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Chapitre XVI
Comment les aventures de Marat se trouvent mélées à celles d'un roi.

« Mon plan, ou plutôt celui du brave homme qui m'avait sauvé, était tout fait. Bien qu'il me pressât de fuir, le piqueur avait compris que, blessé comme je l'étais, je ne pouvais fuir immédiatement, et il m'avait ménagé un repos.
« Une fois sorti de la ville, j'allais loger à une lieue de là, chez un de ses beaux-frères, charbonnier de son état, lequel me recevrait au seul énoncé du nom de Michel. Michel, j'ai oublié de vous le dire, était le nom du piqueur. Là, caché au milieu des bois, je me rétablissais et demeurais introuvable jusqu'au moment où je me sentais assez fort pour regagner la Prusse ou les Flandres, ou, mieux encore, pour m'embarquer à Dantzick et atteindre l'Angleterre.
« Mais ce je ne sais quoi qui préside à la destinée des hommes s'occupait, cette nuit-là, de déranger mes projets et ceux de bien d'autres ; ceci soit dit en passant pour que vous ne m'accusiez point de fatuité.
« Nous étions, vous le savez déjà, au dimanche, un dimanche de septembre, le premier ; c'est-à-dire au 3 septembre 1771. »
Marat s'arrêta, regardant Danton.
« Eh bien ? demanda celui-ci.
- Eh bien, est-ce que cette date-là ne vous rappelle rien ?
- Ma foi, non ! dit Danton.
- Elle me rappelle beaucoup, à moi, reprit Marat, et à toute la Pologne en même temps qu'à moi. »
Danton chercha, mais inutilement.
« Allons, dit Marat, je vois bien qu'il faut que je vienne à votre secours.
- Venez, dit Danton ; je ne suis pas fier.
- Vous qui savez tant de choses, continua le narrateur avec une légère teinte d'ironie, vous savez, sans doute, que le roi Stanislas avait pour ennemis politiques tous les dissidents de l'Eglise grecque, les luthériens et les calvinistes, dont les droits à un libre exercice de leurs cultes avaient été reconnus par les conférences de Kadan, en 1768 ?
- J'avoue, dit Danton, que je me suis peu occupé de religion, au point de vue de l'étranger surtout, ces questions ne m'ayant pas paru très intéressantes pour la France.
- C'est possible ; mais vous allez voir combien elles furent intéressantes pour un Français, répliqua Marat.
- J'écoute.
- Donc, le roi Stanislas avait reconnu les droits des dissidents ; mais à peine ces hérésiarques jouissaient-ils du libre exercice de leur religion, que certains évêques ultra-catholiques, et la noblesse avec ces évêques, formèrent en Podolie une ligue pour détruire les libertés religieuses ; et, comme Stanislas, honnête homme et roi généreux, tenait à sa parole et permettait aux dissidents de vivre tranquillement à l'ombre du trône, les confédérés de Podolie tramèrent contre ce prince une petite conspiration.
- Mais cela ressemble fort à ce qui arriva à Henri IV, fit Danton.
- Oui, sauf le dénouement... Je dis donc que les évêques Soltyk, de Cracovie, et Massalsky, de Vilna, conspirèrent à Bar, contre le roi tolérant, et voici qu'elle était la conspiration.
- J'écoute, pour juger les procédés insurrectionnels de MM. les Polonais, dit Danton.
- Oh ! le plan était simple, presque naïf : il fut décidé que Stanislas serait enlevé de Varsovie et séquestré jusqu'à ce qu'il eût promis de s'amender. Au cas où on ne pourrait l'enlever vivant, on l'enlèverait mort ; ce qui reviendrait à peu près au même, et ce qui, au dire de quelques-uns, serait encore plus sûr.
- En vérité, dit Danton, pour des Français du Nord, comme on appelle ces messieurs, c'était presque aussi galant que chez les Turcs ?
