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Chapitre XXI
La martyre

M. Coumbes avait jeté son fusil pour secourir Millette. En entendant cette voix étrangère, il se crut menacé par une légion de bandits ; mais son triomphe l'avait animé ; il tressaillit comme un cheval au son de la trompette, ressaisit son arme et courut à la fenêtre dans l'attitude du soldat qui s'apprête à faire feu.

Cependant, et malgré les incitations de sa bravoure, il n'oublia pas que la prudence est une des vertus du guerrier ; il prit quelques précautions pour ouvrir la croisée et se garda bien de se pencher au dehors.

– Que demandez-vous ? fit-il de l'accent le plus caverneux qu'il pût trouver dans les profondeurs de ses bronches.

– Que vous partiez sur-le-champ pour Marseille. Mon frère est sauvé, il parle ; il a déjà déclaré que Marius n'était pas un assassin. Allez solliciter une confrontation.

à l'accent féminin de cette voix, M. Coumbes avait reconnu que c'était inutilement qu'il venait de faire une nouvelle provision d'héroïsme.

– Eh ! mille couffins de bagasse, dit-il en retournant à Millette, qu'il essayait de débarrasser du corps de son misérable mari, qui était tombé sur elle, il s'agit bien de Marius, et je me fiche pas mal de lui, de votre commission et de votre frère. Que me chantez-vous là, quand je viens de combattre comme un véritable Spartiate, que j'ai du sang jusqu'à la ceinture et que la pauvre Millette réclame tous mes soins ! Allez vous promener à Marseille si bon vous semble, ou plutôt venez m'aider, car ce vilain gueux est aussi lourd qu'il était méchant.

M. Coumbes avait effectivement besoin d'aide.

Son système nerveux avait été si violemment ébranlé, qu'en même temps que ses genoux flageolaient sous son corps, ses bras paralysés avaient perdu toute force. C'était en vain qu'il essayait de remuer la lourde masse qui pesait sur le corps de la mère de Marius. La vue de Millette dont la tête dépassait la poitrine du bandit, cette face livide et sanglante, cette bouche béante, ces yeux entrouverts, l'impossibilité où il se voyait de la secourir, le jetaient dans des accès successifs de désespoir et de fureur. Il adressait à la pauvre femme les premiers mots de tendresse qu'il lui eût dits depuis qu'il la connaissait, tandis qu'éclatant en imprécations féroces contre son bourreau, il déplorait son sort avec des accents vraiment pathétiques et, ivre de rage, criblait de coups de pied le cadavre de l'assassin.

La réponse de M. Coumbes, les cris, les sanglots, les coups sourds qui venaient de l'appartement, jetèrent Madeleine – c'était elle qui avait appelé le maître du cabanon – dans une étrange perplexité. Celui-ci avait fait, et le jour et la nuit, une guerre si acharnée aux oisillons, que le coup de feu que la jeune fille avait entendu en entrant dans le jardin ne l'avait pas étonnée ; mais, aux paroles étranges que son voisin lui avait adressées, aux bruits sinistres qu'elle entendait, elle supposait une alternative de malheur : elle pensait, ou que M. Coumbes était devenu fou, ou qu'une nouvelle catastrophe était arrivée.

Elle appela au secours et, à tout risque, elle essaya d'ouvrir la porte.

Mais, comme nous l'avons dit, Pierre Manas connaissait trop bien son métier pour ne l'avoir point refermée derrière lui.

– Si vous voulez que j'aille à vous, il faut m'ouvrir. Ouvrez-moi, M. Coumbes ! criait Madeleine, qui meurtrissait ses doigts en essayant d'ébranler le pêne.

– J'ai bien le temps, répondait Coumbes ; cassez-la, brisez-la, cette porte, si elle ne veut pas s'ouvrir ; j'ai les moyens de la renouveler. Je me moque d'une porte, je me moque de tout, pourvu que ma pauvre Millette vive... Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Et de ses mains convulsives, agitées, M. Coumbes essayait de nouveau d'alléger le fardeau qui oppressait le corps inanimé de son amie.

Cependant, du chalet on avait entendu la voix de Mlle Riouffe. On donna l'alarme dans les environs, on accourut et on pénétra sur le théâtre de cette scène de carnage.

Madeleine qui était entrée la première, recula d'épouvante à la vue de ces deux cadavres ; mais, reconnaissant Millette, avec l'énergie que nous lui avons vu déployer, elle sut dominer son émotion et son horreur et aida à transporter la mère de son amant sur le lit de M. Coumbes.

Celui-ci semblait avoir complètement perdu la raison ; il prenait entre ses mains les mains déjà glacées de Millette, et il s'écriait d'une voix lamentable :

– Un médecin ! un médecin ! Oh ! je ne suis qu'un portefaix, c'est vrai, mais je puis le payer comme un négociant.

Madeleine plaça ses doigts sur la poitrine de Millette, et, à une pulsation du cœur, elle sentit que le principe de la vie n'était pas encore complètement éteint chez elle.

Effectivement, quelques minutes après, la blessée rouvrit les yeux.

Le premier mot qu'elle prononça, fut le nom de son fils. En l'entendant, Madeleine éclata en sanglots, et, se penchant sur le lit, elle entoura de ses bras la pauvre femme, et, la pressant sur son cœur :

– Il est sauvé ! s'écria-t-elle. Vivez, vivez, ma mère, pour partager notre bonheur !

Millette écarta doucement la jeune fille et la considéra pendant quelques instants avec un attendrissement qui révélait tout ce qui se passait dans son âme. Puis deux larmes roulèrent silencieusement le long de ses joues pâles.

– Vous l'aimez, dit-elle, je puis mourir. Ce n'est pas lui qui a frappé votre frère : l'assassin, le voilà. Témoignez-en, s'il est besoin. Prête à paraître devant Dieu, je le jure.

Et, soulevant sa main par un pénible effort, d'un geste elle indiqua Pierre Manas, dont on relevait le cadavre.

– C'est inutile, ma mère, reprit Madeleine ; son innocence pouvait se passer de votre témoignage ; en sortant de son évanouissement, mon frère a déclaré que Marius n'était point le coupable.

Millette leva les yeux au ciel, joignit les mains, et le mouvement de ses lèvres, l'expression de son regard, indiquèrent qu'elle remerciait Dieu.

– Seigneur ! dit-elle en finissant, faites-moi la grâce que ce soit lui qui me ferme les yeux.

– Ne pensez pas à cela, ma mère ! vous ne mourrez pas, vous vivrez pour être heureuse de son bonheur.

– Oui, qu'elle vivra, interrompit M. Coumbes d'une voix que ses pleurs entrecoupaient : dût-il m'en coûter les yeux de la tête, je veux qu'elle vive. Tu vivras, ma pauvre Millette, tu vivras, comme le dit cette bonne demoiselle, qui vaut considérablement mieux que le reste de sa famille ; tu vivras pour être heureuse. Vois-tu, ajouta-t-il en se baissant et en approchant la bouche de l'oreille de la blessée, maintenant que nous voilà débarrassés de cette charogne, je puis t'épouser, je t'épouserai, je donnerai mon nom à ton fils, tu auras tout... non, la moitié de tout ce que je possède ; et, quoique je porte toujours la même lévite, ajouta-t-il en concentrant la voix de façon à n'être entendu que de celle à laquelle il s'adressait, je suis riche, moi, plus riche peut-être, continua-t-il avec une sorte d'amertume, que ces gens qui gaspillent la terre du bon Dieu pour y faire pousser un tas de méchants parfums. Tiens, dans le bas de ce secrétaire, que le scélérat allait effondrer si tu ne t'étais pas si bravement jetée sur lui, il y a, en or, soixante mille francs ; et ce n'est pas tout, va ! il y a les rentes, il y a la maison de Marseille et le cabanon. Eh bien, tu partageras tout cela avec moi ! Tu vois bien que tu ne peux pas mourir !

à cet argument, de l'efficacité duquel M. Coumbes ne doutait pas, Millette répondit par un funèbre sourire.

Les richesses de M. Coumbes étaient bien peu de chose auprès des éternelles splendeurs dont le ciel, en s'entrouvrant pour elle, lui découvrait déjà les horizons. Cependant elle approcha ses lèvres du visage du bonhomme et déposa sur le front de celui-ci un baiser à la fois chaste et tendre ; puis elle se retourna du côté de Madeleine.

– Soyez mille fois bénie, lui dit-elle, de votre amour pour lui... Une dernière consolation que je vous demande : tâchez que je l'embrasse une fois encore !

Madeleine fit un signe de tête et sortit de l'appartement.

Le commissaire de police était arrivé ; il attendait la présence de Madeleine pour recevoir les dépositions de Millette et celle de M. Coumbes sur les événements de la nuit. Madeleine le conduisit dans le chalet auprès de son frère.

Le coutelas de Pierre Manas avait frappé M. Jean Riouffe à la poitrine et pénétré dans ses cavités en touchant les parois du cœur ; la blessure était dangereuse, mais non mortelle. L'arme, dans son contact avec le plus essentiel de nos organes, avait produit une hémorragie pulmonaire et amené cette longue syncope qui, pendant plus de trente heures, avait privé le blessé de sentiment.

Il répéta au magistrat ce qu'il avait dit à sa sœur, et le signalement qu'il donnait de son assassin s'accordant parfaitement avec celui du meurtrier de Millette, commençait à éclaircir cette lugubre histoire. Il remit un mot à Madeleine pour le juge d'instruction, afin de supplier celui-ci – en s'appuyant sur le vœu de la mourante – d'ordonner, provisoirement du moins, l'élargissement de Marius.

Cependant Millette faiblissait d'instants en instants.

Elle fit des efforts surhumains pour donner au magistrat des détails sur ce qui s'était passé entre son mari et elle ; elle y parvint, mais ces efforts achevèrent de l'épuiser. On avait débridé et élargi la plaie ; seulement la contraction des muscles, lorsqu'elle avait contenu Pierre Manas, pour donner le temps à M. Coumbes de se mettre en défense, avait amené un épanchement interne considérable ; la respiration devenait plus difficile, son bruit plus strident. Une écume rougeâtre paraissait sur ses lèvres à chaque hoquet que lui arrachait la douleur ; le cercle bleuâtre de ses yeux s'étendait ; ceux-ci devenaient atones ; des gouttes d'une sueur glacée perlaient sur son front, et sa peau si blanche et si satinée, paraissait rugueuse.

Le triste spectacle de cette agonie avait achevé de faire tourner la tête à M. Coumbes. Il semblait qu'au moment de perdre cette compagne, il sentit tout le prix du trésor que, pendant vingt années, il avait si longtemps méconnu, et qu'il expiât son ingrate indifférence. Son désespoir s'exprimait par une sorte de rage ; il ne voulait pas admettre qu'un sacrifice d'argent ne pût pas lui conserver Millette, et sa douleur, vaniteuse encore, exaltait ce qu'il était disposé à faire. Il maltraitait le médecin ; il troublait les derniers moments de la mourante ; il fallut l'éloigner d'elle.

Millette, au contraire, conservait toute sa sérénité et tout son calme. Lorsque le prêtre succéda à l'homme de l'art, elle écouta ses exhortations avec le recueillement de la foi sincère. Cependant, et malgré sa ferveur religieuse, de temps en temps elle paraissait inquiète ; elle soulevait péniblement la tête au-dessus de l'oreiller ; elle écoutait attentive ; ses lèvres s'éclairaient d'un sourire ; une vague lueur faisait étinceler ses yeux, qu'elle tournait vers le ciel et, quand elle reconnaissait que ce n'était pas encore celui qu'elle attendait, elle murmurait :

– Mon Dieu, mon Dieu, que votre volonté soit faite !

Bientôt elle parut toucher à ses derniers moments ; ses yeux se fixèrent ; on ne reconnaissait plus qu'elle existait qu'au frémissement de ses lèvres, dont l'écume devenait de plus en plus décolorée. Elle avait perdu son sang ; elle allait expirer.

Tout à coup, et au moment où le médecin cherchait dans ses artères leur dernière pulsation, elle se dressa sur son séant avec une spontanéité qui épouvanta les assistants. Alors on entendit un pas qui gravissait précipitamment l'escalier ; ce bruit avait miraculeusement renoué le fil près de se rompre, et auquel était suspendue cette existence.

– C'est lui !... merci, mon Dieu, merci ! s'écria distinctement Millette.

En effet, la figure bouleversée de Marius apparaissait dans l'encadrement de la porte ; mais, avant que, si rapide que fût son mouvement, il eût franchi le seuil de cette porte, les bras que la pauvre femme tendait vers lui étaient retombés pesamment sur le lit. Elle avait poussé un faible soupir, et ce ne fut plus que sur le cadavre de sa mère que le jeune homme se jeta éperdu.

Dieu, sans doute, avait réservé d'autres consolations à l'humble et méritante créature, puisqu'il lui refusait celle de sentir encore une fois sur ses lèvres celles de son enfant.

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