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Chapitre XX
La maison de M. Réveillon, marchand de papiers peints au faubourg Saint-Antoine.

Que nos lecteurs nous permettent de quitter un instant la place Dauphine, où flambe le bûcher de M. de Brienne, et où retentit un bruit qui a mis sur pied tous les habitants de la Cité et des environs, pour passer dans une portion de Paris où règne le silence le plus parfait, et où va régner l'obscurité la plus complète.
Au reste, flamme et bruit éclaireront et réveilleront ce quartier à son tour, et, une fois réveillé, il jettera à lui seul, en deux ou trois ans, plus de bruit et de flammes que n'en ont jeté, depuis Empédocle et Pline l'Ancien, l'Etna et le Vésuve.
Un hôtel de belle apparence s'élevait rue de Montreuil, à Paris, dans le faubourg Saint-Antoine.
Il était la propriété de Réveillon, ce riche marchand de papiers peints dont le nom est devenu, grâce aux événements qui s'y sont rattachés, un nom historique.
A cette époque, où il n'était pas encore européen, le nom de Réveillon était, cependant, fort connu dans le quartier Saint-Antoine, et même dans le reste de la ville, à cause des inventions ingénieuses de celui qui le portait, de son activité commerciale et de la solidité de sa signature.
En effet, Réveillon était alors possesseur d'une fortune immenses et plus de cinq cents ouvriers employés dans sa fabrique, et sur chacun desquels il pouvait gagner cinq ou six francs par jour, non seulement entretenaient cette fortune, mais encore l'augmentaient dans une progression tellement effrayante, que nul ne pouvait dire où cette fortune s'arrêterait.
On a beaucoup dit et beaucoup écrit sur Réveillon ; il en résulte que Réveillon est fort connu, mais qu'il est peut-être mal connu. Nous n'avons point la prétention de mieux connaître Réveillon que les autres historiens qui ont parlé de lui ; d'ailleurs, nous nous inquiétons et surtout nous nous occupons peu de ces réputations de hasard, faites par un événement qui les accroche et les traîne au grand jour, toutes honteuses qu'elles sont des circonstances qui les grandissent, et de cette lumière qui leur fait cligner les yeux comme à un hibou effarouché, sorti pendant le jour du trou d'où il avait l'habitude de ne sortir que la nuit.
Nous ne dirons donc de Réveillon que ce que l'on en disait à cette époque-là, ou ce que l'on en a dit depuis.
Réveillon, disaient les jacobins – et, à propos de jacobins, qu'on nous permette de faire observer ici que ceux qui ont inscrit l'apparition des jacobins aux registres de 90 ou de 91 leur ont donné un faux acte de naissance : sauf leur nom, emprunté au lieu où ils s'assemblaient, les jacobins existaient déjà depuis longtemps, à l'époque où se passaient les événements que nous racontons –, Réveillon, disaient donc les jacobins, était un homme dur, acerbe et avide : il avait proposé de réduire le salaire de ses ouvriers à quinze sous par jour ; c'était, enfin, prétendaient les meneurs de ce parti encore obscur, un de ces publicains prêts à mettre en pratique la théorie de MM. Flesselles et Berthier, lesquels avaient répondu, quand on leur avait parlé de la misère du peuple : « Si les Parisiens n'ont point de pain, on leur fera manger de l'herbe ; nos chevaux en mangent bien ! »
Au contraire, les royalistes et les modérés avaient une toute autre idée du commerçant en papiers peints. C'était, disaient-ils, un brave homme, vivant comme on vivait dans ce temps-là prenant la tâche telle qu'il l'avait reçue de son père, peu économiste, peu philosophe, peu politique, mais économe, sage et moral, toutes qualités qui tournent en vices dans l'alambic des révolutions.
Réveillon devait avoir des ennemis, puisqu'il avait de l'influence. On le regardait, dans ce faubourg, comme un homme à ménager. Celui qui fait mouvoir, d'un geste, mille bras vigoureux n'est jamais un citoyen insignifiant dans les jours d'orage.
