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Chapitre XXV
Le tentateur

Le lendemain de toutes ces fusillades, qui avaient eu un si funeste résultat pour notre jeune page, et pour les amours à peine ébauchées d'Ingénue, l'homme que nous avons vu caché dans l'encoignure de la maison de Rétif de la Bretonne entrait en plein jour dans cette maison.
Cet homme, apparaissant ici comme ces personnages mystérieux qui entrent, à la fin du deuxième acte, pour changer la marche du drame commencé, était un homme de trente à trente-cinq ans, une espèce de laquais sans livrée, une figure plate avec l'air hardi, le reste de ces grands laquais du siècle passé qui avaient enjambé dans le siècle suivant, mais dont la race commençait à s'éteindre après avoir tant brillé, et n'obtenait plus même les honneurs de la potence.
Il était vêtu d'un habit gris-noir, d'un de ces habits qui n'indiquent aucune condition. Il semblait être un bourgeois, un huissier sortant le dimanche, ou un clerc de notaire en quête d'une invitation de noce.
Ingénue, qui s'attendait toujours à recevoir quelque nouvelle de Christian, regardait à la fenêtre, quand cet homme, après lui avoir envoyé d'en bas un salut et un sourire, franchit le seuil de la sombre allée conduisant à l'escalier tortueux, qui conduisait lui-même, après soixante marches franchies, à l'appartement de Rétif de la Bretonne.
Tout étonnée qu'elle fût d'abord d'être saluée par un homme qu'elle ne connaissait pas, Ingénue se douta que cet homme venait chez son père, et, pensant que c'était quelque ami inconnu de l'auteur de ses jours, elle s'apprêta à aller ouvrir, dans le cas où l'on frapperait.
On frappa.
Ingénue, sans défiance aucune, ouvrit la porte.
« M. Rétif de la Bretonne ? demanda l'inconnu.
- C'est ici qu'il demeure, monsieur, répondit la jeune fille.
- Je sais cela, mademoiselle, reprit l'homme à l'habit gris noir ; seulement, veuillez me dire si je pourrais lui parler en ce moment.
- J'en doute, monsieur ; mon père compose, et il n'aime pas à être dérangé dans ce travail.
- J'aurais, en effet, regret de le troubler ; et, cependant mademoiselle, ce que j'aurais à lui communiquer est de la plus grande importance. »
Et, en disant ces mots, l'étranger avait doucement poussé Ingénue devant lui, et, pénétrant dans la première chambre, il manifesta son intention de ne pas se rendre à un premier refus en déposant son chapeau sur une table et sa canne dans un coin.
Après quoi, ayant avisé un fauteuil, il s'y installa, tira son mouchoir de sa poche, poussa un ah ! en signe de satisfaction, et s'essuya le front avec son mouchoir, en homme dont la figure signifie : « Savez-vous, mademoiselle, que vous demeurez bien haut ? »
Ingénue suivait des yeux l'étranger, et ses yeux peignaient l'étonnement. Il était évident qu'elle avait reçu de son père une consigne déjà à moitié enfreinte.
L'homme sans gêne parut comprendre ce qui se passait dans l'esprit d'Ingénue.
« Au fait, dit-il, mademoiselle, ce que j'avais à dire à M. Rétif de la Bretonne, il m'est possible de vous le dire.
- Alors, monsieur, dites, car j'aimerais autant, si la chose était possible, ne pas déranger mon père.
- Oui, oui, continua l'homme avec un regard qui, sans qu'elle sût pourquoi, fit baisser les yeux de la jeune fille ; oui cela vaut même mieux que je procède ainsi ; car, au bout du compte, l'affaire qui m'amène peut se régler entre nous deux, et votre père, à la rigueur, n'a rien à voir là-dedans.
- Mais de quoi donc est-il question, alors ? s'informa timidement Ingénue.
- De vous, mademoiselle.
- De moi ? s'écria Ingénue avec étonnement.
- Sans doute ; vous êtes bien assez jolie pour cela, ce me semble. »
Ingénue rougit.
« Pardon, monsieur, demanda-t-elle, je désirerais savoir à qui j'ai l'honneur de parler.
