Ingénue Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXIV
Où les soupçons de Rétif sont tristement confirmés

Presque chassé par le démocrate descendant de l'empereur Pertinax, Christian repassa devant la table sur laquelle, au moment où son père et son amant avaient disparu, s'était accoudée, tremblante et le coeur palpitant, la désolée Ingénue.
Christian n'était ni moins tremblant, ni moins palpitant que celle qu'il aimait.
« Adieu, mademoiselle ! adieu ! dit-il, puisque monsieur votre père est le plus cruel et le plus intraitable des hommes ! »
Ingénue se leva aussi rapidement que si un ressort l'eût dressée tout debout, et regarda son père avec des yeux vifs et clairs qui, s'ils ne contenaient pas une provocation, renfermaient certainement du moins la protestation la plus énergique. Rétif secoua ses épaules comme pour chasser l'orage qui s'abattait sur lui, conduisit Christian jusqu'au palier, le salua poliment, et referma la porte derrière le jeune homme, non pas seulement à la clef, mais encore aux verrous.
En rentrant, il trouva Ingénue au même endroit où il l'avait laissée, c'est-à- dire debout, droite et immobile devant la chandelle ; elle ne lui adressa pas un mot.
Rétif était visiblement mal à son aise : il lui en coûtait de contrarier Ingénue ; mais il en eût coûté bien davantage encore de renoncer à ses préjugés.
« Tu m'en veux ? dit-il après un court silence.
- Non, répondit Ingénue, je n'en ai point le droit.
- Comment, tu n'en as point le droit ?
- N'êtes-vous pas mon père ? »
Ingénue accompagna ces mots d'un accent presque amer, et un sourire presque ironique.
Rétif tressaillit : c'était la première fois qu'il trouvait chez Ingénue un pareil accent et un semblable sourire.
Il alla à la fenêtre, l'ouvrit et vit sortir le jeune homme, qui lentement et la tête baissée, refermait la porte de la rue.
Tous les mouvements de Christian décelaient le plus violent désespoir.
Un instant, l'idée vint à Rétif qu'il s'était trompé, et que ce jeune homme dont il venait de refuser l'alliance était bien réellement un ouvrier ; mais il réfléchit encore une fois à ce langage élégant, à ces mains blanches, et à ce parfum d'aristocratie émanant de toute sa personne. Un pareil amoureux ne pouvait pas être un ciseleur, à moins que ce ne fût un ciseleur comme l'Ascanio de Benvenuto Cellini ; c'était bien plutôt un gentilhomme.
En tous cas, il était visible que ce gentilhomme aimait Ingénue au point de la posséder par quelque tentative violente ou de sacrifier sa vie par quelque coup de désespoir.
Quels reproches à se faire si les choses en arrivaient là ! sans compter les dangers qu'il courait, exposé, certainement, à la fureur et à la vengeance d'une famille en deuil. Quels remords pour un coeur sensible, pour une âme philanthropique, pour un ami de M. Mercier, le coeur le plus sensible et l'âme la plus philanthropique qu'il y ait eu depuis Jean-Jacques Rousseau !
Que dirait-on, que penserait-on d'un romancier capable d'un pareil abus de pouvoir paternel ?
Rétif voulut avoir, au moins, le coeur net de cette idée que Christian pouvait être un ouvrier ; idée qui le tourmentait singulièrement, car, disons-le à la louange de notre romancier, cette crainte du danger dont nous avons parlé, et que pouvait lui faire courir une grande famille insultée ou désespérée, n'était que secondaire.
En conséquence, Rétif, adoptant une résolution subite, prit sa canne, son chapeau, qu'il avait posés dans un coin, et courut précipitamment vers l'escalier. Ingénue, soit qu'elle eût compris ce qui se passait dans l'esprit de son père, soit que son coeur sans fiel fût incapable de conserver aucun ressentiment, Ingénue sourit à Rétif.
Rétif, encouragé par ce sourire, se précipita par les degrés avec l'agilité d'un coureur de quinze ans.
Il s'assura d'abord que Christian ne l'avait ni vu ni entendu, et s'élança à sa poursuite en suivant les murs, prêt à s'arrêter et à s'effacer, si le jeune homme tournait la tête.