Or, ce jour-là même où nous sommes arrivés, jour d'orage s'il en fut, M. Réveillon soupait dans sa belle salle à manger, ornée de peintures dont les copies, en papier peint, étaient dans le commerce, mais dont, il faut le dire, il avait acheté et raisonnablement payé les originaux à des peintres de quelque talent.
La bonne vaisselle d'argent plus lourde qu'élégante, le beau linge de famille, les mets substantiels et généreusement épicés, le vin sain et franc d'une petite métairie de Touraine, composaient un agréable festin auquel prenaient part six personnes parfaitement disposées.
D'abord, Réveillon lui-même, dont le portrait n'est pas utile à peindre, le nom valant portrait historique ; deux de ses enfants et sa femme, excellente femme ; puis un vieillard étranger et une jeune fille.
Le vieillard était revêtu d'une longue redingote de couleur incertaine, qui avait dû être olive autrefois ; la façon accusait quinze ans de coupe ; le drap, limé, usé, râpé jusqu'à la corde, accusait vingt ans de réel usage.
Ce n'était point l'indigence, ce n'était point la malpropreté non plus, c'était la négligence la plus remarquable, et l'on peut affirmer qu'il fallait quelque courage au porteur de cette redingote pour la montrer sur ses épaules, en plein soleil, à Paris, alors qu'il avait au bras la jeune fille dont nous ferons le portrait à son tour, quand les derniers linéaments de celui du vieillard seront terminés.
Revenons donc à lui.
Une tête longue et étroite, s'élargissant aux tempes, un oeil vif, un nez long, une bouche usée et cyniquement moqueuse, de rares cheveux blancs, faisaient de cet homme un vieillard, bien qu'il n'eût encore que cinquante quatre ans.
On l'appelait Rétif de la Bretonne, et ce nom, fort connu, sinon fort populaire alors, ne s'est point effacé tout à fait au frottement des années, et est parvenu jusqu'à nous. Il avait écrit déjà plus de volumes que certains académiciens de son temps n'avaient écrit de lignes.
Sa fidèle redingote, à laquelle il n'avait point adressé de strophes dithyrambiques, comme l'ont fait, pour leurs habits, certains poètes râpés et bienveillants de notre temps, mais dont il a, cependant, célébré les mérites dans un paragraphe de ses Confessions était l'objet constant des soins et des raccommodages de la jeune fille placée à la gauche de M. Réveillon.
Cette enfant pure et fraîche, fleur éclose dans le gravier d'une imprimerie s'appelait Ingénue : son père lui avait donné un nom de roman : d'ailleurs, déjà depuis vingt ans – chose remarquable et qui était un présage des bouleversements politiques et religieux qui devaient survenir – les noms de baptême échappaient à l'influence du calendrier, qui allait bientôt être lui- même changé en un catalogue de légumes et de fleurs. Ce nom de roman sur lequel nous appuyons, et qu'avait reçu la jeune fille, explique une des singularités du vieillard : c'est qu'il aimait moins Ingénue comme sa fille que comme un modèle à copier ; il lui adressait moins une tendresse de père qu'une caressante affection d'auteur.
Au reste, la belle jeune fille était digne en tous points de son nom : l'ingénuité virginale brillait doucement dans ses grands yeux bleus à fleur de tête. Elle tenait sa bouche entrouverte par un doux sourire, ou un naïf étonnement, pour aspirer, fleur naissante, toute sensation, qu'elle renvoyait au monde en une suave et douce haleine ! le teint nacré, les cheveux blonds de cendre, sans poudre ; les mains charmantes, bien qu'un peu longues – mais Ingénue avait quinze ans, et chez les femmes de cet âge, la main et le pied seuls ont pris toute leur croissance –, les mains charmantes, bien qu'un peu longues, disons-nous, complétaient le tableau.
Ingénue, avec son corsage jeune et timidement ébauché, sa contenance modeste et son franc sourire, embellissait le fourreau de toile, bien simple et sans garniture, qui lui servait de grande toilette. Elle suppléait à la richesse de ce tissu par l'élégance de la forme, et, si humble que fût son costume, il fallait, nous le répétons, une grande dose de courage à Rétif, pour se promener, dans Paris, avec une pareille redingote, auprès d'Ingénue, si fraîche et si belle en son fourreau neuf.