- Oh ! mademoiselle, mon nom ne vous apprendra rien, car vous ne le connaissez certainement pas.
- N'importe, monsieur.
- Auger, mademoiselle. »
Ingénue salua en secouant la tête.
En effet, ce nom d'Auger ne lui avait rien appris.
Mais il y avait dans la jeune fille un tel air de candeur, que, si peu impressionnable que l'inconnu parût être à ces airs-là, il continuait de regarder Ingénue sans rien dire.
Ce silence était étrange, car on voyait bien que l'inconnu avait quelque chose à dire, que ce qu'il avait à dire venait jusqu'aux bords de ses lèvres, et que, cependant, il n'osait parler.
« J'écoute, monsieur, hasarda Ingénue.
- Dame ! c'est que...
- Vous hésitez ? »
Celui qui s'était donné le nom d'Auger étendit la main vers Ingénue, qui fit un pas en arrière.
« Dame ! c'est que c'est difficile à dire, reprit-il. »
Ingénue rougit encore.
Cette rougeur paraissait être une barrière que les paroles de l'étranger n'osaient franchir.
« Ma foi ! dit-il tout à coup, j'aime encore mieux parler à votre père qu'à vous, mademoiselle. »
Ingénue comprit qu'il n'y avait que ce moyen de se débarrasser de cet homme, et, au risque de ce qu'allait dire son père :
« Alors, fit-elle, monsieur, attendez-moi ; je vais prévenir mon père. »
Et elle entra chez le romancier.
Rétif de la Bretonne était en train de publier ses Nuits de Paris, et c'était à cet ouvrage qu'il travaillait.
Il était devant sa table, un casier placé à portée de sa main droite, composant au lieu d'écrire, selon son habitude. – Il trouvait à ce mode de composition une double économie : économie de temps, économie d'argent.
Les détails du livre le faisaient sourire avec un air de satisfaction de lui même ; il n'y avait point à s'y méprendre.
Rétif était un grand travailleur, et, comme tous les grands travailleurs, quand on le dérangeait trop souvent, il faisait grand bruit de ce dérangement ; mais, quand il y avait deux ou trois heures que sa porte n'avait été ouverte, il ne détestait point d'être dérangé, quoiqu'il grognât toujours un peu, pour sauver les apparences.
« Mon père, excusez-moi, dit Ingénue, mais c'est un étranger, M. Auger, qui demande à vous parler pour affaire d'importance.
- M. Auger, fit Rétif cherchant dans ses souvenirs. Je ne le connais pas.
- Eh bien, mon cher monsieur, nous ferons connaissance », dit une voix derrière Ingénue.
Rétif de la Bretonne se tourna vers le point d'où venait la voix, et aperçut une tête qui s'allongeait au-dessus de l'épaule de sa fille.
« Ah ! ah ! fit le romancier, qu'y a-t-il ?
- Monsieur, répondit Auger, seriez-vous assez bon pour m'entendre seul ? »
Rétif de la Bretonne congédia sa fille d'un coup d'oeil ; Auger la suivit des yeux jusqu'à ce que la porte fût refermée derrière elle, et, la porte refermée, il respira.
« Ah ! ma foi ! dit-il, me voilà plus libre ! L'air candide de cette charmante personne me glaçait la parole sur les lèvres.
- Et pourquoi cela, monsieur ? demanda Rétif avec une espèce d'étonnement qui, pendant tout le cours de la conversation devait aller croissant.
- Mais, reprit l'inconnu, à cause de la question que j'ai à vous adresser, mon cher monsieur.
- Et quelle est cette question ?
- Mademoiselle votre fille est-elle bien à elle, monsieur ?
- Comment l'entendez-vous ? fit Rétif surpris. A elle ! Je ne vous comprends pas.
- Alors, je vais me faire comprendre.
- Vous me rendrez service.
- Je me faisais l'honneur de vous demander, monsieur, si mademoiselle Ingénue n'avait pas de mari.
- Non, certes.
- Ni d'amant.
- Ah ! monsieur, fit Rétif en se redressant de plusieurs pouces.
- Oui, je comprends, dit Auger avec un effroyable aplomb, au premier abord, la question paraît indiscrète, et, cependant, elle ne l'est pas.
- Ah ! vous croyez ? répondit Rétif stupéfait.
- Assurément ! car vous désirez que votre fille soit riche et heureuse ?
- Sans doute ; c'est le désir de tout père ayant une fille de l'âge de la mienne.
- Eh bien, monsieur, mademoiselle Ingénue manquerait sa fortune si elle n'était pas libre. »
Rétif pensa que l'homme à l'habit gris venait lui demander sa fille en mariage, et il le toisa des pieds à la tête.
« Oh ! oh ! murmura-t-il, des propositions ?
- Eh bien, oui, monsieur, des propositions ! dit Auger. Qu'en pensez-vous faire de la jeune personne ?
- Une honnête femme, monsieur, comme j'en ai fait une honnête fille.
- Oui, c'est-à-dire la marier à quelque mécanicien, à quelque artiste, à quelque pauvre diable de poète ou de journaliste.
- Eh bien, dit Rétif, après ?
- Après ?... Je suppose qu'on a déjà dû vous faire bon nombre de propositions de ce genre-là.
- Hier encore, monsieur, on m'en faisait une, et des plus honorables même.
- Vous avez refusé, je l'espère ?
- Et pourquoi l'espérez-vous, je vous prie ?
- Mais parce que je viens vous offrir mieux aujourd'hui.
- Mieux ! mais vous ne savez pas ce qu'on m'offrait.
- Peu m'importe.
- Cependant...
- Je n'ai pas besoin de le savoir, attendu que je suis sûr d'une chose.
- De quelle chose ?
- C'est que je viens, comme je vous l'ai déjà dit, vous offrir mieux aujourd'hui qu'on ne vous offrait hier.
- Ah ! ah ! pensa Rétif, Ingénue est aux enchères. Bon !
- D'ailleurs, je sais ou plutôt je devine...
- Quel était le prétendant ?
- Un petit jeune homme !
- Oui.
- Sans le sou !
- Je ne sais.
- Sans état !
- Pardon, il se disait ciseleur.
- Voyez-vous, il se disait...
- Oui, monsieur, car, en réalité, il était gentilhomme.
- Gentilhomme ?
- Oui, monsieur, gentilhomme !
- Eh bien, moi, je viens vous offrir mieux que cela, monsieur Rétif.
- Bon !
- Je viens vous proposer un prince.
- Pour épouser ma fille ?
- Ma foi ! oui.
- Plaisantez-vous ?
- Pas le moins du monde.
- Un prince ?
- Tout bonnement ; c'est à prendre ou à laisser. »
Le doute commençait à s'emparer du coeur de Rétif, tandis qu'instinctivement le rouge lui montait au visage.
« Pour épouser, dites-vous ? répéta-t-il d'un air défiant.
- Pour épouser.
- Un prince épouserait une fille pauvre ?
- Ah ! je ne vous dis pas qu'il l'épouserait à Notre-Dame, fit impertinemment Auger, qu'encourageaient la bonhomie et la longanimité de Rétif.
- Alors, monsieur, fit Rétif en regardant fixement son interlocuteur, où l'épouserait-il ?
- Voyons, fit Auger en appuyant familièrement sa grosse main sur l'épaule du romancier, trêve de plaisanteries, et abordons franchement la question, cher monsieur Rétif : le prince a vu votre fille, et il l'aime.
- Quel prince ? demanda Rétif d'un ton glacial.
- Quel prince ? quel prince ? reprit Auger, un peu démonté malgré son aplomb. Pardieu ! un très grand prince, immensément riche ! Un prince !
- Monsieur, reprit le romancier, je ne sais ce que vous voulez me dire avec tous vos sourires, mais ils me promettent trop ou trop peu.
- Laissez-moi vous dire d'abord ce qu'ils vous promettent, monsieur Rétif : de l'argent, beaucoup d'argent, énormément d'argent ! »
Rétif ferma les yeux avec une expression de dégoût si marquée, qu'Auger se hâta de reprendre :
« De l'argent ! on dirait que vous en avez si peu manié dans votre vie, que vous ne savez pas ce que c'est, monsieur Rétif.
- Mais, en vérité, monsieur, dit Rétif, je ne sais si je dors ou si je veille ; si je veille, il me semble que je suis bien bon de vous écouter.
- Ecoutez-moi, monsieur Rétif, et vous n'y perdrez point, car vous entendrez ma définition de l'argent... Oh ! vous qui êtes un aligneur de phrases, pesez un peu celles-ci à leur valeur. L'argent, cher monsieur Rétif...
- Monsieur...
- Ah ! voilà que vous m'interrompez au commencement de ma définition. »
Rétif regarda autour de lui s'il n'y avait personne qui pût l'aider à pousser Auger à la porte ; mais il était seul, et, seul, il n'était point de taille à venir à bout d'un jeune homme vigoureux comme l'était Auger.
Il prit donc patience.
D'ailleurs, en sa qualité d'observateur, d'écrivain social, de peintre de moeurs, il ne trouvait pas la conversation sans intérêt pour lui, et il voulait voir ce qui restait encore d'insolences princières au milieu de cette société nouvelle qui affectait la philosophie, et aspirait à la liberté.
Auger, qui ne pouvait deviner ce qui se passait réellement dans le coeur de Rétif, et qui, d'ailleurs, ayant presque toujours trouvé les hommes méprisables, s'était habitué à les mépriser, Auger continua.
« L'argent, mon cher monsieur Rétif, c'est un appartement dans une autre maison que celle-ci, dans une autre rue que celle-ci ; c'est un mobilier dans cet appartement, et, par un mobilier, vous comprenez bien que je n'entends rien de pareil à vos tables vermoulues et à vos chaises boiteuses ; non, par un mobilier, j'entends des fauteuils en bon velours d'Utrecht, des meubles de bois de rose, des rideaux de soie brochée, un bon tapis pour l'hiver, des parquets bien cirés pour l'été..., laissez-moi dire, morbleu ! un valet pour cirer les parquets et mettre des housses aux fauteuils ; sur la cheminée, une bonne horloge en boule ou en bronze doré ; des buffets, avec des porcelaines et des argenteries dessus ; des caves, avec des vins de Bourgogne pour les jours où vous ne travaillerez pas, et du vin de Bordeaux pour les jours où vous travaillerez.
- Monsieur ! monsieur ! fit Rétif, qui commençait à s'étourdir.
- Mais laissez-moi donc achever, morbleu ! Par un mobilier, j’entends une bonne bibliothèque, non pas de bouquins comme ceux que je vois là sur des ais non rabotés et cloués par vous-même, mais de beaux et bons livres, ou plutôt de méchants livres – car ce sont ceux-là que vous aimez, messieurs les romanciers, messieurs les poètes, messieurs les journalistes ! – M. de Voltaire relié, Jean-Jacques Rousseau doré, L'Encyclopédie complète, mille volumes ! dans votre bûcher, une éternelle voie de bois des forêts royales ; dans votre office, des lampes intarissables, des bougies incombustibles ; dans votre garde-robe, tout deux par deux, ce que vous n'avez jamais eu : ainsi, deux habits, deux redingotes, deux vestes, deux culottes, deux douillettes de soie pour l'hiver, deux robes de chambre d'indienne pour l'été, des dentelles, des chemises fines, un jonc à pomme doré ciselé, une toilette qui vous rajeunira de quinze ans et qui fera que les femmes se retourneront en vous voyant passer.
- Les femmes ?
- Oui, comme lorsque vous aviez vingt-cinq ans, et que vous faisiez ces belles promenades d'Hercule amoureux avec mademoiselle Ginant et trois autres ! – Ah ! vous voyez que je lis vos livres, monsieur Rétif de la Bretonne, quoiqu'ils soient bien mal imprimés ; aussi nous savons de vos histoires : nous avons étudié le drame de La Mariée ! – Eh bien, vous aurez tout ce que je vous ai dit, monsieur Rétif de la Bretonne : vous aurez hôtel, meubles et argent ; vous aurez tout cela et plus encore, ou j'y perdrai mon nom d'Auger !
- Mais, enfin, la conclusion de tout cela ?
- La conclusion de tout cela, c'est que le prince, en épousant votre fille, lui constitue toutes ces choses en dot.
- Ah ça ! vous riez-vous de moi, dit Rétif furieux, en enfonçant sur sa tête sa calotte de velours noir, ou venez-vous sérieusement et impudemment me proposer un infâme marché ?
- Pour cela, mon cher monsieur Rétif, je viens vous proposer un marché ; seulement, vous vous trompez d'épithète : le marché n'est pas infâme, il est excellent, excellent pour vous, excellent pour votre fille !
- Mais savez-vous, monsieur, que c'est tout simplement le déshonneur que vous venez m'offrir là ?
- Le déshonneur ? êtes-vous fou ?
- Dame ! il me semble...
- Le déshonneur ? Bon ! mademoiselle Ingénue Rétif, fille bâtarde, déshonorée pour avoir aimé un prince ! Ma parole, je n'y comprends plus rien ! ou avez-vous pris au sérieux la généalogie par laquelle vous vous faites descendre de l'empereur Pertinax ?... Est-ce qu'Odette de Champdivers a été déshonorée ? est-ce que qu'Agnès Sorel a été déshonorée ? est-ce que Diane de Poitiers a été déshonorée ? est-ce que Marie Touchet a été déshonorée ? est-ce que mademoiselle de la Vallière a été déshonorée ? est-ce que madame de Montespan, est-ce que madame de Maintenon, ont été déshonorées ? et madame de Parabère, madame de Phalaris, madame de Sabran, madame de Mailly, madame de Vintimille, madame de Châteauroux, madame de Pompadour, est-ce que tout cela a été déshonoré, dites-moi ? Allons donc, vous êtes fou avec vos grands airs, cher monsieur Rétif ! Et remarquez bien ici que je vous fais la partie superbe, et que je ne suppose même pas que mademoiselle votre fille puisse être une madame de Fontanges.
- Ah ! s'écria Rétif avec une stupéfaction croissante ; mais c'est donc le roi ?
- Presque.
- M. le comte de Prov...
- Pas de nom propre, cher monsieur Rétif ! C'est Son Altesse royale le prince Argent ! que diable désirez-vous donc savoir de plus ? Et, quand un prince comme celui-là frappe à une porte, cher monsieur Rétif, mon avis est qu'il faut lui ouvrir cette porte à deux battants.
- Oh ! s'écria Rétif, je refuse, je refuse ! plutôt la misère !
- C'est fort beau, répondit tranquillement Auger ; mais, en vérité, vous en avez déjà plus que vous n'en pouvez supporter, de misère, mon cher monsieur ! Vous composez péniblement des livres qui ne sont pas toujours bons ; vous gagnez peu, vous gagnez de moins en moins, et plus vous vieillirez, moins vous gagnerez ; vous avez la même redingote depuis vingt ans ! Ne dites pas non, c'est vous qui l'avez imprimé dans Le Quarantenaire ; enfin, mademoiselle Ingénue, à qui j'offre un demi-million, n'a presque pas de robe, et, si M. Réveillon ne s'en était pas mêlé, elle n'en aurait pas du tout.
- Monsieur, monsieur, fit Rétif, occupez-vous de ce qui vous regarde, je vous prie.
- C'est ce que je fais.
- Comment, c'est ce que vous faites ?
- Oui, il me regarde que mademoiselle Ingénue, étant belle, soit élégante, et personne, je vous le déclare, n'aura porté la robe de soie, et précédé un petit laquais comme elle !
- C'est possible, mais je refuse.
- C'est bête !... Pourquoi refusez-vous ?
- D'abord, monsieur, vous m'insultez, et je vous jetterais cette poignée de caractères au visage, si je ne manquais de T...
Mais je vais appeler Ingénue, et elle vous répondra elle-même.
- Ne faites point cela, car ce serait plus bête encore ! Si vous ! appelez, je parie une chose : c'est que je la persuade.
- Vous ! vous corrompriez mon enfant ? s'écria Rétif.
- Pourquoi diable croyez-vous donc que j'ai pris la peine de venir chez vous ?
- Horreur ! fit le romancier avec un geste plein d'une majesté théâtrale.
- D'abord, continua Auger, le prince au nom duquel je parle est charmant.
- Alors, dit naïvement Rétif, ce n'est pas M. de Provence.
- Passons.
- Non, monsieur, au contraire, arrêtons-nous là ! Que dirait mon ami M. Mercier, qui m'a proclamé le plus vertueux des hommes ?
- Ah ! oui, parlons un peu de M. Mercier ! en voilà encore un qui est bien moral : un homme qui ne respecte rien, qui trouve que M. Racine et M. Despréaux ont perdu la poésie française, et qui fait des tragédies en prose ! A propos, avez-vous lu sa dernière production, monsieur l'homme vertueux ? Charles II, roi d’Angleterre, en certain lieu ! Ah ! voilà qui est joli. Corbleu ! monsieur, que vous êtes heureux d'avoir M. Mercier pour ami, et comme je vous envie ce bonheur-là !
- Monsieur Auger !
- Vous avez raison, notre conversation est une affaire, et une affaire sérieuse ; ne nous laissons donc pas aller à cette figure de rhétorique qu'on appelle l'ironie ; d'ailleurs, réfléchissez bien, cher monsieur Rétif, je viens débonnairement vous prier de consentir à une chose qu'à la rigueur je puis parfaitement me passer de vous demander.
- Quoi ?
- Eh bien, mais sans doute, je vous dis que je viens de la part d'un prince, c'est-à-dire d'un homme tout-puissant ; mon prince n'a qu'à vous prendre votre fille, vous verrez si votre permission est nécessaire pour cela ! »
A ces mots imprudents, imprudemment lâchés, Rétif arracha son bonnet de velours de dessus sa tête, et, le foulant à ses pieds dans un paroxysme de colère, il s'écria :
« Me prendre ma fille ! Qu'on y vienne ! Ah ! les beaux seigneurs, les princes, les oppresseurs, les tyrans !
- Là là là, cher monsieur Rétif, dit Auger avec un air railleur, vous tombez dans les lieux communs : tout cela a été dit et écrit quelques centaines de fois depuis Juvénal jusqu'à Jean-Jacques Rousseau, depuis Diderot jusqu'à Tacite. Prenez garde, cher monsieur Rétif, prenez garde !
- J'ameuterai les voisins ! cria Rétif.
- Nous vous ferons arrêter, comme troublant la paix publique.
- J'écrirai contre le prince.
- Nous vous conduirons à la Bastille.
- Je sortirai de la Bastille un jour, et, ce jour-là...
- Bah ! vous êtes vieux, et la Bastille durera plus que vous.
- Peut-être, répondit Rétif d'un ton qui fit frissonner Auger.
- Enfin, vous refusez ce que tous nos grands seigneurs sollicitaient du temps de notre bien-aimé roi Louis XV.
- Je ne suis pas un grand seigneur, moi !
- Vous aimez mieux laisser prendre votre fille par le premier goujat venu que de la donner à un prince ?
- " La femme d'un charbonnier est plus estimable que la maîtresse d'un prince ! "
- C'est connu, dit Auger, et Rousseau, quand il écrivait cela dans un livre dédié à madame de Pompadour, était ce qu'il a été souvent, un horriblement bête, stupide et maussade animal ! Mais, vous, voici ce qui vous arrivera : votre fille ne sera pas la femme d'un prince, et sera la maîtresse de quelque charbonnier.
- Arrière, tentateur !
- Phrases ! croyez-moi, consultez votre fille ; car, si ce n'est pas moi, un autre l'enjôlera, et moins avantageusement, je vous jure. Je me résume donc : offre d'un prince ; toute-puissance et un prince ; richesses de ce prince ; qualités personnelles dudit prince, capables de séduire la jeune personne sans que j'y mette les mains, et quoique vous y mettiez les vôtres ; mystère, sécurité, fortune sans éclat ! En un mot, tout avantage, pas de regrets ni d'aventures, protection pour vos oeuvres, qui ne risqueront plus d'être brûlées par la main du bourreau, pensions, distinctions, places... Voyons, s'il vous plaît de voyager.
- Rien de tout cela ne me plaît ! entendez-vous, monsieur le proxénète ?
- Diable ! vous êtes bien difficile ! Que voulez-vous donc ?
- Je veux que ma fille se marie honnêtement.
