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Chapitre XLIV


Le 1er mai, Antoinette arriva à Ville-d'Avray vers onze heures du matin, comme de coutume.
Elle trouva M. d'Avrigny encore penché d'un degré de plus vers la tombe.
Depuis deux mois déjà elle remarquait, dans cet esprit autrefois si vigoureux, de singulières absences et comme un commencement de folie.
L'âme, à force de regarder le même point, se brouille comme les yeux.
L'unique pensée qui brillait dans les ténèbres de cette existence désolée l'entraînait, feu follet perfide, aux abîmes de la déraison, pour ne contempler que la mort. M. d'Avrigny commençait à ne plus y voir dans la vie.
Le 1er mai, pourtant, il fit un grand effort, comme s'il se sentait n'avoir plus guère de temps à perdre, et il s'informa avec plus de sollicitude encore qu'aux précédentes visites de la vie présente et des projets futurs de sa nièce.
Antoinette voulut détourner cette conversation toujours pénible pour elle, mais M. d'Avrigny insista.
- Ecoute, Antoinette, lui dit-il avec un sourire de sérénité et de joie, il ne faut pas t'abuser plus que je ne m'abuse moi-même.
Je sens que je m'en vais, et mon âme, qui est en effet la plus pressée, devance mon corps et quitte parfois déjà ce monde pour l'autre, la réalité pour le rêve.
Oui, cela est ainsi, et je m'en félicite, Antoinette ; car c'est un symptôme de ma mort prochaine, que ma tête se refuse par intervalles à l'appel de ma volonté ; c'est pour cela qu'avant qu'elle m'ait tout à fait abandonné, je veux me contraindre à m'occuper de toi, chère fille de ma soeur, pour que ta mère m'accueille en souriant là-haut ; par bonheur, aujourd'hui je retrouve un moment lucide et je tâcherai de t'écouter sans distraction.
Voyons, dis-moi d'abord qui tu reçois habituellement, Antoinette ?
Antoinette nomma ceux de ses vieux amis qui n'avaient pas cessé de fréquenter l'hôtel de la rue d'Angoulême, et le nom de Philippe Auvray vint a son tour.
M. d'Avrigny essaya de rassembler ses souvenirs.
- Ce Philippe Auvray, demanda-t-il, n'est-il point un ami d'Amaury ?
- Oui, mon oncle.
- C'est donc un élégant ?
- Oh ! non, mon oncle.
- Jeune pourtant, et riche, à ce que je crois ?
- Mais oui.
- Noble ?
- Non.
- Est-ce qu'il t'aime ?
- J'en ai peur.
- Et toi, l'aimes-tu ?
- Pas le moins du monde.
- Voilà au moins des réponses nettes et catégoriques, reprit M. d'Avrigny.
Mais enfin, n'aimes-tu donc personne, Antoinette ?
- Personne, excepté vous, répondit la jeune fille en soupirant.
- Ce n'est pas assez, Antoinette, ce n'est pas assez, reprit le vieillard, car, ainsi que je te l'ai dit, dans un mois ou deux je ne serai plus, et si tu n'aimes que moi, après ma mort il ne te restera plus personne à aimer.
- Oh ! mon oncle, vous vous abusez, je l'espère.
- Non, mon enfant, je m'affaiblis tous les jours, je le sens ; il faut déjà que Joseph, qui est plus vieux que moi de cinq ans, me donne le bras pour que je puisse aller matin et soir dire bonjour et adieu à ma pauvre Madeleine.
Heureusement, ajouta-t-il en se tournant vers le cimetière, que cette fenêtre donne justement sur son tombeau ; de sorte que je pourrai au moins mourir en le regardant.
A ces mots, le vieillard jeta les yeux vers l'endroit du cimetière où reposait Madeleine, mais se soulevant tout à coup en s'aidant du bras du fauteuil avec une force dont on l'aurait cru incapable :
- Quelqu'un ! s'écria-t-il, quelqu'un à la tombe de Madeleine ; quel est l'étranger...
Puis se laissant tomber :
- Ah ! ce n'est pas un étranger, dit-il, c'est lui !
- Qui, lui ? s'écria Antoinette en se précipitant vers la fenêtre.
- Amaury ! répéta le vieillard.
- Amaury, répéta Antoinette en se retenant à la muraille, car elle sentait que les jambes allaient lui manquer.
Oui, il est revenu sans doute, et sa première visite a été pour cette tombe. Allons, c'est bien.
Et M. d'Avrigny rentra dans son silence et dans son immobilité habituels.