Au moment où nous sommes entrés dans la salle à manger, Rétif faisait les frais de la conversation, et racontait aux demoiselles Réveillon des histoires morales qu'il entremêlait d'attaques gastronomiques aux restes d'un dessert complètement mis en déroute, mais qui devait être d'une belle ordonnance avant sa défaite – car c'était un homme de grand appétit, que maître Rétif de la Bretonne, et sa langue ne faisait point de tort à ses dents.
Réveillon – que les histoires morales de Rétif de la Bretonne n'intéressaient pas autant que ses filles, et, cela, peut-être, parce que, plus à fond qu'elles, il connaissait la moralité du narrateur, et que cette connaissance ôtait aux histoires beaucoup de leur moralité –, Réveillon se décida, vers la fin du repas, à parler politique avec son hôte.
« Vous qui êtes un philosophe, dit-il avec ce ton goguenard qu'affectent les hommes de l'argent et de la matière à l'endroit des hommes du rêve et de la pensée, tandis que les biscuits se digèrent, mon cher Rétif, expliquez-moi pourquoi nous perdons de jour en jour, en France, l'esprit national. »
Ce préambule effaroucha les dames, qui, après avoir regardé les deux hommes, pour s'assurer que la conversation allait suivre la nouvelle impulsion donnée, se levèrent, emmenant Ingénue, et allèrent jouer à quelques petits jeux dans le jardin.
« Ne t'éloigne pas, Ingénue, dit Rétif en se levant à son tour, et en secouant les miettes du dernier biscuit qu'il venait de manger, et qui saupoudraient les basques de sa longue et fidèle redingote.
- Non, mon père, je suis à vos ordres, répliqua la jeune fille.
- Bien ! dit Rétif, heureux d'être obéi, comme sont heureux tous les pères qui croient conduire leurs filles, et sont conduits par elles. »
Puis se retournant vers Réveillon :
« Charmante enfant ! n'est-ce pas, monsieur Réveillon ? consolation de mes vieilles années, bâton de mes derniers jours, pures joies de la paternité ! »
Et Rétif de la Bretonne leva béatement les yeux au ciel.
« Vous devez être diablement joyeux ! dit alors Réveillon avec cette bonhomie narquoise de nos bourgeois.
- Et pourquoi cela, mon ami ? demanda Rétif de la Bretonne.
- Mais parce que, répondit Réveillon, s'il faut en croire vos espions, monsieur Faublas, on vous attribue au moins une centaine d'enfants ! »
Le roman de Louvet de Couvray, qui venait de paraître, et qui était alors dans toute sa vogue, avait fourni à Réveillon son point de comparaison railleuse.
« Rousseau a bien dit la vérité, dans ses Confessions, dit Rétif de la Bretonne, visiblement embarrassé de la botte que venait de lui porter le marchand de papiers peints ; pourquoi ne l'imiterais-je pas, sinon par le talent, du moins par le courage ? »
Les quatre mots, sinon par le talent, furent prononcés avec cet accent que la musique elle-même, cette grande menteuse qui a la prétention de tout exprimer, ne saurait rendre.
« Eh bien, répliqua Réveillon, si vous avez eu, en effet, cent enfants comme Ingénue, c'est une jolie famille, et je vous engage à noircir pas mal de papier pour les nourrir. »
Réveillon sacrifiait un peu à ce préjugé – assez admis encore par les Journaux de nos jours, qui préféraient M. Leclerc à M. Eugène Sue – que le papier blanc a plus de valeur que le papier écrit.
Ce n'est point à nous à juger la question, malgré notre admiration profonde pour les feuilles propres.
« Mais, enfin, dit Réveillon, comme on ne peut toujours faire des enfants, et que, d'ailleurs, entre nous, vous n'êtes plus d'âge a négliger vos autres exercices comme celui-là, que faites-vous dans ce moment, mon cher Spectateur nocturne ? »
Rétif, à cette époque, publiait, sous ce titre, une espèce de journal faisant pendant au Tableau de Paris de Mercier, seulement, les deux amis s'étaient partagé le cadran : l'un avait pris le jour, et c'était Mercier ; l'autre avait pris la nuit, et c'était Rétif de la Bretonne.
