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Chapitre XXXV


A huit heures du matin, Joseph vint de la part de M. d'Avrigny prier Amaury de descendre au salon. Il obéit aussitôt.
En le voyant entrer, son tuteur alla au-devant lui et l'embrassa tendrement.
- Merci, Amaury, lui dit-il, j'ai eu raison, je le vois, de compter sur votre courage, merci !
A ces paroles de félicitation, Amaury secoua tristement la tête, sourit avec amertume, et sans doute allait répondre, lorsque Antoinette, appelée aussi par son oncle, apparut à son tour.
En se retrouvant vis-à-vis l'une de l'autre, ces trois douleurs demeurèrent un instant muettes. Chacun semblait craindre de rompre le silence.
Le vieillard regardait avec attendrissement ces jeunes gens, chez lesquels tant de grâce décorait la douleur ; les jeunes gens contemplaient avec respect ce vieillard qui maintenait son désespoir avec une si calme dignité.
M. d'Avrigny fit signe à Antoinette et à Amaury de s'asseoir à ses côtés, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche ; prenant alors leurs deux mains dans ses mains tremblantes :
- Mes enfants, leur dit-il avec un mélange profond de tristesse et de bonté, vous êtes tous deux beaux, jeunes, charmants ; vous êtes le printemps, l'avenir, la vie, et rien que de vous voir cela met un peu de joie dans mon pauvre coeur désolé.
Je vous aime vraiment.
Vous êtes tout ce que j'aime encore au monde, et vous aussi, vous m'aimez, je le sais, mais il faut que vous me pardonniez : je ne puis rester avec vous.
- Quoi ! mon oncle, s'écria Antoinette, vous nous quittez ? Que voulez vous dire ?... Expliquez-vous.
- Laisse-moi achever, mon enfant, dit M. d'Avrigny.
Puis, s'adressant de nouveau aux jeunes gens :
- Vous êtes, je vous le répète, la vie, l'existence, et c'est la mort qui m'attire, moi.
Les deux affections que je conserve dans ce monde ne peuvent compenser celle que j'ai dans l'autre. Il sied donc que nous nous séparions, vous qui êtes tournés vers demain, et moi qui ne dois plus regarder qu'hier.
Je sais tout ce que vous allez me dire ; mais, quelque résolution que vous avez prise vous-mêmes, il n'en est pas moins vrai que nos chemins sont différents, et que ma détermination, à moi, est de vivre désormais seul.
Je vous en demande encore une fois pardon, et vous allez me trouver bien personnel ; mais que voulez-vous ? voir votre jeunesse florissante me ferait mal, je le sens, et voir ma vieillesse désesperée vous attristerait, à coup sûr : quittons-nous donc, c'est le mieux, et allons chacun de notre côté, vous dans la vie, moi à la tombe.
Il se fit un instant de silence, puis M. d'Avrigny reprit :
- Je vais vous dire comment j'ai arrangé le peu de jours que Dieu m'imposera encore, et vous parlerez après.
Désormais, avec mon vieux serviteur Joseph, j'habiterai seul ma maison de Ville-d'Avray. Je n'en sortirai que pour aller visiter le cimetière où dort Madeleine et où je dormirai bientôt. Je n'y recevrai personne, pas même mes meilleurs amis. Ils doivent me considérer maintenant comme mort. Je n'appartiens plus à cette terre.
Le 1er de chaque mois, je vous recevrai tous deux, vous deux seuls ; vous me direz ce que vous faites et vous verrez où j'en suis.
- Oh ! mais, mon cher oncle, que vais-je devenir, s'écria Antoinette fondant en larmes, isolée, abandonnée, sans vous, mon Dieu ! que vais-je devenir ? Oh ! dites, dites donc.
- Crois-tu que je n'aie pas pensé à toi, chère fille, reprit M. d'Avrigny, à toi qui t'es montrée toujours la soeur si admirablement dévouée de mon enfant ?
