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Chapitre XLV


- Eh bien ? demanda M. d'Aurigny en relevant la tête
- Mais, reprit Amaury, c'est une question grave que celle-là, Monsieur, et qui veut certainement qu'on y pense. La plupart des jeunes gens de notre aristocratie, hélas ! trop clairsemés, sont en effet mes camarades.
- Alors nommez-nous-en quelques-uns, dit le docteur.
Amaury chercha le regard d'Antoinette pour l'interroger, mais Antoinette tenait obstinément les yeux baissés.
- Eh bien, reprit Amaury, forcé de répondre à son tuteur, il y a d'abord Arthur de Lancy.
- Oui, reprit vivement M. d'Avrigny, oui, c'est vrai : il est jeune, élégant, spirituel ; il a un beau nom, une belle fortune.
- Mais malheureusement il ne peut convenir à Antoinette ; c'est un libertin, un homme qui fait le roué, qui ambitionne, ce qui, dans le dix-neuvième siècle, me paraît souverainement ridicule, la réputation de don Juan ou de Lovelace, qualités charmantes pour des fous et des écervelés comme lui, mais médiocre garantie de bonheur pour une femme.
Antoinette respira et parut remercier Amaury du regard.
- Alors cherchons quelque autre, reprit le vieillard.
- J'aimerais mieux Gaston de Sommervieux, dit Amaury.
- En effet, reprit M. d'Avrigny, celui-là est aussi riche et aussi noble qu'Arthur de Lancy, et de plus, j'ai entendu dire autrefois qu'il était sérieux, modeste et rangé.
- Oui, mais si l'on avait tenu à énumérer toutes ses qualités devant vous, dit Amaury, on aurait pu ajouter que c'était un sot qui a de la surface, c'est vrai ; mais amusez-vous à creuser son silence majestueux et sa dignité de commande, et vous trouverez au fond, je puis vous en répondre, un pauvre et médiocre personnage.
- Mais, dit M. d'Avrigny, comme essayant de rappeler ses propres souvenirs voyant que ceux d'Amaury le servaient si mal, ne m'avez-vous pas présenté un nommé Léonce de Guérignou ?
- Oui, Monsieur, reprit Amaury en rougissant.
- Ce jeune homme m'avait paru destiné a un remarquable avenir ; n'est-il point déjà conseiller d'Etat ?
- C'est vrai ; mais il n'est pas riche.
- Hélas ! dit M. d'Avrigny, Antoinette ne l'est-elle pas pour deux ?
- Puis, continua Amaury avec une certaine aigreur, son père n'a pas, à ce qu'on assure, joué un rôle fort honorable dans la révolution.
- En tous cas, reprit M. d'Avrigny, ce ne serait pas son père, mais son grand-père, et quand ces calomnies seraient prouvées, ce n'est plus de notre temps que les descendants sont comptables des fautes de leurs ancêtres.
Ainsi, Amaury, présentez ce jeune homme à Antoinette, sous le patronage de M. de Mengis, bien entendu, et s'il lui plaît...
- Ah ! pardon, s'écria Amaury, il faut que je sois un bien grand étourdi ; mon Dieu ! quelques mois d'absence ont tout brouillé dans ma mémoire : j'oubliais que Léonce a juré de vivre et de mourir garçon. C'est pour lui comme une monomanie, et les plus jeunes, les plus adorables, les plus aristocratiques beautés du faubourg Saint-Germain ont échoué devant son humeur sauvage.
- Eh bien, dit M. d'Avrigny, si nous en revenions à M. Philippe Auvray.
- Je vous ai dit, mon oncle... interrompit Antoinette.
- Laisse parler Amaury, mon enfant, dit M. d'Avrigny.
- Oh ! mon cher tuteur, reprit Amaury avec une humeur visible, ne m'interrogez pas sur ce M. Philippe que je ne reverrai de ma vie. Antoinette l'a reçu malgré mes conseils et peut le recevoir encore, si bon lui semble ; mais moi je ne saurais lui pardonner son indigne façon d'oublier.
- D'oublier qui ? demanda M. d'Avrigny.
- D'oublier Madeleine, Monsieur.
- Comment, Madeleine ! s'écrièrent à la fois M. d'Avrigny et Antoinette.
- Oui, en deux mots vous allez juger cet homme : il aimait Madeleine, il me l'avait dit, il m'avait même prié de vous la demander en mariage, et cela, le jour même où vous veniez de me l'accorder à moi.
Eh bien ! aujourd'hui le voilà qui aime Antoinette, comme il avait aimé Madeleine, comme il en avait aimé, comme il en aimera peut-être encore dix autres. Jugez maintenant quelle confiance on peut accorder à un pareil coeur qui change si complètement et si vite, et où s'efface en moins d'une année une passion qu'il prétendait éternelle.
Antoinette courba la tête sous cette profonde indignation d'Amaury et demeura comme atterrée.
- Vous êtes bien sévère, Amaury, dit M. d'Avrigny.
- Oh ! oui, bien sévère, ce me semble, reprit timidement Antoinette.
- Le défendez-vous, Antoinette ? s'écria vivement Amaury.
- Je défends notre pauvre nature humaine, reprit la jeune fille ; tous les hommes n'ont pas, Amaury, votre âme inflexible et votre immuable constance, et il serait du moins généreux à vous de compatir aux faiblesses que vous ne partagez pas.
- Ainsi, reprit Amaury avec amertume, Philippe trouve grâce à vos yeux... et c'est Antoinette...