« Ce que je fais ? demanda Rétif en se renversant sur sa chaise.
- Oui.
- Je fais le plan d'un livre capable tout simplement de révolutionner Paris.
- Oh ! oh ! s'exclama Réveillon riant de son plus gros rire, révolutionner Paris ! la chose n'est pas facile.
- Eh ! eh ! mon cher ami, dit Rétif de la Bretonne avec cette prescience qui n'appartient qu'aux poètes, plus facile peut-être que vous ne croyez...
- Et les gardes-françaises ? et le guet ? et les régiments allemands ? et les gardes du corps ? et M. de Biron ? et M. de Bézenval ?... Tenez, mon cher Rétif, croyez-moi, ne révolutionnez pas Paris. »
Soit prudence, soit dédain, l'auteur du Pornographe ne répliqua point à l'apostrophe, et, répondant à la demande que lui avait faite Réveillon :
« Vous me demandiez tout à l'heure, dit-il, pourquoi nous perdions de jour en jour notre patriotisme, en France ?
- Ma foi ! oui, dit Réveillon ; expliquez-moi cela, je vous prie.
- C'est que, répondit Rétif, le Français a toujours été fier de ses chefs ; c'est qu'il met en eux son orgueil et sa foi. Depuis le jour où il a élevé Pharamond sur le bouclier, il en a été ainsi. Il a été grand avec Charlemagne, grand avec Hugues Capet, grand avec saint Louis, grand avec Philippe-Auguste, grand avec François Ier, avec Henri IV, avec Louis XIV ! Il est vrai que, de Pharamond à Louis XVI, il y a loin, monsieur Réveillon. »
Réveillon se mit à rire.
« C'est un brave homme, cependant, dit-il, que le pauvre Louis XVI. »
Rétif haussa les épaules de façon à faire craquer une couture de sa redingote.
« Brave homme ! brave homme ! répliqua-t-il ; vous voyez bien, vous venez de répondre vous-même à la question que vous m'aviez posée. Quand les Français disent de leur chef qu'il est un grand homme, ils ont du patriotisme ; quand ils l'appellent un brave homme, ils n'en ont plus.
- Ce diable de Rétif, s'écria Réveillon en riant aux éclats, il a toujours le petit mot pour rire ! »
Réveillon se trompait : Rétif ne riait point, et surtout Rétif ne disait point cela pour faire rire les autres.
En conséquence, s'assombrissant en fronçant le sourcil, il continua :
« Et, si je cesse de parler de celui qu'on appelle le roi, si je passe aux chefs subalternes, dites-moi un peu quelle considération vous allez leur accorder ?
- Ah ! quant à cela, cher monsieur Rétif, dit Réveillon, c'est diablement vrai !
- Dites-moi un peu ce que c'était qu'un d'Aiguillon ?
- Oh ! le d'Aiguillon, justice en a été faite.
- Un Maupeou ?
- Ah, ah, ah !
- Vous riez ?
- Ma foi ! oui.
- Eh bien, ces risibles ministres sont des aigles, en comparaison des Brienne et des Lamoignon.
- Ah ! c'est bien vrai ! Mais vous savez qu'on les renvoie, et que M. Necker rentre aux affaires.
- De Charybde en Scylla, monsieur Réveillon ! de Charybde en Scylla !
- Oui, oui, deux gouffres à tête de chien ", fit l'honnête fabricant en désignant un de ses panneaux de peinture où étaient représentés avec tous les accompagnements qui les embellissent, Charybde le voleur de boeufs, et Scylla, la rivale de Circé.
Puis, revenant au principe émis par Rétif :
« C'est pourtant vrai, dit-il en s'étirant, on n'a plus de patriotisme en France depuis que l'on a des chefs comme les nôtres... Tiens ! tiens ! tiens ! je n'avais jamais songé à cela, moi.