- Je le veux bien, car peu m'importe ! Mais jugez de la fatalité : ces gens-là s'étaient réunis au nombre de quarante et avaient nommé trois chefs ; ils choisirent, pour exécuter l'enlèvement, précisément le premier dimanche de septembre, troisième jour du mois, le même où le seigneur Obinsky s'était donné – il le croyait du moins – la satisfaction de me faire périr sous le knout. Il était dit que, ce jour-là, le roi dînant chez le prince Czartorisky, les conjurés l'attaqueraient à la sortie, dès que sa voiture se serait engagée dans cette grande rue déserte où je me trouvais. On se couche de bonne heure à Varsovie, le dimanche surtout. Le roi sortit de chez son hôte à dix heures ; il avait une petite escorte, et un aide de camp était près de lui, dans son carrosse.
« Les conjurés, tous à cheval, se tenaient embusqués dans une ruelle par laquelle il fallait absolument que le roi passât pour gagner la grande rue.
« Connaissez-vous les détails ou seulement le fait de cet enlèvement ?
- Je connais le fait, voilà tout.
- Comme je fus à la fois victime du fait et des détails, je vais vous les raconter ; mais soyez tranquille, cela ne demandera qu'un temps à peu près égal à celui qu'il fallut pour qu'ils s'accomplissent.
« L'impatience des conjurés ne leur permit pas d'attendre que le roi eût atteint la grande rue ; d'ailleurs, la ruelle était plus favorable pour une embuscade. Ils débutèrent par ouvrir un feu roulant de pistolets sur le carrosse ; à ce début, l'escorte se dispersa et l'aide de camp fit le plongeon par la portière. Un seul heiduque, placé sur le siège du cocher, tint ferme, riposta aux assaillants et se fit cribler de balles. C'était le seul défenseur du roi ; aussi la lutte ne fut-elle pas longue.
« Les conjurés se précipitèrent sur la voiture, saisirent Stanislas au moment où il essayait de fuir, comme avait fait son aide de camp, et, le traînant par les cheveux et par les habits au galop de leurs chevaux, lui ouvrirent d'abord la tête d'un coup de sabre, lui brûlèrent le visage d'un coup de pistolet, et finirent par l'entraîner au-delà de la ville.
« Ce que souffrit le pauvre prince fait la matière d'un long poème que l'on chante en Pologne, comme on chantait autrefois l'Odyssée en Grèce, comme on chantait autrefois la Jérusalem délivrée à Venise, comme on chante aujourd'hui l'Orlando Furioso à Naples. Il y a, dans cette odyssée que l'on chante en Pologne, des détails qui vous feraient frémir d'horreur. Vous y verriez que Stanislas avait perdu sa pelisse, son chapeau, ses souliers, une bourse en cheveux à laquelle il tenait plus qu'à l'argent qui était dedans ; qu'il avait dix fois failli expirer de fatigue, dix fois changé de chevaux, dix fois reçu l'ordre de se préparer à la mort, et qu'enfin, tous ses ravisseurs s'étaient dissipés un à un comme des fantômes, excepté le chef, qui finit par demeurer seul avec son prisonnier : lui, vigoureux, intact, arme comme un arsenal ; le prisonnier, blessé, épuisé, désespéré.
« Alors, au moment où le prisonnier s'y attendait le moins, où une mort prompte était l'objet de son ambition la plus exagérée, le chef des révoltés avait, tout à coup, fléchi le genou devant le roi, avait demandé pardon à sa victime, et avait fini par se faire protéger de celui qui croyait n'avoir plus que Dieu pour protecteur... Mais tout cela vous paraîtrait bien un hors- d'oeuvre, mon cher Danton ; je reviens donc à moi. Reportez les yeux à l'endroit où vous avez laissé votre serviteur ; je quitte le brave Michel, le sang coule toujours de ma plaie, la sueur m'inonde avec le sang, des vertiges font tourbillonner devant moi arbres et maisons, je ne me connais plus : je vacille, je chancelle et je roule à droite et à gauche, comme un homme ivre ; au fond de tout cela, l'instinct de la vie existe toujours, et, avec ce reste de force, j'essaye de suivre la voie qui m'a été indiquée.