La nuit était épaisse et la solitude profonde ; ces deux circonstances favorisaient le projet de Rétif.
D'ailleurs, le jeune homme continua son chemin sans regarder une seule fois du côté de la rue des Bernardins, quoique, dans cette rue, il laissât sa vie.
Rétif le suivait à une distance de cinquante pas environ : il le vit déboucher sur le pont Saint-Michel, s'approcher du parapet, et l'enjamber un instant.
Le vieillard, toujours sur ses traces, allait s'écrier pour l'empêcher de se noyer, comme il lui en supposait l'intention ; mais, juste en ce moment, les cris qui venaient de la place Dauphine se firent entendre avec plus de véhémence, et, au milieu de ces cris, une effroyable explosion retentit.
Ce double bruit fit tressaillir à la fois ces deux hommes, dont l'un guettait l'autre, et changea, sans doute, la résolution de celui qui allait se noyer.
Christian se détacha du parapet, et, avec une rapidité merveilleuse, courut dans la direction de la place Dauphine, c'est-à-dire au-devant des coups de feu.
« Il a changé de résolution, pensa Rétif, et il cherche un coup de feu ; c'est bien décidément un gentilhomme : il n'a pas voulu de la noyade. » Là- dessus, Rétif se remit à courir après son prétendu gendre, qui se glissait comme une flèche parmi les fuyards venant en sens inverse, et parmi des groupes fort animés que l'on voyait courir çà et là, brandissant des fusils et des sabres, avec mille cris farouches.
Il est temps, en effet, de dire au lecteur ce qui était advenu après la première décharge faite sur les groupes par MM. les soldats du guet.
Furieux de ce que les plus ardents des leurs fussent couchés, morts ou blessés, sur le pavé, les émeutiers, voyant les cavaliers un peu éparpillés par la charge qu'ils avaient faite, s'étaient bravement rués sur eux à coups de pierre et à coups de barre de fer, à coups de marteau et à coups de bâton.
Il est étrangement curieux de voir comment, en un instant, dans une émeute, tout devient arme, et arme mortelle.
La lutte s'était donc engagée corps à corps, lutte formidable qui avait coûté la vie à bon nombre de cavaliers ; car, il faut le dire et le dire hautement à la louange du peuple de 1789, qu'on a trop souvent confondu avec la populace de 1793, ce peuple, dans les premières émeutes de la Révolution, s'était battu bravement et loyalement, quoiqu'il se battît à armes inégales.
S'emparant des pistolets, des carabines, des sabres des vaincus, des blessés et des morts, les émeutiers avaient réussi à mettre le guet en déroute, et, fiers de ce premier succès, ils procédèrent immédiatement à l'attaque d'un poste de soldats du guet a pied qui, pendant le combat, n'avaient point défendu leurs camarades, lorsqu'il leur eût été si facile, cependant, de surprendre la multitude entre deux feux, et de la dissiper en peu d'instants puisqu'ils étaient postés près de la statue de Henri IV, et que le commandant Dubois poussait sur eux l'émeute, du fond de la place Dauphine.
Aussi, après sa victoire, le peuple, prenant sans doute cette inaction pour de la faiblesse, s'était-il rué sur ce poste qui, forcé de se défendre à son tour, se défendit mal, abandonna ses armes, et chercha son salut dans une fuite qui amena la mort du plus grand nombre.
Dans les premiers moments de colère, d'enivrement ou d'enthousiasme qui suivent ses victoires, le peuple – nous avons vu cela – démolit ou brûle ; ne voulant pas se venger du mal qu'on lui a fait en rendant le mal à des créatures vivantes, il se venge sur les objets inanimés : cela lui produit la même satisfaction, et ne fait de mal qu'aux pierres et au bois.
C'était juste à ce moment de triomphe et d'enivrement populaire que Christian et Rétif de la Bretonne arrivaient sur le lieu de la scène.
Mais cet enivrement commençait à se dissiper.
Les détachements envoyés en hâte avaient reçu les vainqueurs, à la place de Grève, par un feu si rude et si nourri, que le tiers de ceux qui avaient pris ce chemin avaient été fauchés ! Cette dernière fusillade était celle que Christian et Rétif avaient entendue du pont Saint-Michel, et que l'écho renvoyait à la place Dauphine, vers laquelle Christian courait si vite.