- C'est à quoi nous arrivions par un chemin de fleurs.
- Oh ! oh ! fit Rétif
- Il n'y a pas de oh ! oh ! Votre fille se mariera, c'est moi qui vous en donne ma parole.
- Comment ! ma fille se mariera quand le prince l'aura déshonorée ?
- Vous vous servirez donc toujours de ce mot absurde ?
- Je m'en sers parce qu'il est le seul qui rende ma pensée.
- Eh ! mon cher monsieur, cela prouve que votre pensée est presque aussi absurde que le mot. Les bonnes grâces d'un prince du sang honorent et ne déshonorent pas, entendez-vous ? les demoiselles comme mademoiselle Ingénue. Or, celui-là qui ne se fût pas trouvé honoré d'épouser votre fille sans nom et sans état sera fort honoré de l'épouser, façonnée par le commerce illustre d'un grand, et dotée de trente mille bonnes livres au moins... Allons, bon ! voilà que vous vous bouchez les oreilles comme faisaient les compagnons d'Ulysse aux chants de sirènes. Eh ! mon cher monsieur, les papas et les mamans n'ont pas entendu d'autre air que celui-là durant le règne de notre bien-aimé roi Louis XV, et ils s'y étaient parfaitement faits. J'ai vu, moi qui vous parle, entre les mains de M. Lebel – que j'ai eu ! honneur de connaître dans ma jeunesse, et qui m'a donné les premiers conseils de maintien dans la vie –, j'ai vu des lettres de gentilshommes et de chevaliers de l'ordre de Saint-Louis qui lui demandaient, comme une grande faveur pour leur fille, d'entrer dans ce gentil couvent qu'on appelait le Parc-aux-Cerfs, et ils ne manifestaient qu'une crainte, c'est qu'elles ne fussent pas assez jolies pour y être admises. Eh bien, vous, vous n'avez pas cela à craindre pour mademoiselle Ingénue, qui est charmante.
- Monsieur, dit Rétif, ce que vous dites là est malheureusement vrai ; il y a eu pour la France une ère de dépravation pendant laquelle les grands semblaient avoir le vertige de la honte ! Oui, je sais que, quand votre prétendu roi bien-aimé, quand votre tyran Louis XV a pris pour maîtresse madame d'Etioles dans la bourgeoisie, et madame du Barry dans le peuple, je sais que la noblesse a hautement réclamé son privilège de fournir des maîtresses au roi ; mais, Dieu merci ! nous ne sommes plus dans ces temps- là : Louis XV est mort comme il avait vécu, et nous sommes, grâce au ciel, en voie de régénération ! cessez donc de me tenter comme vous le faites, monsieur Auger, car la tentation est inutile, et ne tournera qu'à votre confusion ; et même, si j'ai une vérité à vous dire et un conseil à vous donner, la vérité, c'est que vous faites un vilain métier, monsieur Auger ; le conseil, c'est que vous feriez bien de changer cet état contre un autre, et de devenir un honnête ouvrier, au lieu de ce que vous êtes, entendez-vous ? un instrument de perdition, de larmes et de déshonneur ! Voilà ce que j'avais à vous dire à mon tour, cher monsieur Auger ; puis il me restait à ajouter une chose : c'est que, comme vous n'avez plus besoin de rien, et que je n'ai jamais eu besoin de vous, le mieux est de nous séparer.
- Bien volontiers, mon cher monsieur Rétif, car, en vérité, vous n'êtes pas plus amusant quand vous prêchez que lorsque vous écrivez ; mais notre séparation, dans les termes que vous dites, va me forcer de vous signifier une chose.
- Laquelle ?
- Une chose douloureuse !
- Dites, j'attends.
- C'est que je vous déclare la guerre...
- Déclarez !
- Et qu'à l'instar des généraux qui ont fait des sommations à une place forte, je vous regarde dès ce moment comme bien et dûment sommé.
- Soit.
- Et, si je mets le siège devant mademoiselle Ingénue, ou plutôt devant sa maison...
- On se défendra.
- Vous me faites pitié !
- Et, vous, vous ne me faites pas peur.
- Adieu donc ! je vais m'attaquer à la jeune fille elle-même
- Faites.