« Tout à coup, j'entends des détonations d'armes à feu dans une ruelle que je viens de laisser à ma gauche ; j'entends des cris de menace mêlés à des cris d'effroi ! En outre, j'avais entendu un bruit de carrosse : il m'inquiétait, car, si je tenais le milieu de la rue, il pouvait m'écraser ; mais, au bruit des coups de feu, le carrosse s'arrête, les chevaux piétinent. Qu'est-ce que cela ?
« Je m'oriente en écoutant, effrayé. Ce que c'était, vous le savez déjà, car je viens de vous le dire : ce sont les gens du roi, qui se sauvent à toute bride et dans toutes les directions. Deux ou trois prennent la rue que je suis ; un d'entre eux m'effleure en passant, et le vent de sa course suffit presque pour me renverser. Puis la voiture se remet en route, sous l'escorte des quarante- trois conspirateurs ; voiture et conspirateurs apparaissent au bout de la rue où j'étais, fondent comme un ouragan sur moi, qui m'affaisse à terre ; les chevaux, je ne sais comment, bondissent par-dessus moi sans me toucher ; et celui qui me foule aux pieds, c'est le pauvre roi Stanislas qu'on entraîne ! Puis chevaux, voiture où l'on a fait monter le prisonnier, conspirateurs au sabre nu et étincelant à travers la nuit, tout disparaît dans le lointain, et je reste étendu sur le sol, ne respirant plus, ne comprenant pas, et me recommandant à tout hasard à saint Paul, mon patron, pour qu'il me tire de ce nouveau malheur.
« Au bout de cinq minutes, silence parfait, nuit profonde, plus rien à l'horizon, tout s'est évanoui comme une fumée. Seulement quelques fenêtres ouvertes autour de moi au bruit de la galopade furieuse qui vient de passer, et qui se referment assez insoucieusement.
« Les habitants de Varsovie pardonnent aisément une rixe de soldats un dimanche : le tumulte a passé pour une rixe. Moi, pauvre inutile, je reste immobile, trop faible ou plutôt trop épouvanté pour essayer de me relever. Tout ce que je demande, c est que nul ne soit assez curieux pour regarder dans la rue, c'est que nul ne soit assez charitable pour me porter secours.
« Une demi-heure s'écoule ainsi, pendant laquelle tous mes sens, presque anéantis par le danger passé, se réveillent peu à peu et commencent à pressentir le danger à venir. Pendant cette demi-heure, la fraîcheur a ranimé mes forces ; les muscles se détendent, les idées reviennent plus nettes à mon cerveau. Je me relève et tente de recommencer le voyage. Au moment où je m'appuie sur un genou, où je me soulève sur une main, un flambeau paraît à l'extrémité de la rue ; il est suivi de trois, de cinq, de vingt flambeaux ! Une nuée d'officiers, s'interrogeant, se hâtent sur les pas de deux serviteurs du roi ; ces gens, empressés, pâles d'angoisse, se heurtent au cadavre de l'heiduque, qui tient encore son sabre sanglant à la main.
« Alors, toute la troupe s'arrête, commente, délibère sur ce cadavre.
« Puis, comme tout cadavre veut une oraison funèbre, vingt voix s'écrient :
" C'est un brave ! – Il a défendu son prince ! – Il a tué un ennemi ! – Il a reçu dix balles ! "
« Et chacun de regarder le corps criblé, d'examiner la lame rougie, et de répéter en choeur, comme font les soldats d'Odin aux funérailles de leur chef : " C'est un brave ! c'est un brave ! "
« On perd dix minutes à cet éloge ; pendant ces dix minutes, je suis parvenu à faire cent pas, et, comme les forces me reviennent avec la nécessité de les retrouver, dix minutes encore je serai hors de la ville, et je pourrai me jeter à droite ou à gauche dans la campagne.