Il déboucha, par le quai des Morfondus, en face du poste qui brûlait, et dont l'incendie éclairait toute la rivière jusqu'au Louvre ; ce que faisait un spectacle effrayant et magnifique à la fois.
Mais, dans ce poste incendié, les incendiaires avaient oublié les fusils des soldats.
Or, ces fusils étaient tout chargés.
Il arriva donc, au moment où le toit du petit bâtiment s'évasa, en tombant, comme un cratère, qu'un crépitement se fit entendre tout à coup dans la fournaise, qu'une vingtaine d'explosions éclatèrent, que huit ou dix cris y répondirent, et que, cette fois encore, quatre ou cinq personnes se couchèrent sanglantes sur le pavé.
Les fusils du guet oubliés dans le poste, ayant chauffé et fait explosion, avaient, dans la foule des triomphateurs, atteint et blessé plus ou moins grièvement huit ou dix personnes.
De là les cris entendus, de là ces blessés saignants et roulant sur le pavé. Le premier qui tomba fut Christian ; une balle venait de l'atteindre à la cuisse.
Rétif n'eût rien compris à cette chute, sans l'empressement incroyable de la multitude à ramasser les blessés, à les soigner et à les plaindre.
La foule était excitée à cette bonne oeuvre par un homme aux formes colossales, à la figure expressive, dont la laideur s'effaçait pour prendre un grand caractère sous l'émotion qui agitait son coeur, et sous les reflets d'incendie qui coloraient son visage.
Cet homme s'élança, d'un côté, pour secourir Christian, tandis que, de l'autre, Rétif s'élançait pour le soutenir.
Tous deux, étant les plus proches de lui, recueillirent ses premières paroles. On l'interrogeait, on s'empressait, on lui demandait son nom et sa demeure.
A moitié évanoui, succombant à la douleur, il ne s'aperçut point qu'au nombre de ceux qui lui portaient secours était Rétif de la Bretonne.
- Je me nomme Christian, dit-il ; je suis page de M. le comte d'Artois... Portez-moi aux Ecuries, où il doit y avoir un chirurgien.
Rétif poussa une exclamation qui résumait, avec toute sa douleur, le triomphe de ses soupçons, et, comme sept ou huit personnes avaient entrepris de porter le blessé à son domicile, comme il le voyait bien soigné par ceux qui l'entouraient, bien vivant malgré sa blessure ; comme l'homme dans les bras duquel il était tombé en même temps que dans les siens promettait de ne pas le quitter jusqu'à ce qu'il fût entre les mains de ce chirurgien dont parlait le blessé, Rétif revint à pas lents chez Ingénue ou plutôt chez lui, se demandant s'il apprendrait cette funeste nouvelle à la jeune fille, ou s'il ne valait pas mieux laisser, dans l'oubli de l'absence, tomber peu à peu cette passion mal venue sorte d'artifice qui réussit toujours aux pères de famille, quand ils ont, par bonheur pour eux, affaire à des amours doublées d'amour-propre.
Maintenant, abandonnons un instant Christian, qui s'achemine sous bonne escorte vers les écuries d'Artois, et Rétif de la Bretonne, qui regagne tout seul sa maison, pour arrêter, à larges coups, les contours à peine esquissés de ce premier tableau de nos guerres civiles.
Commencée par l'autorité avec de faibles moyens et la confiance d'une habituelle supériorité, la lutte fut continuée pendant quelques heures encore par le désespoir du courage mis en haleine.
Puis elle recommença le lendemain, et dura jusqu'au troisième jour.
Mais force finit par demeurer aux troupes du roi. Le plus grand désastre, pour les charismatiques transformés en émeutiers, fut l'attaque de l'hôtel du chevalier du guet, rue Meslay, attaque reçue à coups de fusil par les troupes, qui, pressant les rebelles entre deux feux, et se les renvoyant mutuellement sur leurs baïonnettes, firent un massacre des révoltés et des curieux qui rougit de sang toute la rue !
Après quoi, la rébellion cessa ; mais la Révolution était commencée.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente