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Chapitre LIII


Effectivement, à sept heures précises, Philippe et son avoué, qu'il avait choisi pour témoin, comme nous le savons déjà, étaient arrivés dans leur sapin allée de la Muette, presque en même temps qu'Amaury, de son côté, descendait de cheval, et que son ami Albert sautait en bas d'un élégant cabriolet.
L'ami de Philippe avait quelque habitude de ces sortes d'affaires, et voilà pourquoi il avait voulu apporter de son côté des épées et des pistolets, prétendant que Philippe étant l'insulté, il avait droit de se servir de ses propres armes.
Albert n'éleva aucune contestation ; il avait reçu d'Amaury l'ordre exprès de céder sur tous les points : les choses furent donc promptement réglées.
Il fut convenu qu'on se battrait à l'épée et qu'on se servirait des armes de Philippe, qui étaient tout simplement des épées militaires.
Sur quoi Albert tira sa trousse, offrit galamment un cigare à l'avoué, et sur son refus la remit dans sa poche, alluma son cigare et revint trouver Amaury.
- Eh bien ! lui dit-il, tout est réglé, vous vous battez à l'épée ; je te recommande le pauvre diable.
Amaury salua, posa à terre son chapeau, son habit, son gilet et ses bretelles ; Philippe en fit autant par imitation ; on présenta à Philippe les deux épées, il en prit une à peu près de la façon dont il avait l'habitude de prendre sa canne ; on présenta l'autre à Amaury, qui la reçut sans affectation, mais avec un salut élégant.
Puis les deux adversaires se rapprochèrent l'un de l'autre on croisa les deux épées à six pouces de la pointe, et les témoins s'éloignèrent l'un à droite, l'autre à gauche, en disant.
- Allez, Messieurs.
Philippe ne bouda pas un seul instant et se fendit avec une gaucherie tout à fait intrépide ; mais du premier coup Amaury lui fit sauter des mains son épée, qui s'envola en tournoyant à dix pas du combat.
- Etes-vous donc véritablement de cette force, Philippe ? demanda Amaury, tandis que son adversaire regardait tout autour de lui ce que pouvait être devenue son épée.
- Dame !... Je vous demande bien pardon, répondit Philippe, mais je vous avais prévenu.
- Prenons les pistolets alors, dit Amaury, les chances du moins, seront plus égales.
- Prenons les pistolets, dit Philippe, qui était véritablement prêt à tout.
- Ah çà ! dit Albert, pour dire quelque chose, est-ce que vous tenez vraiment à continuer le combat, Amaury ?
- Demandez à Philippe.
Albert répéta sa question, en s'adressant seulement à ses adversaires.
- Comment, si j'y tiens ! dit Philippe, certainement que j'y tiens.
J'ai été insulté, et à moins qu'Amaury ne me fasse des excuses.
- En ce cas, exterminez-vous, dit Albert, j'ai fait ce que j'ai pu pour arrêter l'effusion du sang, et je n'aurai rien à me reprocher.
Alors il fit signe au groom d'Amaury d'approcher et de tenir son cigare tandis qu'il chargerait les pistolets.
Pendant ce temps, Amaury se promenait de long en large, abattant la tête des marguerites et des boutons d'or avec la pointe de son épée.
- A propos, Albert, dit Amaury en se retournant tout a coup, il est bien entendu que Monsieur étant l'offensé, tirera le premier.
- Bien, dit Albert ; et il acheva l'opération qu'il avait entreprise, tandis qu'Amaury continuait sa moisson de boutons d'or et de marguerites.
Les préparatifs terminés, on passa aux conditions du combat ; il fut convenu que les deux adversaires, placés à quarante pas l'un de l'autre, pourraient faire chacun dix pas, ce qui ne laissait plus entre eux qu'une distance de vingt pas.
Ces conditions arrêtées, deux cannes enfoncées en terre pour marquer le point d'arrêt, on plaça les combattants à distance, on leur mit à chacun le pistolet à la main, et les témoins ayant pris chacun sa place sur les côtés, frappèrent trois coups dans leurs mains, et au troisième coup les adversaires marchèrent l'un sur l'autre.
Ils n'avaient pas fait quatre pas, que le coup de pistolet de Philippe partit ; Amaury ne bougea pas, mais Albert laissa tomber son cigare et prit vivement son chapeau.
- Qu'y a-t-il donc ? demanda Philippe, inquiet de la direction qu'avait pu prendre sa balle.
- Il y a, Monsieur, dit Albert en passant son doigt dans un trou de son chapeau, que si vous jouiez le carambolage, c'était très bien, mais que si vous jouiez le même, vous êtes un fier maladroit !
- Que diable dis-tu donc là ! s'écria Amaury, moitié effrayé, moitié riant malgré lui.
- J'ai, dit Albert, que c'est à moi et non pas à toi de tirer sur Monsieur, puisqu'il paraît que c'est avec moi qu'il se bat.
Donne-moi donc ton pistolet, et que cela finisse.
Tous les yeux se portèrent sur le pauvre Philippe, qui, les mains jointes, se confondait, vis-à-vis d'Albert, en excuses si franches et en même temps si grotesques, que témoins et adversaires ne purent s'empêcher d'éclater de rire.
En ce moment, une voiture sortant d'une des allées transversales, prit au grand trot l'allée de la Muette, et dans la personne qui, sortie à moitié de la portière, criait de toute la force de ses poumons :
- Arrêtez ! Messieurs, arrêtez !
Amaury et Philippe reconnurent ensemble leur ami, le vieux comte de Mengis.
Amaury jeta loin de lui le pistolet et se rapprocha d'Albert qui se rapprocha lui-même de Philippe, lequel continuait de tenir à la main son pistolet désarmé.
- Donnez-moi cette arme, lui dit l'avoué. Peste ! il y a une loi contre le duel.
Et il arracha le pistolet de la main de Philippe qui continuait de s'excuser envers Albert et qui n'écoutait pas ce qu'il lui disait.
- Pardieu ! Messieurs, dit le comte de Mengis en s'approchant, vous me faites singulièrement courir. Mais, Dieu merci, j'arrive à temps, ce me semble, quoique j'aie entendu le bruit d'une arme à feu.
- Ah ! mon Dieu, oui, monsieur le comte, dit Philippe c'est moi qui ne connais rien aux armes, et qui ai appuyé le doigt sur la gâchette avant le temps voulu, à ce qu'il paraît ce qui fait que j'ai manqué de tuer M. Albert, à qui je présente bien sincèrement mes excuses.
- Comment ! mais c'est donc avec Monsieur que vous vous battez ? demanda le comte.
- Non, c'est avec Amaury ; mais la balle a tourné dans le canon, et je ne sais pas comment cela s'est fait, tout en visant Amaury, c'est Monsieur que j'ai failli tuer.
- Messieurs, dit le comte, pensant qu'il était temps de prendre la chose sur le ton de gravité qui convenait à une pareille affaire ; Messieurs, ayez la bonté de me laisser causer cinq minutes avec MM. Auvray et Amaury.
L'avoué, en s'inclinant, et le dandy, en allumant un autre cigare, se retirèrent un peu à l'écart, laissant ensemble Amaury, Philippe et le comte de Mengis.
- Ah çà ! Messieurs, dit alors aux deux jeunes gens M. de Mengis, qu'est- ce que ce duel signifie ? Est-ce de cela que nous étions convenus, Amaury ? Pourquoi vous battez-vous enfin, au nom du ciel ! et surtout avec M. Philippe, votre ami ?
- Je me bats avec M. Philippe, parce que M. Philippe compromettait Antoinette.
- Et vous, monsieur Philippe, pourquoi vous battez-vous avec Amaury !
- Parce qu'Amaury m'a gravement insulté.
- Je vous ai insulté parce que vous compromettiez Antoinette, et que M. Mengis lui-même m'a prévenu...
- Pardon, monsieur Philippe, dit le comte, permettez vous que je dise deux mots à Amaury ?
- Comment donc, monsieur le comte...
- Ne vous éloignez pas, j'aurai à vous parler après.
Philippe salua et fit quelques pas, laissant M. de Mengis et Amaury en tête à-tête.
- Vous ne m'avez pas compris, Amaury, dit M. de Mengis ; il y avait, outre M. Philippe, une seconde personne qui compromettait mademoiselle Antoinette.
- Une seconde personne ? s'écria Amaury.
- Oui, et cette seconde personne, c'est vous.
M. Philippe la compromettait par ses promenades à pied, et vous par vos promenades à cheval.
- Que dites-vous là ? s'écria Amaury, et comment a-t-on pu croire que moi, j'eusse des prétentions sur Antoinette ?
- On l'a si bien cru, Monsieur, que mon neveu vous regarde comme le seul prétendant sérieux à la main de mademoiselle de Valgenceuse, et se retire devant vous et non devant M. Philippe.
- Devant moi ! Monsieur, reprit Amaury terrifié ; devant moi ! comment, on a pu croire...
- Eh bien ! qu'y a-t-il d'étonnant ?
- Et vous dites qu'il se retire devant moi ?
- Oui, à moins que vous ne déclariez positivement que vous n'aviez aucune prétention sur Antoinette.
