus loin en menaces et en promesses qu'il ne lui était possible d'aller en réalité.
En promesses, on a vu le résultat de la tentative faite à l'endroit de Rétif de la Bretonne.
En menaces, les temps étaient un peu changés ; les lettres de cachet ne s'obtenaient plus aussi facilement que du temps de M. de Sartine ; Louis XVI, honnête homme, avait des velléités d'homme juste ; il lui arrivait bien encore de se laisser aller parfois, comme pour Beaumarchais, à envoyer un écrivain a Saint-Lazare ou à la Bastille ; mais, au moins voulait-il que cet écrivain eût commis, ou eût l'air d'avoir commis une faute. Pas moyen donc de demander une lettre de cachet contre Rétif de la Bretonne. Cette raison, que, père, il n'avait pas voulu consentir au déshonneur de sa fille, excellente auprès de Louis XV, eût été fort mauvaise à l'endroit de Louis XVI.
Rétif avait bien prévu cela, lorsqu'il avait bravement accepté la guerre. Aussi se mit-il à surveiller Ingénue.
Cette surveillance mit les qualités de limier de M. Auger en défaut pendant huit grands jours.
C'était beaucoup ! M. le comte d'Artois n'avait donné que quinze jours à Auger ; d'ailleurs, Auger ne lui avait demandé que cela.
Rétif ne quittait plus sa fille ; il se mettait avec elle à la fenêtre, et, quand Auger paraissait à l'un ou l'autre bout de la rue, il lui souriait ironiquement, ou le saluait d'un air goguenard.
Ainsi découvert, le Mercure de monseigneur le comte d'Artois s'éloignait furieux.
Les précautions de Rétif s'étendaient aux plus petits détails.
Pas un pain, pas un cornet d'épicerie n'entrait chez l'écrivain sans avoir été visité. Rétif inventait des ruses de guerre pour avoir la satisfaction de les combattre.
Quand il sortait avec Ingénue, c'était un argus ayant, dans les pans de sa redingote de vingt ans, beaucoup plus d'yeux qu'Argus, l'espion de la reine des dieux, n'en avait par tout son corps.
Auger, qui courait nuit et jour, finissait par être sur les dents.
Dans les églises, chez les marchands, il était toujours au guet et toujours repoussé : repoussé quand il envoyait des émissaires suspects, auxquels Rétif de la Bretonne, comme il le lui avait promis, fermait incivilement la porte au nez ; repoussé quand il écrivait ou faisait écrire, et qu'une vieille femme, sous la coiffe et une voisine, ou le béguin d'une dévote, voulait s'approcher d'Ingénue pour lui glisser une lettre ; repoussé même quand il tentait d'échanger avec Ingénue, qui, du reste, ne s'y prêtait en aucune façon, un simple coup d'oeil.
Il ne lui restait donc qu'à employer la violence, comme il en avait menacé Rétif de la Bretonne. Un soir, il essaya.
Ce soir-là, Ingénue revenait, avec son père, de sa promenade habituelle chez Réveillon. Auger fondit comme un désespéré sur la jeune fille ; il voulait la séparer de son père, l'enlever dans ses bras, et l'emporter dans un fiacre qui l'attendait au coin de la rue.
Rétif, au lieu d'engager une lutte dans laquelle il eût succombé certainement, passa sa canne entre les jambes du ravisseur, et cria de toutes ses forces : « A la garde ! »
Ingénue, qui ne se souciait pas le moins du monde de M. Auger, et qui n'avait de mémoire, de voeux et de souhaits que pour Christian, quoiqu'il n'eut point reparu, cria aussi.
Auger s'embarrassa les jambes dans la canne de Rétif, et roula dans le ruisseau ; il voulut se relever et ressaisir sa proie qui lui échappait, mais les cris de ses victimes attirèrent aux fenêtres des témoins, en même temps que paraissait une escouade du guet à l'extrémité de la rue où avait lieu l'attaque.
Auger n'eut que le temps de s'enfuir à toutes jambes, en maugréant contre la Providence, qui délivre les vierges des libertins, et les patrouilles, qui protègent les faibles contre les forts.