Quant à Antoinette, elle demeura, elle aussi, immobile et silencieuse, mais par l'impression tout opposée. M. d'Avrigny n'éprouvait plus rien ; elle, elle sentait trop.
En effet, c'était Amaury qui venait d'arriver et qui s'était fait conduire au cimetière.
Il s'était avancé chapeau bas vers la tombe ; il y resta agenouillé dix minutes environ ; puis, après une prière sans doute, il se releva, prit le chemin qui conduisait à la porte et disparut.
Antoinette se douta qu'il allait arriver, et se sentit défaillir.
En effet, un instant après, elle entendit le bruit de ses pas qui montaient l'escalier ; la porte s'ouvrit, et Amaury parut.
Quoique prévenue, Antoinette ne put s'empêcher de jeter un cri. A ce cri, M. d'Avrigny sembla sortir de sa torpeur et se retourna.
- Amaury ! s'écria Antoinette.
- C'est vous, Amaury ? dit tranquillement M. d'Avrigny, comme s'il eût quitté la veille son pupille.
Et il lui tendit la main.
Amaury s'avança vers le vieillard et se mit à genoux devant lui.
- Bénissez-moi, mon père... dit Amaury.
M. d'Avrigny imposa, sans parler, ses deux mains sur la tête du jeune homme.
Amaury demeura un instant ainsi. Les larmes coulèrent de ses yeux et des yeux d'Antoinette. M. d'Avrigny seul paraissait impassible.
Enfin, le jeune homme se releva, alla à Antoinette, lui baisa la main, et tous trois demeurèrent un instant se regardant et s'observant en silence.
Amaury trouvait M. d'Avrigny plus changé en huit mois que si huit années eussent passé sur sa tête.
Ses cheveux étaient devenus blancs comme la neige, sa poitrine était ployée en deux, son regard atone, son front ridé, sa voix tremblante.
Il n'était plus que l'ombre de lui-même.
Mais Antoinette !
Chaque journée, en même temps qu'elle marquait le vieillard d'une ride de plus, avait embelli la jeune fille d'une grâce nouvelle...
Huit mois à dix-sept ans, c'est beaucoup, comme huit mois à soixante.
Antoinette était maintenant plus charmante que jamais.
L'oeil suivait avec un charme indicible la ligne élégante et onduleuse de sa taille bien cambrée. Ses fines narines roses aspiraient la vie, ses grands yeux humides et noirs semblaient aussi bien faits pour la mélancolie que pour la gaieté, et devaient prêter une expression pareille à la douceur et à la malice.
Ses joues avaient la fraîcheur et le velouté de la pêche ; sa bouche, le carmin de la cerise ; ses mains étaient petites, potelées, blanches et veinées ; ses pieds semblaient n'avoir pas grandi depuis l'âge de douze ans.
C'était enfin une muse, une fée, une péri.
Amaury revoyait Antoinette et ne la reconnaissait plus.
Puis il regardait si rarement et si superficiellement Antoinette, lorsque Antoinette était près de Madeleine !
De son côté, Antoinette le trouvait fort changé aussi, et changé en bien.
La douleur, au lieu de le flétrir, avait mis sur ce jeune visage un cachet de gravité qui lui seyait ; la solitude ne lui avait pas nui non plus, et en lui imposant des habitudes de pensée que son oisiveté turbulente ne connaissait guère, avait fait son front plus large et son regard plus profond ; puis les longues excursions dans la montagne avaient profité à son sang et à sa force physique, comme les idées et les réflexions nouvelles à son esprit et à son énergie morale. Plus pâle, il paraissait plus sérieux, plus simple, plus homme enfin.
Antoinette le regardait sous ses paupières baissées, et sentait mille idées confuses et bourdonnantes s'agiter dans son coeur.
Le docteur prit le premier la parole :
- Je vous trouve mieux, Amaury, lui dit-il, et vous devez me trouver mieux aussi, ajouta-t-il avec un accent significatif.
- Oui, répondit gravement le jeune homme, et vous êtes bien heureux, et je vous félicite ; mais, que voulez-vous ? Dieu est le maître, et la nature n'est pas habituée à m'obéir comme à vous.
Maintenant, poursuivit-il d'un air sombre, tant qu'il plaira au Seigneur, j'ai résolu de vivre.
- Oh ! merci, mon Dieu ! murmura Antoinette à voix basse et avec une larme dans les yeux.
- Vous allez vivre, reprit le docteur, c'est bien fait et bien dit, Amaury ; je vous ai toujours connu ainsi, courageux et sincère. Vivez, je vous approuve.