- Monsieur, dit Amaury en s'imposant un effort visible, je ferai mieux que cela, rapportez-vous-en à moi. Je suis l'homme des résolutions promptes, et avant ce soir vous saurez si j'étais digne de la confidence que vous m'avez faite et du conseil que je comprends que vous me donnez.
Et Amaury, saluant M. de Mengis, fit un pas pour se retirer.
- Ah bien ! Amaury, reprit M. de Mengis, vous vous en allez comme cela, sans dire un mot à Philippe ?
- C'est juste, dit Amaury, je lui dois des excuses.
- Approchez, monsieur Auvray, dit le comte.
- Mon cher Philippe, reprit Amaury, maintenant que vous avez tiré sur moi, ou du moins de mon côté, je puis vous dire que je regrette au fond du coeur de vous avoir offensé.
- Eh ! mon ami, s'écria Philippe en serrant la main d'Amaury, Dieu sait si j'avais l'intention de te tuer, et la preuve est que j'ai atteint le chapeau de ton témoin, maladresse dont j'ai le plus vif regret.
- A la bonne heure, dit M. de Mengis ; j'aime à vous voir parler ainsi tous deux.
Maintenant serrez-vous la main et que tout soit dit.
- Les deux jeunes gens se secouèrent la main en souriant.
- Monsieur, dit Amaury, je crois vous avoir entendu dire que vous aviez à entretenir particulièrement Philippe.
Je me retire et vais accomplir ce que j'ai résolu.
Amaury salua et se retira lentement en homme qui sent la gravité de la démarche qu'il va entreprendre, dit deux mots de remerciement à Albert, monta à cheval et s'éloigna au galop.
- Maintenant que nous sommes seuls, monsieur Philippe, dit le comte, je vous avouerai bien bas que M. de Léoville avait eu raison de vous faire observer que vos assiduités compromettaient Antoinette ; encore une aventure comme celle-ci, et je ne sais si avec sa beauté, si avec sa fortune, Antoinette trouverait jamais à se marier.
- Monsieur, dit Philippe, j'ai avoué tout à l'heure que j'avais tort, et je le répète ; mais ce tort je sais comment le réparer. Je suis l'homme des résolutions lentes, Monsieur ; mais une fois ma résolution prise, rien ne m'écarte de mon but.
Monsieur le comte, j'ai l'honneur de vous présenter mes hommages les plus respectueux.
- Mais qu'allez-vous faire ? demanda M. de Mengis, tremblant que cet air grave de Philippe ne cachât quelque nouvelle sottise.
- Vous serez content de moi, Monsieur ; voilà tout ce que je puis vous dire, reprit Philippe.
Et faisant un profond salut, il se retira à son tour, laissant M. de Mengis tout ébahi.
- Mon cher ami, dit Philippe à son témoin, il faut que vous me rendiez le service de vous en aller à pied jusqu'à la barrière de l'Etoile, ou que vous poussiez votre dévouement pour moi jusqu'à prendre l'omnibus. J'ai absolument besoin du fiacre pour une course un peu longue.
- Eh mais ! dites donc, Monsieur, fit Albert, qui tenait toujours le pistolet d'Amaury, est-ce que vous vous en allez sans que l'on tire sur vous, par exemple ?
- Ah ! c'est vrai, dit Philippe, pardon, Monsieur, j'oubliais...
Si vous voulez mesurer la distance où nous étions...
- C'est inutile, dit Albert, vous êtes bien comme vous êtes ; seulement, ne bougez pas.
Philippe s'arrêta droit comme un piquet, voyant qu'Albert l'ajustait.
- Eh ! mais, que faites-vous donc ! s'écrièrent à la fois l'avoué et M. de Mengis, s'élançant tous deux vers Albert.
Mais avant qu'ils eussent fait quatre pas, le coup était parti et le chapeau de Philippe roulait sur le gazon, touché juste au même endroit où Philippe avait percé celui d'Albert.
- Maintenant, monsieur Auvray, dit en riant le jeune homme, maintenant, allez à vos affaires ; nous sommes quittes.
Philippe ne se le fit pas dire deux fois, il ramassa son chapeau, sauta dans son fiacre, dit quelques mots à voix basse au cocher et partit dans la direction de Boulogne.
Alors Albert s'approcha de l'avoué et lui offrit un cigare et une place dans son tilbury.
L'avoué accepta l'un et l'autre, et comme le véhicule était à l'autre bout de l'allée, après avoir courtoisement salué le comte, ils s'en allèrent bras dessus, bras dessous.
- Ma foi, dit M. de Mengis en se dirigeant de son côté vers sa voiture, je crois, Dieu me pardonne, que la génération qui succède à la nôtre est tout bonnement une génération de fous.

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