Mais Auger ne se tint pas pour battu. Il se promit de recommencer avec plus de chances.
« Si je n'avais pas été seul, se dit-il, la jeune fille eût été enlevée, et, une fois enlevée et dans la maison du prince, ma foi, le prince devenait responsable de l'événement.
Auger prit un aide.
Mais Auger avait compté sans Rétif de la Bretonne ; le vieillard, de son côté, s'obstinait encore plus à ne pas se laisser enlever sa fille qu'Auger à la lui enlever. Depuis la tentative du ravisseur, chaque fois qu'il revenait de chez Réveillon, la seule maison que fréquentât sa fille, Rétif se faisait suivre par des ouvriers de la fabrique, gens, en général, peu amis des aristocrates, et qui, guettant avec passion la chance de distribuer quelques rudes coups, consentaient à se blottir dans le coin des bornes ou des portes cochères, pour allécher, par une apparente et trompeuse solitude, l'ennemi du repos d'Ingénue.
Auger contrefit l'homme ivre ; il s'était habillé en cocher. Son compagnons aussi peu ivre que lui, l'aidait à barrer la rue ; ils chantaient l'un et l'autre, avec une voix avinée, une chanson populaire.
Quand Rétif arriva au désert des Bernardins, à neuf heures et demie du soir – heure indue pour ces quartiers –, Auger, qui reconnut le pas et la démarche de ses victimes, vint à Ingénue tout en trébuchant, et protesta qu'il voulait l'embrasser.
Elle cria, il fondit sur elle, et, cette fois, il eut le temps de l'enlever entre ses bras. Rétif cria au secours ; mais le compagnon d'Auger lui saisit la perruque et la gorge tout ensemble.
Il était déjà trop tard : le signal était donné, l'appel était fait. Nos deux héros de carrefour, avant d'avoir fait un pas vers le fiacre, se virent cernés par quatre vigoureux gaillards qui, armés de bâtons et de nerfs de boeuf, se mirent à s'escrimer sur le dos des ravisseurs, en accompagnant chaque horion d'une épithète d'autant plus désobligeante qu'elle était méritée.
Force avait donc été à Auger de lâcher Ingénue, et à son compagnon d'abandonner Rétif ; le père et la fille avaient profité de cet abandon pour gagner leur porte, la refermer derrière eux, et, leurs cinq étages grimpés, ils avaient eu le temps de se mettre à la fenêtre avant que la correction qui s'administrait dans la rue fût complètement achevée.
Il faut avouer aussi que les quatre vengeurs y mettaient plus que de la justice, ils y mettaient de l'enthousiasme : ils trouvaient un grand plaisir à la besogne, et la faisaient durer le plus longtemps possible ; en conséquence, ils travaillèrent les côtes de M. Auger et de son acolyte jusqu'à ce que l'acolyte de M. Auger restât sur le carreau.
Quant à M. Auger, il s'esquiva moulu, grâce à un pistolet dont il s'était muni, qu'il se décida à montrer, et dont les bâtons eurent peur.
Cette scène, qui fit grand bruit dans le quartier, posa la vertu d'Ingénue comme une citadelle imprenable.
Le commissaire releva le blessé, que nul ne réclama, et l'on parla de le pendre pour avoir volé sur le grand chemin.
Cette aventure enleva toute espérance et ôta tout enthousiasme à M. Auger, lequel, remis de ses blessures, s'en vint, l'oreille basse, trouver, un soir, le prince, au moment où celui-ci venait de se mettre au lit.
Malheureusement pour M. Auger, Son Altesse royale était, ce soir-là, de mauvaise humeur ; elle avait perdu deux mille louis contre M. le duc d'Orléans, en faisant courir des chevaux français concurremment avec des chevaux anglais ; elle avait reçu un sermon du roi pour son irréligion, et elle avait été boudée de la reine, pour avoir tourné le dos au roi.
Ce soir-là donc, ce n'était point un prince maniable.
Auger savait tout cela, mais Auger n'avait le choix ni de l'heure ni du moment.
Auger n'avait demandé que quinze jours pour réussir ; on était au dix septième, et, en se couchant, le prince avait dit :
« Voilà huit jours que je n'ai point entendu parler de M. Auger ; qu'on aille me chercher ce drôle, afin que je lui frotte les oreilles ! »
Et, comme M. Auger avait le malheur de n'être point aimé de la valetaille, un laquais s'était précipité par les degrés, afin d'exécuter plus vivement les ordres de Son Altesse royale. Le laquais avait manqué d'en crever d'essoufflement ; mais, dix minutes après l'ordre donné, M. Auger était dans l'antichambre du comte d'Artois.
Quand il se présenta devant Son Altesse royale, le prince, après avoir battu son oreiller à grands coups de poing, cherchait un dos pour se remettre en haleine, comme Mercure.
« Ah, monsieur Auger ! s'écria le prince, c'est vous, enfin ! c'est bien heureux, par ma foi ! Je vous croyais parti pour l'Amérique... Aurais-je bonne chance de votre côté, au moins ? »
Auger répliqua par un soupir triste et prolongé.
Le prince comprit.
« Qu'est cela ? fit-il ; ne m'apportez-vous donc pas cette jeune fille ?
- Eh ! monseigneur, répondit le malheureux messager d'amour, hélas ! non !
- Pourquoi cela, je vous prie ?
- Parce que tous les malheurs de ce monde ont fondu sur moi, monseigneur. »
Et Auger raconta le plus lamentablement qu'il put les malheurs qui avaient fondu sur lui.
Le prince l'écouta sans la moindre compassion. Auger était désespéré : aucune sympathie pour tant d'infortunes n'apparaissait sur le visage du prince.
« Vous êtes un imbécile ! dit Son Altesse royale, quand la péroraison fut achevée.
- C'est vrai, monseigneur, fit Auger en s'inclinant ; voilà déjà longtemps que je m'en suis aperçu.
- Mais ce n'est pas le tout que d'être un imbécile, vous êtes un mauvais serviteur !
- Ah ! pour cela, Altesse...
- Un drôle !
- Monseigneur !
- Le dernier des croquants !... Quoi ! ce n'est pas assez que d'échouer, vous allez compromettre ma livrée, qui n'est déjà pas trop populaire, à recevoir des coups de bâton ?
- Mais, monseigneur, il n'y a pas de ma faute, c'est de la fatalité.
- Si je m'en croyais, je vous désavouerais absolument ; je dis plus...
- Ah ! monseigneur, vous ne pouvez rien dire de plus !
- Si fait, monsieur ! et, au cas où l'on vous rechercherait, je vous laisserais pendre.
- Ce serait une triste récompense du mal que j'ai eu et de la peine que j'ai prise pour vous, monseigneur.
- Le beau mal ! la grande peine ! une fillette, pas d'appui, pas de connaissance, et pour garde du corps, un infirme !
- Ceux qui ont frappé sur nos épaules, à mon compagnon et à moi, n'étaient pas infirmes, monseigneur.
- On est rossé une fois, j'admets cela ; mais raison de plus mordieu ! pour prendre sa revanche.
- Ce n'était pas chose facile, monseigneur : tout le quartier était prévenu.
- Belle raison ! Où la force échoue, reste la ruse.
- Le vieux père est un véritable renard, monseigneur.
- On se délivre du père.
- Impossible ! ce folliculaire est de fer et de coton à la fois.
- Qu'entendez-vous par là ?
- De fer, pour frapper ; de coton, pour recevoir les coups.
- On amadoue la fille.
- Pour amadouer une fille, monseigneur, encore faut-il lui parler, ou tout au moins la voir.
- Eh bien ?
- Eh bien, impossible de la voir ni de lui parler, mon seigneur.
- Mais vous n'avez donc pas la moindre imagination ! s'écria le prince furieux ; mais vous êtes donc une brute inepte un stupide animal, un simple palefrenier d'amour ! mais vous ne valez donc pas un Savoyard ! vous êtes donc au-dessous d'un Auvergnat ! Je vous fais le pari que le premier venu que je prendrai, monsieur Auger, que le commissionnaire du coin de la borne fera ! affaire que vous manquez, et, qui, plus est, à votre honte, la fera bien.