S'il faut vous l'avouer, je sens bien en moi comme une joie puérile que je me reproche, et une espèce d'assez misérable vanité dont j'ai honte, en pensant qu'en fin de compte la douleur du père a été plus forte et plus sûrement meurtrière que celle de l'amant ; mais quand j'y réfléchis, après tout, il est peut-être moins beau de mourir de chagrin que de vivre avec son chagrin, de vivre dans son veuvage seul et grave, résigné pourtant, et avec cela, bon pour les hommes, mêlé à leurs actions sans les dédaigner, et à leurs pensées sans qu'elles vous atteignent.
- C'est là, en effet, le rôle que l'avenir m'a gardé, continua Amaury, c'est la vie que je veux mener, et dites-moi, mon père, n'est-ce pas celui qui aura le plus attendu qui aura le plus souffert ?
- Pardon, interrompit Antoinette brisée entre ces deux stoïcismes ; vous êtes tous deux, vous, mon oncle, et vous, Amaury, des hommes si forts, si grands, si supérieurs, que vous pouvez parler ainsi ; mais faites attention que je suis là, que malgré moi je vous écoute.
Ne tenez donc pas de ces discours étranges que vous seuls pouvez comprendre devant une pauvre femme faible et peureuse comme moi.
Laissons au Seigneur, je vous prie, les hautes questions de la vie et de la mort, et parlons tout simplement de votre retour, Amaury, de la joie qu'il nous cause, après une si longue attente.
Et tenez... Ah ! je suis bien heureuse de vous revoir ! s'écria la naïve enfant, incapable de se maîtriser, en prenant les deux mains d'Amaury dans les siennes.
En présence de cet instinct charmant et de ce délicieux naturel de jeune fille, les deux hommes pouvaient-ils faire autrement que de se mettre à l'unisson de tant d'abandon et de simplicité. C'est ce qui arriva, et M. d'Avrigny lui même ne put résister plus longtemps aux filiales tendresses d'Antoinette.
- Allons, dit-il, puisque cette unique journée vous appartient à tous deux, mes enfants, prenez-la du moins tout entière ; c'est, d'ailleurs, une des dernières que je pourrai vous donner.
Il se prêta, en effet, de ce moment, aux deux jeunes gens avec une bonté parfaite.
Amaury et Antoinette retrouvèrent là une de leurs longues et douces causeries d'autrefois.
Le docteur interrogea Amaury sur ses desseins, entra dans ses vues, lui corrigea, avec l'aménité exquise de l'homme du monde, quelques idées trop jeunes et trop absolues, et n'accueillit qu'avec un sourire de doute certaines erreurs respectables, certaines illusions touchantes de la vingtième année ; il voyait avec un plaisir marqué combien ce coeur, qui s'ignorait lui-même, avait encore de puissance et de chaleur.
Amaury, cependant, parlait de son désenchantement avec enthousiasme et de ses passions éteintes, avec feu : il ne voulait plus vivre pour lui-même, mais pour les autres ; il n'acceptait dorénavant l'existence que par philanthropie.
Le pénétrant docteur hochait ta tête d'un air sérieux à tous ces rêves, et approuvait d'un geste complaisant toutes ces utopies.
Pour Antoinette, elle était ravie de voir Amaury si noble, si généreux, si ardent.
Après le dîner, son tour vint, et l'on commença à parler d'elle, comme on avait parlé d'Amaury.
- Amaury, dit M. d'Avrigny, lorsque de nouveau, vers les sept heures du soir, ils se retrouvèrent seuls, Amaury, quand je n'y serai plus, je vous la confie.
Le malheur vous a mûri maintenant ; détaché du monde comme vous voulez l'être désormais, vous jugerez mieux les choses et les hommes, conseillez-la, mon ami, guidez-la ; soyez son frère.
- Oui, reprit Amaury avec effusion, et un frère bien dévoué, je vous le jure.
Oui, mon cher tuteur, j'accepte avec bonheur ces devoirs de jeune père que vous m'imposez, et ne m'en départirai que le jour où je la pourrai remettre à un mari qui l'aime et soit digne d'elle.
Antoinette, dès que ce sujet revenait dans la conversation, retombait aussitôt dans la tristesse et le silence.
Elle baissa donc les yeux, muette et songeuse ; mais le docteur reprit vivement :
- C'est justement de cela que nous parlions tantôt quand vous êtes arrivé, Amaury.
- Ah ! je serais bien content, si, avant de vous quitter, je la savais heureuse et aimée dans la maison d'un époux digne d'elle.
Voyons, Amaury, continua le vieillard, voyons, parmi vos amis ne connaissez-vous personne ?
Amaury, à son tour, garda le silence.

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