- Cela vous frappe ? fit Rétif, enchanté et de lui-même et de la compréhension de Réveillon.
- Oh ! beaucoup, beaucoup !
- Mais cette impression produite sur vous, mon cher ami.
- Elle est grande, interrompit Réveillon, très grande, en vérité.
- Oui, mais elle n'est pas purement historique ou morale ? Non ! non !
Elle est personnelle, alors ? Eh bien, je l'avoue !
- En quoi vous touche-t-elle ? Voyons.
- Elle me touche, en ce qu'on me propose comme électeur pour Paris. Si je suis nommé... »
Réveillon se gratta l'oreille.
« Eh bien, si vous êtes nommé ?...
- Eh bien, si je suis nommé, il faudra que je parle, que je fasse un discours, une profession de foi : c'est un beau sujet pour déclamer, que la ruine de l'esprit national en France, et vos raisons pour l'établir m'ont infiniment plu ; je m'en servirai.
- Ah ! diable ! dit Rétif avec un soupir.
- Eh bien, qu'avez-vous, mon cher ami ?
- Rien, rien.
- Mais si fait, vous avez soupiré.
- Rien vous dis-je ; peu de chose du moins.
- Enfin ?
- J'en serai quitte pour trouver un autre sujet.
- Sujet de quoi ? demanda Réveillon.
- Sujet de brochure.
- Ah, ah !
- Oui, je venais de concevoir celui-là, et c'est à ce propos que je nourrissais comme je vous l'ai dit des arguments capables de révolutionner Paris ; mais, puisque vous prenez ce sujet-là, mon cher ami...
- Eh bien ?
- Eh bien, j'en chercherai un autre.
- Non pas, dit Réveillon, je n'entends point vous porter préjudice !
- Ah bah ! une misère !... dit Rétif se drapant dans sa redingote ; j'aurais composé deux feuilles là-dessus.
- Attendez donc ! attendez donc !... Diable ! fit Réveillon en se grattant la tête, il y aurait peut-être un moyen...
- Moyen de quoi, cher monsieur Réveillon ?
- Si vous vouliez... »
Réveillon hésita en regardant d'un air significatif Rétif de la Bretonne.
« Si je voulais quoi ? répéta celui-ci.
- Si vous vouliez, votre travail ne serait point perdu, et ce qu'il y aurait de bon en cela, c'est qu'il serait gagné par moi.
- Ah ! fit Rétif qui comprenait très bien, mais qui faisait semblant de ne pas comprendre ; expliquez-moi donc votre idée, cher ami.
- Eh bien, vous eussiez fait cette brochure, dit Réveillon en passant la manche de son bel habit sous la manche grasse de la redingote de Rétif, et elle eût été remarquable comme tout ce que vous faites...
- Merci, dit Rétif en saluant.
- De plus, poursuivit le fabricant, elle eût ajouté un peu à votre petite bourse... Eh, eh, eh ! »
Rétif leva la tête.
« Elle n'eût rien ajouté à votre renommée, c'est impossible ! »
Rétif salua encore.
« C'est vrai, dit-il ; mais cela eût fait plaisir à mon ami Mercier, et je tiens beaucoup à lui plaire, parce qu'il me fait de bien jolis articles dans son Tableau de Paris.
- Enfin, cher monsieur Rétif, continua Réveillon, de plus en plus caressant, vous vous rattraperez, tandis que, moi...
- Eh bien, vous ?...
- Je ne retrouverai point facilement un sujet pareil à celui-là, pour parler à mes électeurs.
- Ah ! c'est vrai, cela, dit Rétif.
- Je vous propose donc... » , reprit Réveillon.
Ici, Rétif tendit l'oreille.
« Je vous propose donc de préparer la brochure comme pour vous, c'est-à- dire d'en faire un brouillon, et, quand ce brouillon sera prêt, de me le céder ; je remplacerai le public qui l'aurait lue, et, ma foi ! j'achète toute l'édition, en vous épargnant les frais d'impression ! Cela vous va-t-il ? ajouta Réveillon en souriant de son plus charmant sourire.
- Il y a une difficulté, dit Rétif.
- Bah !
- C'est que vous ne savez pas comment je compose, moi.
- Non ; composez-vous autrement que les autres, cher monsieur Rétif ; autrement que ne composaient M. Rousseau M. de Voltaire, et que ne composent M. d'Alembert où M. Diderot ?
- Eh ! mon Dieu, oui !
- Comment donc composez-vous, alors ?
- Je compose de fait, c'est-à-dire que je suis à la fois le poète, le prote et l'imprimeur ; au lieu de prendre la plume, je tiens le composteur, et, au lieu d'écrire les lettres qui forment les mots et les lignes d'un manuscrit, je me sers tout de suite des caractères typographiques ; bref, j'imprime en concevant, de sorte que l'impression ne me coûte rien, attendu que je suis imprimeur ; et, ainsi, ma pensée se trouve coulée en plomb tout de suite... C'est la fable de Minerve sortant tout armée du cerveau de Jupiter.
- Avec un casque et une lance ? fit le marchand de papiers peints. J'ai cela sur mon plafond, peint par Seinard, un gentil garçon !
- Ne croyez pas que je vous refuse pour cela, dit Rétif.
- Vous acceptez alors ?
- J'accepte le plaisir de vous faire ce petit présent, mon cher Réveillon ; mais prenez garde, la chose étant toute composée sur les formes typographiques...
- Eh bien, dit Réveillon, qui, dans son désir de s'approprier l'idée de Rétif de la Bretonne, ne connaissait plus d'obstacle, eh bien, on tirera une copie ici : j'ai des presses pour mes papiers peints, et le papier blanc ne vous manquera point.
- Cependant... recommença d'objecter Rétif.
- Enfin, interrompit Réveillon, dites que vous acceptez, voilà tout ce qu'il me faut. J'aurai donc mon discours... pas trop long, cher ami, n'est-ce pas ?... et des phrases sur les républiques grecques ; cela fait beaucoup d'effet au faubourg. Maintenant, parlons affaires : voyons, la main sur la conscience, cher ami, combien pensez-vous... ?
- Oh ! fit Rétif, oh ! ne parlons point de cela.
- Si fait, si fait, parlons-en ; les affaires sont les affaires.
- Jamais, je vous prie.
- Vous m'allez gêner horriblement, mon ami.
- Comment ne ferais-je pas cela pour vous que je connais depuis vingt ans ?
- Vous m'honorez, cher monsieur Rétif ; mais je n'accepterai pas aux conditions que vous me fassiez, ou plutôt que vous ne me faites pas : le prêtre vit de l'autel.
- Bah ! dit Rétif de la Bretonne, le métier d'écrivain a ses non-valeurs. »
Et il ajouta à cette sentence un soupir qui gâta sa munificence, et d'un geste tragique qui fit craquer sa redingote.
Réveillon l'arrêta.
« Ecoutez, dit-il, je marchande : c'est mon état, et je suis riche justement parce que j'ai pris cette bonne habitude-là ; mais je n'accepterai jamais rien pour rien. Vous me demanderiez une de mes planches gratis, que je vous la refuserais : donnant donnant, mon cher ami. Pour votre papier noirci, je vous donnerai, d'abord, cent francs en espèces sonnantes ; puis la tenture d'une chambre ou d'un cabinet pour vous, et, enfin, une jolie robe de soie pour Ingénue. »
Réveillon était si bien habitué aux accrocs de Rétif, qu'il ne lui proposa pas même une autre redingote.
« Tope ! dit Rétif enchanté : cent livres d'abord, puis une tenture pour mon cabinet, puis une robe de soie pour Ingénue... Ah ! la tenture à figures, n'est ce pas ?
- Les Grâces et les Saisons, cela vous convient-il ? Des nus magnifiques !
- Diable ! répondit Rétif de la Bretonne, qui grillait du désir d'avoir dans son cabinet les Grâces et les Saisons, c'est peut-être un peu vif pour Ingénue, ce que vous me proposez là !