Amaury étant assez riche de son propre patrimoine, j'ai fait un testament qui t'assure, après moi, toute ma fortune et, dès aujourd'hui, la fortune de Madeleine.
Antoinette fit un mouvement.
- Oui, oui, continua M. d'Avrigny, toute cette opulence t'est bien indifférente, je le sais ; c'est d'affection, noble coeur, que tu as besoin avant toute chose. Eh bien, écoute, Antoinette, il faut te marier, entends-tu bien ?
La jeune fille voulut parler, M. d'Avrigny lui imposa silence.
- As-tu le droit, puisque tu ne peux plus être utile à ton vieil oncle, de te refuser aux doux et saints devoirs de femme et de mère ? Quand Dieu te demandera compte de ta destinée, que répondras-tu ? Il faut te marier, Antoinette.
Ce n'est plus un avocat que je te propose, tu peux aspirer plus haut. Maintenant, loin du monde, j'y garderai de l'influence et des amis. Ecoute :
Te rappelles-tu, il y a un an, que le comte de Mengis, mon vieil ami, m'avait demandé Madeleine pour son fils unique ? J'avais refusé ; mais écoute. Je puis renouer par correspondance avec lui, et à défaut de ma fille, il acceptera certes bien ma nièce, aussi jeune, aussi riche, aussi belle que l'était Madeleine.
Voyons, Antoinette, que dis-tu du jeune vicomte de Mengis ? Tu l'as vu souvent ici, il est noble, élégant, spirituel.
M. d'Avrigny s'arrêta attendant une réponse, mais Antoinette se tut indécise et honteuse.
Amaury, de son côté, la regardait non sans quelque émotion.
Des deux compagnons de douleur que lui avait donnés le sort, M. d'Avrigny se retirait déjà pour souffrir seul, et il était sans doute naturel que le jeune homme eût hâte d'apprendre si celle que l'âge rapprochait de lui autant que la tristesse, abandonnerait à son tour leur amère société d'infortune, et, le laissant seul à pleurer, achèverait de dissiper et de détruire tout ce qui lui rappelait son heureuse enfance, ses amours avec Madeleine et toute sa chère famille d’autrefois.
Il n'était donc pas étonnant que ses yeux s'arrêtassent avec une certaine anxiété sur Antoinette.
Antoinette vit ce regard, et comme si elle l'eût compris :
- Mon bon oncle, dit-elle enfin d'une voix tremblante, je vous remercie de votre sollicitude et de votre générosité ; vos conseils, qui sont ceux d'un père, doivent être sacrés pour moi, et je les reçois à genoux ; mais ayez la bonté de me laisser un peu de temps pour y penser : vous voulez désormais être sourd et aveugle aux choses de ce monde, et je sens que vous vous êtes fait violence aujourd'hui pour en finir tout de suite avec ce qui n'est pas Madeleine, et pour vous occuper une fois encore des deux seuls êtres qui vous intéressent ici-bas.
Cher oncle, soyez-en béni, et gardez l'assurance que vos voeux seront toujours pour moi des ordres. Je n'y résiste pas. Oh ! non. Je viens demander seulement d'en retarder l'exécution, de ne point me marier avec des habits de deuil, et de mettre un intervalle entre cet avenir, qu'a tort, j'en ai peur, vous voyez si florissant pour moi, et un passé auquel je dois bien des regrets et bien des larmes.
En attendant, puisque mes soins vous seraient peut-être à charge, mon Dieu, qui m'eût dit cela ! voici, sauf votre approbation, ce que je ferais volontiers, ce que cette nuit même je me disais qu'il serait consolant de faire. Comme vous allez là-bas habiter avec la tombe de Madeleine, moi je resterai ici avec sa mémoire, je me constituerai gardienne des souvenirs qu'elle y laisse ; je toucherai, d'une main pieuse et délicate, à toutes les choses auxquelles elle aura touché ; j'irai, avec religion, par ces chambres où a passé sa grâce, respirant avec amour cet air où ses paroles ont résonné, et ravivant en imagination les jours écoulés.
Mistress Brown consentira, je l'espère, à rester avec moi, et toutes deux nous parlerons de Madeleine comme d'une absente toujours attendue, que nous devons rejoindre si elle ne doit point revenir. Nous en parlerons comme nous en eussions parlé si votre beau projet de voyage s'était réalisé.
Je ne sortirai que pour aller à l'église ; je ne recevrai personne, hormis vos vieux amis, les plus fidèles, ceux que vous me désignerez, et puisque vous ne voulez plus les voir, je leur parlerai au moins de vous ; entre vous et eux je serai un dernier lien, et ils croiront ainsi qu'ils ne vous ont pas tout à fait perdu. Ah ! il me semble que cette vie, sans être tout à fait heureuse, ce qui est bien impossible, aurait cependant quelque douceur.
Si donc vous avez confiance en moi, mon oncle, si vous me croyez digne d'être la dépositaire de notre précieux passé, si ma jeunesse et mon inexpérience ont pu ne pas vous inspirer de doutes, laissez-moi choisir cette existence, la seule que j'envie et que je souhaite aujourd'hui.
- Qu'il soit fait ainsi que tu le désires, Antoinette, reprit M. d'Avrigny avec attendrissement, ton dessein me touche et je l'approuve. Oui, garde cette maison qui est la tienne dorénavant, et nos anciens serviteurs qui t'aiment.
Mistress Brown t'aidera à tout diriger ; n'était-ce pas toi qui, d'ailleurs, avec Madeleine et votre gouvernante, administriez l'intérieur, dont je ne me mêlais guère ?
Tu recevras chaque trimestre l'argent qu'il te faudra ; puis, si tu as besoin de mes conseils, chère enfant tu sais que chaque mois un jour de ma vie t'appartient ; d'ailleurs, parmi mes vieux amis, il y en aura bien un qui se chargera, sur ma recommandation, d'être ton tuteur et ton guide, qui me continuera près de toi si je meurs.
Que penses-tu du comte de Mengis, si paternel et si bon, de sa femme, si digne et si gaie, et dont, au reste, tu es la favorite ? Je ne te parle plus de son fils, puisque tu as écarté cette question ; d'ailleurs, il est pour le moment à l'étranger.
- Mon oncle, quels que soient ceux que vous m'indiquerez...
- Mais enfin, as-tu quelque chose contre Mengis et sa femme ?
- Oh ! non, mon oncle ; Dieu m'est témoin qu'après vous, ce sont les personnes étrangères à notre famille que j'aime et respecte le plus.
- Eh bien, c'est dit, Antoinette, reprit M. d'Avrigny, le comte et la comtesse seront tes chaperons et tes conseillers. Voilà donc pour quelque temps au moins ta vie réglée, mon enfant, et vous, Amaury ?
Ce fut au tour d'Antoinette de relever la tête et d'attendre les paroles d'Amaury avec un certain serrement de coeur, probablement pour les mêmes motifs qui, un instant auparavant, avaient si singulièrement troublé son compagnon d'enfance.
- Cher tuteur, dit Amaury avec assez de fermeté, les douleurs même égales en amertume et en profondeur se comportent, je le vois, différemment selon les natures.
Vous allez vivre auprès du cercueil de Madeleine.
Antoinette ne veut pas s'éloigner de la chambre encore pleine de sa présence.
Pour moi, toute Madeleine est là dans mon coeur ; les milieux où je demeurerai me sont indifférents. Je l'emporterai partout avec moi, et mon âme est sa tombe.
Tout ce que je souhaite, c'est que ma douleur ne soit pas profanée par le contact d'un monde impie et moqueur. L'oisiveté des salons, l'amitié des curieux m'effrayent.
Comme vous, Antoinette, comme vous, mon bon tuteur, j'ai besoin d'être seul : tous trois, alors, nous pourrons, chacun de notre côté, avoir Madeleine, fussions-nous à mille lieues les uns des autres.
- Ainsi, vous voulez voyager, Amaury ? demanda le vieillard.
- Je veux me nourrir de ma peine ; je veux savourer mon désespoir sans qu'un fâcheux se croie en droit de venir me consoler. Je veux souffrir librement et laisser à mon gré saigner mon coeur, et pour cela, puisque rien ne me retient à Paris, où je ne vous verrai plus, je vais quitter Paris et même la France.
Je vais aller dans un pays où tout soit étranger autour de moi, où, sans crainte de distractions importunes, je puisse n'entendre et ne voir que ma pensée.
- Et quel lieu d'exil avez-vous choisi, Amaury ? demanda Antoinette avec un intérêt mêlé de tristesse : l'Italie ?
- L'Italie ! où je devais aller avec elle ! s'écria le jeune homme, sortant de son calme affecté par un éclat de voix et un geste douloureux. Oh ! non, non, c'est impossible !... L'Italie avec son ardent soleil, sa mer bleue, ses parfums, ses chants, ses danses me semblerait une affreuse ironie de ma douleur.
On ! quand je pense, quand je pense, mon Dieu, que je devais aller en Italie avec elle ; qu'à cette heure nous devrions être à Nice, tandis qu'à cette heure !...
Et le jeune homme, se tordant les bras, éclata en sanglots. M. d'Avrigny se leva et vint lui poser la main sur l'épaule.
- Amaury, dit-il, soyez homme.
- Amaury, mon frère ! dit Antoinette en lui tendant la main.
Mais ce coeur trop plein avait besoin de déborder.
Il en est ainsi dans les grandes douleurs, le calme n'est presque toujours qu'une surface trompeuse, les larmes s'amassent sourdement, et au moment venu, elles brisent leurs digues et s'échappent par torrents.
Le vieillard et la jeune fille laissèrent, en se regardant tous deux, cette grande douleur suivre son cours.
Enfin, les sanglots se calmèrent, les frissonnements nerveux s’éteignirent, les larmes continuèrent de couler silencieuses et pressées sur les joues du jeune homme, puis enfin avec un sourire :
- Pardon, dit-il, d'ajouter ainsi ma douleur à votre douleur ; mais si vous saviez ce que je souffre...
M. d'Avrigny sourit à son tour.
- Pauvre Amaury ! murmura Antoinette.
- Mais, vous le voyez, maintenant me voilà calme, continua Amaury ; eh bien, je vous disais que ce n'était pas l'Italie avec son soleil ardent qu'il me fallait, mais les brumes et l'ombre, un hiver du nord, une nature triste et désolée comme moi : la Hollande avec ses marais, le Rhin avec ses ruines, l'Allemagne avec ses brouillards.
Ce soir donc, si vous le permettez, cher père, c'est chose convenue, je pars seul et sans domestique pour Amsterdam et La Haye ; puis je reviendrai par Cologne et Heidelherg.
Tandis qu'Amaury parlait ainsi, d'un accent amer et saccadé, Antoinette le regardait et l'écoutait avec une ardeur inquiète.
Quant à M. d'Avrigny, lorsqu'il avait vu ce paroxysme passé, il était allé se rasseoir à sa place, déjà retombé dans ses réflexions, l'entendant à peine et bien certainement pensant à autre chose.
Cependant, lorsque la voix de son pupille cessa de frapper ses oreilles, il passa la main sur son front comme pour en écarter le nuage que sa douleur épaississait entre ses idées et le monde extérieur.
- Ainsi, c'est décidé, dit-il, vous, Amaury, en Allemagne, où Madeleine vous suivra ; toi, Antoinette, ici où elle a vécu ; moi, à Ville-d'Avray, où elle repose.
Maintenant j'ai encore besoin de rester a Paris quelques heures pour écrire au comte de Mengis et pour prendre de dernières dispositions.
Si vous le voulez bien, mes enfants, à cinq heures nous nous trouverons tous trois à table comme autrefois, puis chacun de notre côté nous partirons sans autre retard.
- A ce soir, dit Amaury.
- A ce soir, dit Antoinette.

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