- J'aurai des vieilles qui monteront ici.
- Je suis vieux, et nous serons vieux à vieux.
- J'aurai des commissionnaires
- J'ouvrirai la porte moi-même.
- Le prince viendra.
- C'est moi qui lui ouvrirai.
- Eh bien, après ?
- Je lui ferai honte de son amour.
- Comment cela ?
- Avec des discours comme il n'en aura jamais entendu, ni vous non plus, monsieur Auger.
- Vous l'ennuierez.
- Précisément ! il s'en ira.
- Allons, vous êtes homme d'esprit, monsieur Rétif, il y aura du mérite à vous combattre.
- Ah ! fit Rétif avec un sentiment de retour sur lui-même retour tout particulier aux philosophes de cette époque, ah ! c'est que vous ne savez pas combien je tiens à garder pure cette jeune fille.
- Pour qui ?
- Eh ! pour moi, morbleu !
- Bah ! feriez-vous une nouvelle édition de vos amours avec votre fille ­éphire ? C'est que, je vous en préviens, nous en irions deux mots au lieutenant de police.
- Non, monsieur, j'aime ma fille, et je la garde pour moi parce que la pureté d'une jeune fille est le plus beau trésor d'un père.
- Allons, vous vous répétez encore, mon bon ami, je n'ai plus de plaisir à vous entendre, et je m'en vais. Au revoir !
- Adieu.
- Oh ! non pas ! nous nous reverrons, et avant peu... Tenez écoutez ce bruit...
- Quel bruit ?
- Le bruit de ce qui sonne dans ma poche. »
Et, après avoir remué une poignée d'or dans son gousset, Auger en tira sa main pleine, et fit scintiller aux yeux du vieillard tremblant les reflets chatoyants du métal corrupteur.
Rétif frissonna.
Le frisson n'échappa pas au tentateur.
« Voyez, dit-il, c'est ce que M. de Beaumarchais – ce monsieur moral à peu près comme vous, mais qui a un peu plus d'esprit que vous, cher monsieur Rétif – appelle le nerf de la guerre. La belle mitraille ! hein ?... et la large brèche que nous allons faire avec cela à l'honneur de mademoiselle Ingénue ! »
Et, sur cette terrible menace, ricanant et étendant sa main pleine d'or aux yeux de Rétif, Auger sortit à reculons.
Cette sortie, habilement ménagée, conduisit, bien plus que toutes les menaces et toutes les promesses de l'envoyé du prince, Rétif de la Bretonne, à la réflexion, et de la réflexion à la crainte.
Auger parti, il resta debout, pensif, et, se mordant la main :
« Il me prendra ma fille, dit-il en secouant la tête, il a raison... si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain. »
Puis, levant pathétiquement les bras au ciel :
« Terrible temps, dit-il, que celui où un père est obligé d'écouter de pareilles choses – de la part d'un séducteur – sans oser mettre à la porte celui qui les lui dit, de peur d'être enfermé, une heure après, à la Bastille ! Heureusement que mon ami Mercier prétend que tout cela changera. »
Puis, au bout d'un instant :
« Voyons, se dit-il à lui-même, Ingénue est une fille sage et honnête, consultons-la. »
Et, en effet, il appela Ingénue, et, la faisant asseoir près de lui, il lui raconta les offres éblouissantes d'Auger, et ne lui cacha point les terreurs qu'elles lui inspiraient.
Ingénue se mit à rire.
Elle avait, au fond du coeur, l'arme qui rend forte contre toutes les séductions, un jeune et véritable amour.
« Tu fais bien la brave ! dit Rétif à cette rieuse enfant ; qui donc te donne tant de confiance ? avec quel talisman espères-tu donc combattre, et la méchanceté, et le vice, et la puissance, et le mauvais sort ? avec quelles forces repousseras-tu l'amour de ce prince ? Dis !
- Avec deux mots, mon père.
- Lesquels ?
- J'aime quelqu'un.
- Bon ! nous sommes les plus forts, alors ! » s'écria Rétif de la Bretonne ouvrant sa main, toujours pleine de caractères et imprimerie, et se hâtant, tout joyeux, de placer cette phrase et ce fait dans le roman de sa vie.

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