- Bah ! fit Réveillon en allongeant les lèvres, nous n'avons d'un peu vif que ce coquin d'Automne, un très beau jeune homme ; mais nous lui découperons des pampres. Quant au Printemps, grâce à sa guirlande, il est fort décent, et l'Eté même peut passer avec sa faucille.
- Hum ! fit Rétif, sa faucille... il faudra voir.
- Et puis, continua Réveillon, on ne met pas les filles dans des boîtes, mon cher ! Est-ce que vous ne la marierez pas un jour, Ingénue ?
- Le plus tôt que je pourrai, mon cher monsieur Réveillon ; j'ai même certain plan pour sa dot.
- Ah !... Nous disons donc cent livres que je vous remettrai contre la brochure... »
Rétif fit un mouvement.
« Oh ! c'est commercial !... Cent livres que je vous remettrai contre la brochure, une jolie robe de soie pour Ingénue... Madame Réveillon s'en chargera, et madame Réveillon fait bien les choses. Enfin, la tenture des Grâces et des Saisons, que je vous enverrai quand vous voudrez ; seulement, je ne me souviens plus de votre adresse, cher monsieur Rétif.
- Rue des Bernardins, près la place aux Veaux.
- Très bien... Et le manuscrit ?
- Dans deux jours.
- Quel génie ! s'écria Réveillon en regardant Rétif, et en se frottant les mains ; deux jours ! un discours qui me fera électeur et peut-être député !
- C'est donc chose convenue, dit Rétif. Mais, voyons, quelle heure est-il, cher monsieur Réveillon ?
- Huit heures viennent de sonner.
- Huit heures ! Vite, vite, vite, que l'on fasse rentrer Ingénue.
- Si tôt... Qui vous presse ?
- Le temps, parbleu !
- Eh ! laissez-la jouer une demi-heure avec mes filles, qui sont au jardin... Tenez, les entendez-vous ? »
Et, Réveillon ouvrant la porte avec un paternel sourire, on entendit s'exhaler de cette ouverture un concert de voix fraîches et gaies qui chantaient une ronde en choeur.
Le temps était doux, les oeillets et les roses du jardin parfumaient l’air ; Rétif passa mélancoliquement sa tête fanée par la baie de la porte, et regarda toute cette jeunesse folâtre, dont les ombres tournoyaient, blanchissantes, dans la première brume du soir.
Et ces fantômes charmants de jeunes filles réveillèrent les souvenirs de son adolescence, souvenirs plus vifs, mais moins chastes, assurément ; car on eût pu voir, sous les treilles, d'où pendaient les fleurs et les grappes, on eût pu voir briller ses yeux d'un éclat qui eût effrayé des jeunes filles plus hardies que notre blanche et pure Ingénue.
La belle enfant, arrachée inopinément à ses jeux par la grosse voix de M. Réveillon, qui l'appelait, et par la voix plus craintive de Rétif, qui avait secoué ses songes profanes, la belle enfant dit adieu à ses compagnes, en les embrassant tendrement.
Puis elle jeta sur ses épaules, modestement découvertes et moites, son petit mantelet d'étoffe pareille à sa robe, salua, encore animée de l'ardeur de la danse, madame Réveillon, qui lui sourit, M. Réveillon, qui la baisa en père sur le front ; puis elle appuya son bras rond et frissonnant sur la manche râpée de la redingote paternelle.
On se dit plusieurs fois encore adieu, on se fit des signaux entre jeunes filles ; les deux pères se recommandèrent le souvenir de leurs mutuelles promesses : à la suite de quoi, M. Réveillon fit à Rétif l'honneur inusité de le reconduire en personne jusqu'à la porte de la rue.
Là, le digne commerçant reçut les salutations d'un groupe d'ouvriers attachés à sa fabrique, lesquels causaient entre eux avec animation, et se turent en s'écartant dès que le patron parut.
Réveillon répondit avec dignité à ce salut, un peu humble pour n'être pas affecté, leva les yeux au ciel, pour voir l'atmosphère, qui, vers le midi, se colorait d'une singulière teinte ressemblant à celle d'un incendie, fit un dernier signe amical à son ami Rétif, et rentra.

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