« Tout à coup, une voix s'écrie :
" Ils ont évidemment suivi cette rue, et ils sont sortis par cette porte. Gagnons la porte, une fois sur la route, nous trouverons la trace des chevaux, nous la suivrons, et nous atteindrons ces brigands !"
« Aussitôt ils se précipitent, tenant toute la rue comme des pêcheurs qui traînent une seine ; au bout de cent pas, ils me rencontrent, me prennent pour un fugitif, étendent les bras vers moi avec de grands cris.
« Je m'évanouis de frayeur...
« Quand je revins à moi – ce qui ne fût pas long –, on discutait sur moi et autour de moi.
« Interrogations et explications se croisaient.
" Quel est celui-là ? est-il mort ?
- Non, il n'est que blessé, sans doute... Ce n'est pas un homme au prince... Le connaît-on ?
- Pas moi ! pas moi ! personne !... Alors, c'est un étranger, un des assassins du roi probablement, celui peut-être que le brave heiduque a blessé. Respire t-il encore ?
- Oui... non... si...
- Tuons-le, alors ! coupons-le en morceaux !"
« Et l'on s'apprêtait à faire ainsi qu'il était dit. Un des officiers leva son sabre.
" Sta ! " m'écriai-je.
« J'avais réfléchi, pendant ces quelques secondes : la blessure qui me sillonnait le dos, et qui mettait mes os à l'air, ressemblait assez à l'empreinte d'une roue de voiture.
" Je ne suis pas un assassin, continuai-je, toujours en latin ; je suis un pauvre étudiant ; j'ai été enveloppé par les ravisseurs du roi, renversé, foulé aux pieds, et le carrosse de Son auguste Majesté m'a fait l'honneur de me passer sur le corps. "
« C'était possible, à tout prendre ; aussi cela suffit-il pour me donner un instant de répit.
" Messieurs, reprit un des officiers, ce que cet homme dit n'est pas probable, et je maintiens que nous avons affaire à l'un des assassins du roi ; mais tant mieux, s'il en est ainsi : la Providence permet qu'il vive encore, et qu'il ne paraisse pas blessé mortellement ; gardons-le, il parlera, et, s'il refuse de parler, on trouvera moyen de lui délier la langue ; ainsi, on connaîtra les auteurs de cet infâme complot. "
« La motion eut un succès d'enthousiasme ; dès lors, puisqu'on me tenait, puisqu'on comptait par moi avoir des renseignements, personne ne se crut obligé d'aller plus loin ; une voix cria : " Au palais ! " toutes les voix répétèrent : " Au palais ! "
« On me prit à quatre, on m'emporta, non par pitié, mais parce qu'on avait peur, sans doute, qu'en marchant à pied, je ne me sauvasse.
« Cinq minutes après, je faisais mon entrée triomphale au palais, escorté par cinq cents personnes, lesquelles malgré l'heure avancée, avaient tenu à savoir quel était ce bandit qui mettait toute la ville en rumeur.
- Qu'en pensez-vous, Danton ? est-ce une aventure, celle-là ? Voyons un peu votre avis.
- Ma foi ! dit Danton, j'avoue que vous venez de me dérouler un merveilleux assortiment de circonstances ! Vous êtes prédestiné, mon cher monsieur Marat... Mais continuez, je vous en supplie ; je ne sais pas si les aventures du jeune Potocky sont amusantes ; ce que je sais, c'est qu'elles m'intéressent.
- Je le crois pardieu bien ! dit Marat ; et, s'il en était autrement, je déclare, en ma qualité de héros de l'aventure, que vous seriez trop difficile, et je renoncerais à vous contenter. »

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