- Et c'est Antoinette qui a raison, dit M. d'Avrigny, regardant le jeune homme comme s'il eût voulu lire jusqu'au fond de son âme.
Vous condamnez avec trop de rigueur, Amaury.
- Mais il me semble... reprit celui-ci avec force.
- Oui, interrompit le vieillard, votre âge passionné n'est guère clément, je le sais, et ne veut pas composer d'ordinaire avec les défaillances des coeurs mortels ; mes cheveux blancs, à moi, ont appris l'indulgence, et vous-même expérimenterez peut-être un jour a vos dépens, bien durement, hélas ! que les plus intraitables volontés se brisent à la longue, et qu'au jeu terrible des passions le plus fort ne peut pas répondre de lui-même, le plus orgueilleux ne peut pas dire : « Je serai là demain. »
Ne jugeons donc sévèrement personne, afin de ne pas être jugés sévèrement à notre tour ; c'est le destin qui nous mène, et non pas notre volonté.
- Ainsi, s'écria Amaury, vous me supposez capable de trahir un jour aussi le souvenir de Madeleine ?
Antoinette pâlit et s'appuya au chambranle de la cheminée.
- Je ne suppose rien, Amaury, dit le vieillard en secouant la tête ; j'ai vécu, j'ai vu, je sais.
Quoi qu'il en soit, puisque vous prenez vis-à-vis d'Antoinette, c'est vous qui l'avez dit, le rôle de jeune père, tâchez, mon ami, d'être avant tout miséricordieux et bon.
- Et ne m'en veuillez pas, ajouta Antoinette avec un léger accent d'amertume, d'avoir avoué un instant que, après avoir aimé Madeleine, on pouvait en aimer une autre ; ne m'en veuillez pas, je m'en repens.
- Oh ! qui peut vous en vouloir, Antoinette, ange de douceur ? dit Amaury, à qui avait échappé le sentiment amer qui avait inspiré les paroles de la jeune fille, et qui avait pris son excuse au pied de la lettre.
En ce moment, Joseph, fidèle à la consigne donnée, vint annoncer que l'heure avait sonné et que la voiture qui devait reconduire Antoinette était prête.
- Accompagnerai-je Antoinette ? demanda Amaury au docteur.
- Non, mon ami, reprit M. d'Avrigny ; malgré vos fonctions paternelles, vous êtes bien jeune, Amaury, et défaut, non pour vous sans doute, mes enfants, mais pour le monde, observer l'un vis-à-vis de l'autre les plus strictes convenances.
- Mais, dit Amaury, j'étais venu en poste et j'ai renvoyé les chevaux.
- Une seconde voiture est à vos ordres, Amaury, que cela ne vous inquiète donc pas ; il y a même plus, comme vous ne pouvez continuer de demeurer rue d'Angoulême, et que sans doute vous voudrez visiter Antoinette à Paris, je vous prierai de ne lui faire vos visites qu'accompagné de quelqu'un de mes vieux amis ; de Mengis, par exemple, vient la voir trois fois par semaine et à des heures réglées ; il sera heureux de vous conduire chez elle. C est ce qu'il fait toujours, à ce que m'a dit Antoinette, pour M. Philippe Auvray.
- Ainsi, je suis donc un étranger ?
- Non, Amaury, vous êtes mon fils, à mes yeux et à ceux d'Antoinette ; mais aux yeux du monde, vous êtes un jeune homme de vingt-cinq ans, voilà tout.
- Comme ce sera amusant de me rencontrer sans cesse avec ce M. Philippe que je ne puis souffrir, et que je m'étais bien promis de ne pas revoir !
- Oh ! laissez-le venir, Amaury, s'écria Antoinette, ne fût-ce que pour voir quel accueil je lui fais, et comme il faut qu'il soit difficile à décourager pour persister dans ses visites.
- Vraiment ? dit Amaury.
- Vous en jugerez par vous-même.
- Quand cela ?
- Dès demain ; le comte de Mengis et sa femme veulent bien consacrer à leur pauvre recluse les soirées des mardis, jeudis et samedis. C'est demain samedi, venez demain.
- Demain... murmura Amaury hésitant.
- Oh ! venez, venez, reprit Antoinette, il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus, et nous devons avoir tant de choses à nous raconter !
- Allez-y, Amaury, allez-y, dit M. d'Avrigny.
- A demain donc, Antoinette, dit le jeune homme.
- A demain, mon frère, dit Antoinette.
- Et moi, chers enfants, à un mois, dit M. d'Avrigny, qui avait écouté leur discussion avec un mélancolique sourire ; et pendant ce mois, eh bien, si vous avez besoin de moi pour une chose importante, je vous autorise à me venir voir.
Et appuyé sur Joseph, il les conduisit jusqu'à leurs voitures ; puis, les embrassant tous deux :
- Adieu, mes amis, leur dit-il.
- Adieu, notre bon père, dirent les jeunes gens.
- Amaury ! cria Antoinette tandis que Joseph fermait la portière, souvenez vous des mardis, jeudis et samedis.
Puis s'adressant au cocher :
- Rue d'Angoulême, dit-elle.
- Rue des Mathurins, dit Amaury.
- Et moi, reprit M. d'Avrigny après les avoir vus s'éloigner tous les deux, et moi, au tombeau de ma fille.
Et, s'appuyant au bras de Joseph, le vieillard prit le chemin du cimetière pour aller, comme il le faisait chaque jour, dire bonsoir à Madeleine.

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