- J'ose croire que non, monseigneur.
- Mais enfin, monsieur, comment faisaient donc Bontems, Bachelier, Lebel, ces héros ? comment faisait le valet de chambre du régent ? comment faisait le secrétaire de M. de Richelieu ? Y a-t-il exemple que Bachelier ou Lebel, Bontems ou Raffé aient jamais manqué une femme ? N'y avait-il pas Monceau du temps du régent ? le Parc-aux-Cerfs du temps de Louis XV ? Impossible ! impossible, monsieur ?... Eh ! morbleu ! c'est la première fois qu'un roi ou un prince entend ce mot-là.
- Cependant, monseigneur, quand la force des événements...
- Sottise ! sottise ! monsieur Auger ; rien ne force les hommes : ce sont les hommes, au contraire – je parle des hommes habiles, bien entendu –, ce sont les hommes qui forcent les événements. Cordieu ! monsieur Auger, je l'ai vue, moi, cette petite fille ; je suis monté dans sa chambre et, si l'appartement n'eût pas senti si fort le papier d'imprimerie et les bouquins poudreux ; si j'eusse été assuré qu'il n'y avait pas quelque amant caché dans une armoire, et prêt à faire scandale ; si, en un mot, j'eusse été un simple officier de mes gardes, au lieu d'être moi-même, je la tenais, cette petite fille, et je ne sortais de chez elle que le lendemain matin !... Est-ce vrai cela, monsieur ?
- Certes, monseigneur.
- Mais non, voilà que je suis assez niais pour faire les choses en prince ! voilà que j'ai mon Bontems, mon Bachelier, mon Lebel que je paye ! et voilà que l'affaire manque par la faute de celui qui devait la faire réussir !... J'ai du malheur, en vérité, d'être prince du sang ; le plus mince élève de la basoche me rirait au nez de n'avoir point su triompher de mademoiselle Ingénue Rétif de la Bretonne.
- Je supplie monseigneur...
- Vous êtes un cuistre, monsieur Auger ! allez à l'école.
- Mais, monseigneur, Bachelier, Lebel, Bontems et tous les hommes que Votre Altesse me fait l'honneur de me citer, monseigneur, tous ces hommes là vivaient dans un autre temps.
- Oui, je le sais, monsieur, dans un temps où les princes avaient des serviteurs si fidèles, si intelligents, si adroits, qu'ils n'avaient qu'à souhaiter pour être obéis.
- Monseigneur, en ce temps-là, c'était le bon temps ; mais aujourd'hui les jours sont mauvais.
- Et en quoi le temps dont je parle était-il meilleur que le nôtre ? Voyons, monsieur.
- Mais, monseigneur, en ce que M. Bachelier avait des ordres en blanc, des lettres de cachet en blanc. quand je dis M. Bachelier, je dis M. Lebel, je dis M. Bontems, ils commandaient à tous les commissaires de Paris, à la maréchaussée en province. Pour M. le duc d'Orléans régent, il avait tant de grandes dames, qu'il ne descendait pas jusqu'aux bourgeoises et M. le duc d'Orléans actuel se pourvoit de chevaux, de voitures et de maîtresses en Angleterre.
- Bon ! et M. le duc de Richelieu, quand il était jeune et qu'il courtisait les princesses du sang, malgré le chef de l'Etat, leur père ?... Mademoiselle Ingénue est-elle plus difficile à obtenir que mademoiselle de Valois, et M. Rétif de la Bretonne est-il plus puissant que Philippe d'Orléans ?
- J'ose répéter à Votre Altesse royale que toutes les bonnes traditions se perdent ; il faut, comme dit M. Mercier, qu'on approche de quelque cataclysme ; ce qui était regardé autrefois comme une grâce est appelé aujourd'hui un déshonneur. En vérité, monseigneur, excusez-moi de vous dire de pareilles choses, je ne sais pas si ce sont les princes qui s'en vont ou les honnêtes femmes qui viennent ; mais, aujourd'hui, on recule devant tout, et la preuve, c'est que Votre Altesse royale me déclare que, si les ravisseurs d'Ingénue sont poursuivis, elle me livrera pour être pendu. Est-ce bien encourageant, voyons, monseigneur ? Ah ! qu'on me donne une lettre de cachet, une entrée à la Bastille pour ce Rétif de la Bretonne ! – il l'a méritée cent fois, et ce ne sera pas lui faire une injustice – qu'on me donne un piquet d'agents de la police pour rouer de coups ceux qui nous ont roués, et je garantis à Votre Altesse royale que la belle sera prise avant deux jours ; seulement, pour cela, il faut qu'on ne craigne ni le bruit ni les coups : les coups, je ne les crains pas, et je les ai reçus bravement ; mais le bruit, Votre Altesse royale n'en veut pas.
- Non, certes, je n'en veux pas ! s'écria le prince. Voyez un peu le beau mérite de me satisfaire en me mettant en jeu ! Pardieu ! si je vous donne une armée de trois mille hommes, il est à peu près certain que vous réduirez M. Rétif ; si je vous donne un bon pour prendre quatre canons aux Invalides, il me paraît probable que vous enfoncerez la porte de mademoiselle Ingénue ; mais ce que je demande, moi, entendez-vous ? c'est de l'adresse, c'est de l'imagination, c'est de la diplomatie. Vous me répondez que les temps sont changés ; parbleu ! oui, ils le sont, puisque je ne vous ai pas encore fait brancher pour la confusion dont vous me couvrez... Si de pareilles demoiselles sont plus difficiles qu'au temps de Bachelier et de Lebel, morbleu ! il fallait vous montrer plus fort que Lebel ou Bachelier, voilà tout. J'entends dire tous les jours que le monde marche, que le siècle fait des progrès, que les lumières se répandent : marchez avec le monde, monsieur ! faites des progrès avec le siècle, et, puisque la lumière se fait, voyez-y clair ! »
Auger voulut répliquer, mais le prince, lancé dans sa colère, avait été si loin, qu'il ne pouvait plus reculer.
Le comte d'Artois se dressa sur son lit, et, montrant la porte avec un geste d'empereur :
« Sortez, monsieur ! dit-il, sortez !
- Monseigneur, répondit Auger s'inclinant, je ferai mieux une autre fois.
- Point du tout, vous ne me comprenez pas : Je vous ordonne de sortir pour ne plus rentrer.
- Comment, monseigneur ?
- Je ne veux plus de vos services.
- Quoi ! Votre Altesse me chasse ? s'écria Auger tout stupéfait.
- Oui.
- Sans motif ?
- Comment, sans motif ?
- Je veux dire sans torts.
- C'en est un, d'échouer, monsieur, et celui-là, Dieu merci ! vous l'avez eu !
- Monseigneur, laissez-moi essayer encore...
- Jamais !
- Peut-être trouverai-je quelque ruse.
- Inutile ! Si je veux cette fille, je l'aurai, mais par un autre que vous, mon cher ; ce sera le moyen de vous prouver que vous êtes un âne. Allez ! »
Le prince, cette fois, avait parlé en maître ; il n'y avait donc rien à répliquer. Il tira une bourse de son secrétaire, la jeta à Auger, se tourna du côté de la ruelle, et cessa de parler.
Auger, un instant confondu par ce qu'il appelait une noire ingratitude, ramassa la bourse et sortit en disant, assez haut pour que le prince l'entendît :
« C'est bon, je me vengerai ! »
Mais, comme cette menace ne pouvait regarder le prince, il ne se retourna même point ; il soufflait sa colère, ou ronflait.
Monseigneur le comte d'Artois avait tort de ronfler : il n'y a pas de petit ennemi, même pour un grand prince.
Témoin madame du Barry, qui fut un instant une plus grande princesse que les princesses du sang, et qui eut pour ennemi un petit nègre, lequel lui fit couper cette même tête sur laquelle, en se jouant, elle avait essayé cette même couronne de France qui devait porter si grand malheur à Marie Antoinette !

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente