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Chapitre CXXVII
La France et l'étranger

Nous l'avons dit, la nouvelle assemblée était particulièrement envoyée contre les nobles et contre les prêtres.
C'était une véritable croisade ; seulement, les étendards, au lieu de Dieu le veut portaient cette légende : Le peuple le veut.
Le 9 octobre, jour de la démission de La Fayette, Gallois et Gensonné lurent leur rapport sur les troubles religieux de la Vendée.
Il était sage, modéré, et, par cela même, il fit une impression profonde.
Qui l'avait inspiré, sinon écrit ?
Un politique fort habile que nous verrons bientôt faire son entrée sur la scène et dans notre livre.
L'Assemblée fut tolérante.
Un de ses membres, Fauchet, demanda seulement que l'Etat cessât de payer les prêtres qui déclareraient ne vouloir point obéir à la voix de l'Etat, en donnant, cependant, des pensions à ceux des réfractaires qui seraient vieux et infirmes.
Ducos alla plus loin : il invoqua la tolérance ; il demanda qu'on laissât toute liberté aux prêtres de faire ou de ne pas faire serment.
Plus loin encore alla l'évêque constitutionnel Torne. Il déclara que le refus même des prêtres tenait à de grandes vertus.
Nous allons voir tout à l'heure comment les dévots d'Avignon répondirent à cette tolérance.
Après la discussion, non terminée cependant, sur les prêtres constitutionnels, on passa aux émigrés.
C'était aller de la guerre intérieure à la guerre extérieure, c'est-à-dire toucher les deux blessures de la France.
Fauchet avait traité la question du clergé ; Brissot traita celle de l'émigration.
Il la prit de son côté élevé et humain : il la prit où Mirabeau, un an auparavant, l'avait laissée tomber de ses mains mourantes.
Il demanda que l'on fit une différence entre l'émigration de la peur et celle de la haine : il demanda qu'on fût indulgent pour l'une, sévère pour l'autre.
A son avis, on ne pouvait enfermer les citoyens dans le royaume : il fallait, au contraire, leur en laisser toutes les portes ouvertes.
Il ne voulait pas même de confiscation contre l'émigration de la haine.
Il demanda seulement que l'on cessât de payer ceux qui s'étaient armés contre la France.
Chose merveilleuse, en effet ! la France continuait de payer à l'étranger les traitements des Condé, des Lambesc, des Charles de Lorraine !
Nous allons voir tout à l'heure comment les émigrés répondirent à cette douceur.
Comme Fauchet achevait son discours, on eut des nouvelles d'Avignon.
Comme Brissot terminait le sien, on eut des nouvelles d'Europe.
Puis une grande lueur apparut au couchant comme un immense incendie : c'étaient des nouvelles d'Amérique.
Commençons par Avignon.
Disons, en peu de mots, l'histoire de cette seconde Rome.
Benoît Xl venait de mourir – en 1304 – d'une façon scandaleusement subite.
Aussi disait-on qu'il avait été empoisonné par des figues.
Philippe le Bel, qui avait souffleté Boniface VIII par la main de Colonna, avait les yeux fixés sur Pérouse, où se tenait le conclave.
Depuis longtemps, il avait l'idée de tirer la papauté de Rome, et de l'amener en France, pour – une fois qu'il la tiendrait dans sa geôle – la faire travailler à son profit, et, comme dit notre grand maître Michelet, « pour lui dicter des bulles lucratives, exploiter son infaillibilité, et constituer le Saint-Esprit comme scribe et percepteur pour la maison de France. »
Un jour, il lui arriva un messager couvert de poussière, mourant de fatigue, pouvant à peine parler.
Il venait lui apporter cette nouvelle :
Le parti français et le parti antifrançais se balançaient si bien au conclave, qu'aucun pape ne sortait des scrutins, et que l'on parlait d'assembler dans une autre ville un nouveau conclave.
Cette résolution n'arrangeait point les Pérugins, qui tenaient à honneur qu'un pape fût fait dans leur ville.
Aussi usèrent-ils d'un moyen ingénieux.
Ils établirent un cordon autour du conclave, pour empêcher que l'on ne portât à manger et à boire aux cardinaux.
Les cardinaux jetèrent les hauts cris.
- Nommez un pape, crièrent les Pérugins, et vous aurez à boire et à manger.
Les cardinaux tinrent vingt-quatre heures.
Au bout de vingt-quatre heures, ils se décidèrent.
Il fut décidé que le parti antifrançais choisirait trois cardinaux, et que le parti français, dans ces trois cardinaux, choisirait un pape.
Le parti antifrançais choisit trois ennemis déclarés de Philippe le Bel.
Mais, au nombre de ces trois ennemis de Philippe le Bel, était Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, que l'on savait plus ami encore de son intérêt qu'ennemi de Philippe le Bel.
Un messager partit, porteur de cette nouvelle.
C'était ce messager qui avait fait la route en quatre jours et quatre nuits, et qui arrivait mourant de fatigue.
Il n'y avait pas de temps à perdre.
Philippe envoya un exprès à Bertrand de Got, qui ignorait complètement encore la haute mission dont il était chargé, pour lui donner rendez-vous dans la forêt des Andelys.
C'était par une nuit sombre qui ressemblait à une nuit d'évocation, au milieu d'un carrefour auquel aboutissaient trois chemins ; c'était dans des conditions pareilles que ceux qui voulaient obtenir des faveurs surhumaines évoquaient le diable, et, en jurant d'être son homme lige, baisaient le pied fourchu de Satan.
Seulement – pour rassurer l'archevêque sans doute, – on commença par entendre la messe ; puis, sur l'autel, au moment de l'élévation, le roi et le prélat se jurèrent le secret ; puis les cierges s'éteignirent, le desservant s'éloigna, suivi de ses enfants de choeur, et emportant la croix et les vases sacrés, comme s'il eût craint qu'il n'y eût profanation à ce qu'ils fussent les muets témoins de la scène qui allait se passer.
L'archevêque et le roi restèrent seuls.
Qui instruisit de ce que nous allons dire Villani, chez lequel nous le lisons ?
Satan peut-être, qui, bien certainement, était en tiers dans l'entrevue.
- Archevêque, dit le roi à Bertrand de Got, j'ai le pouvoir de te faire pape, si je veux : c'est pour cela que je suis venu vers toi.
- La preuve ? demanda Bertrand de Got.
- La preuve, la voici, dit le roi.
Et il lui montra une lettre de ses cardinaux, qui, au lieu de lui dire que le choix était fait, lui demandaient qui il fallait qu'ils choisissent.
- Que dois-je faire pour être pape ? demanda le Gascon, tout éperdu de joie, et se jetant aux pieds de Philippe le Bel.
- T'engager, répondit le roi, à me faire les six grâces que je te demanderai.
- Dites, mon roi ! répondit Bertrand de Got ; je suis votre sujet, et c'est mon devoir de vous obéir.
Le roi le releva, le baisa sur la bouche, et lui dit :
- Les six grâces spéciales que je te demande, sont les suivantes...
Bertrand de Got écoutait de toutes ses oreilles ; car il craignait, non pas que le roi ne lui demandât des choses qui compromissent son salut, mais des choses impossibles.
- La première, dit Philippe, est que tu me réconcilies avec l'Eglise, et me fasses pardonner le méfait que j'ai commis en arrêtant, à Anagni le pape Boniface VIII.
- Accordé ! se hâta de répondre Bertrand de Got.
- La seconde est que tu rendes la communion à moi et à tous les miens.
Philippe le Bel était excommunié.
- Accordé, dit Bertrand de Got, étonné qu'on lui demandât si peu pour le faire si grand.
Il est vrai qu'il restait encore quatre demandes à faire.
- La troisième est que tu m'accordes les décimes du clergé dans mon royaume, pendant cinq ans, afin d'aider aux dépenses faites en la guerre de Flandre.
- Accordé !
- La quatrième est que tu annules et détruises la bulle du pape Boniface : Ausculta fili.
- Accordé ! accordé !
- La cinquième est que tu rendes la dignité de cardinal à messire Marco et à messire Piero de Colonna, et qu'avec eux tu fasses cardinaux certains miens amis.
- Accordé ! accordé ! accordé !
Puis, comme Philippe se taisait :
- Et la sixième, monseigneur ? demanda l'archevêque avec inquiétude.
- La sixième, répondit Philippe le Bel, je me réserve d'en parler en temps et lieu ; car c'est une chose grande et secrète.
- Grande et secrète ? répéta Bertrand de Got.
- Si grande et si secrète, dit le roi, que je désire que, d'avance, tu me la jures sur le crucifix.
Et, tirant un crucifix de sa poitrine, il le présenta à l'archevêque.
Celui-ci n'hésita pas un instant ; c'était le dernier fossé à franchir : le fossé franchi, il était pape.
Il étendit la main sur l'image du Sauveur, et, d'une voix ferme :
- Je jure ! dit-il.
- C'est bien, dit le roi. Dans quelle ville de mon royaume veux-tu être couronné maintenant ?
- A Lyon.
- Viens avec moi ! Tu es pape, sous le nom de Clément V.
Clément V suivit Philippe le Bel ; mais il était assez inquiet de cette sixième demande que son suzerain se réservait de lui faire.
Le jour où il la lui fit, il vit que c'était bien peu de chose ; aussi, ne fit-il point de difficulté : c'était la destruction de l'ordre du Temple.
Tout cela n'était probablement pas tout à fait selon le coeur de Dieu ; c'est pourquoi Dieu montra son mécontentement d'une façon manifeste.
Au moment où, en sortant de l'église dans laquelle Clément V avait été couronné, le cortège passait devant un mur chargé de spectateurs, le mur s'écroula, blessa le roi, tua le duc de Bretagne, et renversa le pape.
La tiare tomba et le symbole de la papauté avilie roula dans le ruisseau.
Huit jours après, dans un banquet donné par le nouveau pape, les gens de Sa Sainteté et ceux des cardinaux se prennent de querelle.
Le frère du pape veut les séparer ; il est tué.
C'étaient là de mauvais présages.
Puis aux mauvais présages se joignait le mauvais exemple : le pape rançonnait l'Eglise, mais une femme rançonnait le pape ; cette femme, c'était la belle Brunissende, qui, au dire des chroniqueurs du temps, coûtait plus cher à la chrétienté que la terre sainte.
Et, cependant, le pape accomplissait ses promesses une à une. Ce pape qu'avait fait Philippe, c'était son pape à lui, une espèce de poule aux oeufs d'or qu'il faisait pondre soir et matin, et à laquelle il menaçait d'ouvrir le ventre si elle ne pondait pas.
Tous les jours, comme le marchand de Venise il levait une livre de chair à son ; débiteur sur le membre qui lui convenait.
Enfin, le pape Boniface VIII déclaré hérétique et faux pape, le roi relevé de l'excommunication, les décimes du clergé accordés pour cinq ans, douze cardinaux nommés à la dévotion du roi, la bulle de Boniface VIII qui fermait à Philippe le Bel la bourse du clergé révoquée, l'ordre du Temple aboli, et les templiers arrêtés – il arriva que, le Ier mai 1308, l'empereur Albert d'Autriche mourut.
Alors, Philippe le Bel eut l'idée de faire nommer son frère Charles de Valois à l'empire.
C'était encore Clément V qui allait manoeuvrer pour arriver à ce résultat.
Le servage de l'homme vendu se continuait : cette pauvre âme de Bertrand de Got, sellée et bridée, devait être chevauchée par le roi de France jusqu'en enfer.
Elle eut, enfin, la velléité de renverser son terrible cavalier.
Clément V écrivit ostensiblement en faveur de Charles de Valois, secrètement contre lui.
A partir de ce moment, il fallait songer à sortir du royaume ; la vie du pape était d'autant moins en sûreté sur les terres du roi, que la nomination des douze cardinaux mettait les futures élections pontificales aux mains du roi de France.
Clément V se souvint des figues de Benoît XI.
Il était à Poitiers.
Il parvint à s'échapper de nuit, et à gagner Avignon.
C'est assez difficile d'expliquer ce qu'était Avignon.
C'était la France, et ce n'était pas la France.
C'était une frontière, une terre d'asile, un reste d'empire, un vieux municipe, une république comme Saint-Marin.
Seulement, elle était gouvernée par deux rois :
Le roi de Naples, comme comte de Provence ;
Le roi de France, comme comte de Toulouse.
Chacun d'eux avait la seigneurie d'une moitié d'Avignon.
Nul ne pouvait arrêter un fugitif sur la terre de l'autre.
Clément V se réfugia naturellement dans la portion d'Avignon qui appartenait au roi de Naples.
Mais, s'il échappait au pouvoir du roi Philippe le Bel, il n'échappait pas à la malédiction du grand maître du Temple.
En montant sur son bûcher du terre-plein de l'île de la Cité, Jacques de Molay avait adjuré ses deux bourreaux, sur la sommation de leur victime, à comparaître à la fin de l'année devant Dieu.
Clément V obéit le premier à la funèbre requête. Une nuit, il rêva qu'il voyait son palais en flammes ; « depuis ce temps, dit son biographe, il ne fut plus gai, et ne dura guère. »
Sept mois après, ce fut le tour de Philippe.
Comment mourut-il ?
Il y a deux versions sur sa mort.
L'une et l'autre semblent être une vengeance tombée de la main de Dieu.
La chronique traduite par Sauvage le fait mourir à la chasse.
« Il vit venir le cerf vers lui, tira son épée, piqua son cheval des éperons, et, croyant frapper le cerf, il fut par son cheval porté contre un arbre, de si grande raideur, que le bon roi tomba à terre durement blessé au coeur, et fut porté à Corbeil. »
Là, au dire de la chronique, la maladie s'aggrava au point qu'il en mourut.
On le voit, la maladie ne pouvait devenir plus grave.
Guillaume de Nangis, au contraire, raconte ainsi la mort du vainqueur de Mons-en-Puelle :
« Philippe, roi de France, fut retenu par une longue maladie dont la cause, inconnue aux médecins, fut pour eux et pour beaucoup d'autres le sujet d'une grande surprise et stupeur ; d'autant plus que son pouls ni son urine n'annonçaient qu'il fût malade ou en danger de mourir. Enfin, il se fit transporter par les siens à Fontainebleau, lieu de sa naissance... Là, après avoir, en présence et à la vue d'un grand nombre de gens, reçu le sacrement avec une ferveur et une dévotion admirables
il rendit heureusement son âme au Créateur, dans la confession de la foi véritable et catholique, la trentième année de son règne, le vendredi, veille de la fête de l'apôtre saint André. »
Il n'y a pas jusqu'à Dante qui ne trouve une mort à l'homme de sa haine.
Il le fait éventrer par un sanglier.
« Il mourut d'un coup de boutoir, le voleur qu'on a vu sur la Seine falsifiant la monnaie ! »
Les papes qui habitèrent Avignon après Clément V, c'est-à-dire Jean XXII, Benoît XII, Clément VI, n'attendaient qu'une occasion d'acheter Avignon.
Elle se présenta pour le dernier.
Une jeune femme encore mineure, Jeanne de Naples, nous ne dirons pas la vendit, mais la donna pour l'absolution d'un assassinat qu'avaient commis ses amants.
Majeure, elle réclama contre la cession ; mais Clément VI tenait, et tenait bien !
Si bien que, quand Grégoire XI reporta, en 1377, le siège de la papauté à Rome, Avignon, administrée par un légat, resta soumise au saint-siège.
Elle l'était encore en 1791, lorsque arrivèrent les événements qui sont cause de cette longue digression.
Comme au jour où Avignon était partagée entre le roi de Naples, comte de Provence, et le roi de France, comte de Toulouse, il y avait deux Avignons dans Avignon : l'Avignon des prêtres, l'Avignon des commerçants.
L'Avignon des prêtres avait cent églises, deux cents cloîtres, son palais du pape.
L'Avignon des commerçants avait son fleuve, ses ouvriers en soierie, son transit en croix, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin.
Il y avait en quelque sorte, dans cette malheureuse ville, les Français du roi et les Français du pape.
Les Français de la France étaient bien Français ; les Français d'Italie étaient presque des Italiens.
Les Français de la France, c'est-à-dire les commerçants, se donnaient bien de la peine, se donnaient bien du travail pour vivre, pour nourrir leurs femmes et leurs enfants, et ils réussissaient à peine.
Les Français d'Italie, c'est-à-dire les prêtres, avaient tout, richesses et pouvoir ; c'étaient des abbés, des évêques, des archevêques, des cardinaux oisifs, élégants, hardis, sigisbées des grandes dames, maîtres chez les femmes du peuple, qui s'agenouillaient sur leur passage pour baiser leurs blanches mains.
En voulez-vous un type ?
Prenez le bel abbé Maury ; c'est un Franco-ltalien du Comtat s'il en fut ; fils d'un cordonnier, aristocrate comme Lauzun, orgueilleux comme un Clermont-Tonnerre, insolent comme un laquais !
Partout, avant d'être hommes et, par conséquent, d'avoir des passions, les enfants s'aiment.
A Avignon, on naît en se haïssant.
Le 14 septembre 1791 – du temps de la Constituante, – un décret du roi avait réuni à la France Avignon et le Comtat Venaissin.
Depuis un an, Avignon était tantôt aux mains du parti français, tantôt aux mains du parti antifrançais.
L'orage avait commencé en 1790.
Une nuit, les papistes s'étaient amusés à pendre un mannequin décoré des trois couleurs.
Le matin, à cette vue, Avignon bondit.
On arracha de leurs maisons quatre papistes qui n'en pouvaient mais : deux nobles, un bourgeois, un ouvrier ; on les pendit à la place du mannequin.
Le parti français avait pour chefs deux jeunes gens, Duprat et Mainvielle, et un homme d'un certain âge nommé Lescuyer.
Ce dernier était un Français dans toute la force du terme : il était picard, d'un caractère ardent et réfléchi tout à la fois, établi à Avignon en qualité de notaire et de secrétaire de la municipalité.
Ces trois chefs avaient levé quelques soldats, deux ou trois mille peut-être, et avaient tenté avec eux sur Carpentras une expédition qui n'avait pas réussi.
La pluie, une pluie froide et glacée mêlée de grêle, une de ces pluies qui descendent du mont Ventoux, avait dispersé l'armée de Mainvielle, de Duprat et de Lescuyer, comme la tempête avait dispersé la flotte de Philippe II.
Qui avait fait tomber cette pluie miraculeuse ? qui avait eu la puissance de disperser l'armée révolutionnaire ?
La Vierge !
Mais Duprat, Mainvielle et Lescuyer soupçonnaient un Catalan nommé le chevalier Patus, qu'ils avaient fait général, d'avoir si efficacement secondé la Vierge dans le miracle, que c'était à lui qu'ils en attribuaient tout l'honneur.
A Avignon, justice est bientôt faite d'une trahison : on tue le traître.
Patus fut tué.
Or, de quoi se composait l'armée représentant le parti français ?
De paysans, de portefaix, de déserteurs.
On chercha un homme du peuple pour commander à ces hommes du peuple.
On crut avoir trouvé l'homme qu'il fallait dans un nommé Mathieu Jouve qui se faisait appeler Jourdan.
Il était né à Saint-Juste, près du Puy-en-Velay : il avait d'abord été muletier, puis soldat, puis cabaretier à Paris.
A Avignon, il vendait de la garance.
C'était un vantard de meurtres, un fanfaron de crimes.
Il montrait un grand sabre, et disait qu'avec ce sabre il avait coupé la tête au gouverneur de la Bastille et aux deux gardes du corps du 6 octobre.
Moitié raillerie, moitié crainte, au surnom de Jourdan qu'il s'était donné, le peuple avait ajouté celui de Coupe-Tête.
Duprat, Mainvielle, Lescuyer et leur général Jourdan Coupe-Tête avaient été assez longtemps maîtres de la ville pour que l'on commençât à les moins craindre.
Une sourde et vaste conspiration s'organisa contre eux, habile et ténébreuse comme sont les conspirations des prêtres.
Il s'agissait de réveiller les passions religieuses.
La femme d'un patriote français était accouchée d'un enfant sans bras.
Le bruit se répandit que le patriote, en enlevant, la nuit, un ange d'argent d'une église, lui avait cassé le bras.
L'enfant infirme n'était rien autre chose qu'une punition du ciel.
Le père fut obligé de se cacher ; on l'eût mis en morceaux sans même s'informer dans quelle église l'ange avait été volé.
Mais c'était surtout la Vierge qui protégeait les royalistes qu'ils fussent chouans en Bretagne ou papistes à Avignon.
En 1789, la Vierge s'était mise à pleurer dans une église de la rue du Bac.
En 1790, elle avait apparu dans le Bocage vendéen, derrière un vieux chêne.
En 1791, elle avait dispersé l'armée de Duprat et Mainvielle, en leur soufflant de la grêle au visage.
Enfin, dans l'église des Cordeliers, elle se mit à rougir, de honte sans doute, sur l'indifférence du peuple d'Avignon.
Ce dernier miracle, constaté par les femmes surtout – les hommes n'y avaient pas grande foi, – avait déjà élevé les esprits à une certaine hauteur, lorsqu'un bruit bien autrement émouvant se répandit dans Avignon.
Un grand coffre d'argenterie avait été transporté hors de la ville.
Le lendemain, ce n'était plus un coffre : c'étaient six coffres.
Le surlendemain, c'étaient dix-huit malles pleines.
Et quelle était l'argenterie que contenaient ces dix-huit malles ?
Les effets du mont-de-piété, que le parti français, en évacuant la ville, emportait, disait-on, avec lui.
A cette nouvelle, un vent d'orage passa sur la ville ; ce vent, c'est le fameux zou zou qui siffle dans les émeutes, et qui tient le milieu entre le rauquement du tigre et le sifflement du serpent.
La misère était si grande à Avignon, que chacun avait engagé quelque chose.
Si peu qu'eût engagé le plus pauvre, il se crut ruiné.
Le riche est ruiné pour un million, le pauvre pour une guenille : tout est relatif.
C'était le 16 octobre, un dimanche matin.
Tous les paysans des environs étaient venus entendre la messe dans la ville.
On ne marchait qu'armé à cette époque ; par conséquent, ils étaient tous armés.
Le moment était donc bien choisi ; de plus, le coup était bien joué.
Là, il n'y avait plus ni parti français ni parti antifrancais : il y avait des voleurs, des voleurs qui avaient commis un vol infâme, qui avaient volé les pauvres !
La foule affluait à l'église des Cordeliers ; paysans, citadins, artisans, portefaix, blancs, rouges, tricolores, criaient qu'il fallait qu'à l'instant même, sans retard, la municipalité leur rendît des comptes par l'organe de son secrétaire Lescuyer.
Pourquoi la colère du peuple s'était-elle portée sur Lescuyer ?
On l'ignore. Quand une vie doit être violemment arrachée à un homme, il y a de ces fatalités-là.
Tout à coup, au milieu de l'église, on amena Lescuyer.
Il se réfugiait à la municipalité, lorsqu'il avait été reconnu, arrêté – non pas arrêté, – poussé à coups de poing, à coups de pied, à coups de bâton dans l'église.
Une fois dans l'église, le malheureux, pâle mais cependant froid et calme, monta dans la chaire, et entreprit de se justifier.
C'était facile, il n'avait qu'à dire : « Ouvrez et montrez le mont-de-piété au peuple, et il verra que tous les objets qu'on nous accuse d'avoir emportés y sont encore. »
Il commença :
- Mes frères, j'ai cru la Révolution nécessaire ; j'y ai contribué de tout mon pouvoir...
Mais on ne le laissa pas aller plus loin : on avait trop peur qu'il ne se justifiât.
Le terrible zou zou, âpre comme le mistral, vint l'interrompre.
Un portefaix monta derrière lui dans la chaire, et le jeta à cette meute.
A partir de ce moment, l'hallali sonna.
On le tira vers l'autel.
C'était là qu'il fallait égorger le révolutionnaire, pour que le sacrifice fût agréable à la Vierge, au nom de laquelle on agissait en tout cela.
Dans le choeur, vivant encore, il se dégagea des mains des assassins et se réfugia dans une stalle.
Une main charitable lui passa de quoi écrire.
Il fallait qu'il écrivît ce qu'il n'avait pas eu le temps de dire.
Un secours inespéré lui donnait un moment de répit.
Un gentilhomme breton qui, par hasard, passait, allant à Marseille, était entré dans l'église, et s'était pris de pitié pour la pauvre victime. Avec le courage et l'entêtement d'un Breton, il voulait le sauver ; deux ou trois fois il avait écarté les bâtons ou les couteaux prêts à le frapper, en criant : « Messieurs, au nom de la loi ! Messieurs, au nom de l'honneur ! Messieurs, au nom de l'humanité ! »
Les couteaux et les bâtons se tournèrent alors vers lui ; mais lui, sous les couteaux et les bâtons, continuait à couvrir le pauvre Lescuyer de son corps en criant : « Messieurs, au nom de l'humanité ! »
Enfin, le peuple se lassa d'être si longtemps privé de sa curée ; il prit à son tour le gentilhomme, et l'entraîna pour le pendre.
Mais trois hommes dégagèrent l'étranger en criant :
- Finissons-en d'abord avec Lescuyer ; nous retrouverons toujours bien celui-ci après.
Le peuple comprit la justesse de ce raisonnement, et lâcha le Breton.
On le força de se sauver.
Il se nommait M. de Rosély.
Lescuyer n'avait pas eu le temps d'écrire ; eût-il eu le temps, son billet n'eût pas été lu : il se faisait un trop grand tumulte.
Mais, au milieu de ce tumulte, Lescuyer avisa derrière l'autel une petite porte de sortie : s'il gagnait cette porte, peut-être était-il sauvé !
Il s'élança au moment où on le croyait écrasé de terreur.
Lescuyer allait atteindre la porte ; les assassins avaient été surpris à l'improviste ; mais, au pied de l'autel, un ouvrier taffetassier lui assena un si terrible coup de bâton sur la tête, que le bâton se brisa.
Lescuyer tomba étourdi, comme tombe un boeuf sous la masse.
Il avait roulé juste où l'on voulait qu'il fût : au pied de l'autel !
Alors, tandis que les femmes, pour punir ces lèvres qui avaient proféré le blasphème révolutionnaire de « Vive la liberté ! » lui découpaient les lèvres en festons, les hommes lui dansaient sur le ventre, l'écrasant comme saint Etienne à coups de pierres.
De ses lèvres sanglantes, Lescuyer criait :
- Par grâce, mes frères ! au nom de l'humanité, mes soeurs ! accordez-moi la mort !
C'était trop demander : on le condamna à vivre son agonie.
Elle dura jusqu'au soir.
Le malheureux savoura la mort tout entière !
Voilà les nouvelles qui arrivaient à l'Assemblée législative en réponse au discours philanthropique de Fauchet.
Il est vrai que, le surlendemain, arrivait une autre nouvelle.
Duprat et Jourdan avaient été avertis de ce qui se passait
Où trouver leurs hommes dispersés ?
Duprat eut une idée : sonner en manière de rappel la fameuse cloche d'argent qui ne sonnait qu'en deux occasions : le sacre des papes, leur mort
Elle rendait un son étrange, mystérieux, rarement entendu.
Ce son produisit deux effets contraires.
Il glaça le coeur des papistes, il rendit le courage aux révolutionnaires.
Au son de cette cloche qui sonnait un tocsin inconnu, les gens de la campagne sortirent de la ville, et s'enfuirent chacun dans la direction de sa demeure
Jourdan, à cet appel de la cloche d'argent, réunit trois cents de ses soldats à peu près.
Il reprit les portes de la ville, et y laissa cent cinquante hommes pour les garder.
Avec les cent cinquante autres, il marcha sur les Cordeliers.
Il avait deux pièces de canon ; il les braqua sur la foule, tira et tua au hasard.
Puis il entra dans l'église.
L'église était déserte ; Lescuyer râlait aux pieds de la Vierge, qui avait fait tant de miracles, et qui n'avait pas daigné étendre sa main divine pour sauver ce malheureux.
On eût dit qu'il ne pouvait pas mourir : ce lambeau sanglant qui n'était plus qu'une plaie s'acharnait à vivre.
On l'emporta ainsi par les rues ; partout sur le passage du cortège, les gens fermaient leur fenêtre en criant :
- Je n'étais pas aux Cordeliers !
Jourdan et ses cent cinquante hommes pouvaient faire désormais d'Avignon et de ses trente mille habitants ce qu'ils voudraient, tant la terreur était grande.
Ils en firent en petit ce que Marat et Panis firent de Paris au 2 septembre.
On verra plus tard pourquoi nous disons Marat et Panis, et non pas Danton.
On égorgea soixante et dix ou quatre-vingts malheureux qu'on précipita par les oubliettes pontificales dans la tour de la Glacière.
La tour Trouillas, comme on dit là-bas.
Voilà la nouvelle qui arrivait, et qui faisait oublier par de terribles représailles la mort de Lescuyer.
Quant aux émigrés, que défendait Brissot, et auxquels il voulait qu'on ouvrît les portes de la France, voici ce qu'ils faisaient à l'étranger :
Ils raccommodaient l'Autriche avec la Prusse, et faisaient deux amies de ces deux ennemies nées.
Ils faisaient que la Russie défendait à notre ambassadeur de se montrer dans les rues de Pétersbourg, et envoyait un ministre aux réfugiés de Coblentz.
Ils faisaient que Berne punissait une ville suisse qui avait chanté le 0a ira révolutionnaire.
Ils faisaient que Genève, la patrie de Rousseau, qui avait tant fait pour cette révolution que la France accomplissait, dirigeait contre nous la bouche de ses canons.
Ils faisaient que l'évêque de Liège refusait de recevoir un ambassadeur français.
Il est vrai que, d'eux-mêmes, les rois faisaient bien autre chose !
La Russie et la Suède renvoyaient à Louis XVI non décachetées les dépêches où il leur annonçait son adhésion à la Constitution.
L'Espagne refusait de les recevoir, et livrait à l'Inquisition un Français qui n'échappait au san-benito qu'en se tuant.
Venise jetait sur la place Saint-Marc le cadavre d'un homme étranglé la nuit par ordre du conseil des dix, avec ce simple écriteau :

« Etranglé comme franc-maçon... »

Enfin, l'empereur et le roi de Prusse répondaient, mais répondaient par une menace.

« Nous désirons, disaient-ils, que l'on prévienne la nécessité de prendre des précautions sérieuses contre le retour des choses qui donnent lieu à de si tristes augures. »

Ainsi, guerre civile en Vendée, guerre civile dans le Midi, menace de guerre étrangère partout.
Puis, de l'autre côté de l'Atlantique, les cris de la population tout entière d'une île que l'on égorge.
Qu'est-il donc arrivé là-bas, vers l'occident ? quels sont ces noirs esclaves qui se lassent d'être battus, et qui tuent ?
Ce sont les nègres de Saint-Domingue qui prennent une sanglante revanche !
Comment les choses se passèrent-elles ?
En deux mots – c'est-à-dire d'une façon moins prolixe que pour Avignon : pour Avignon, nous nous sommes laissé entraîner, – en deux mots, nous allons vous l'expliquer.
La Constituante avait promis la liberté aux nègres.
Ogé, un jeune mulâtre, un de ces coeurs braves, ardents et dévoués comme j'en ai tant connus, avait repassé les mers, emportant les décrets libérateurs au moment où ils venaient d'être rendus.
Quoique rien d'officiel ne fût parvenu encore sur ces décrets, dans sa hâte de liberté, il somma le gouverneur de les proclamer.
Le gouverneur donna ordre de l'arrêter ; Ogé se réfugia dans la partie espagnole de l'île.
Les autorités espagnoles – On sait comment l'Espagne était disposée pour la Révolution – les autorités espagnoles le livrèrent.
Ogé fut roué vif !
Une terreur blanche suivit son supplice ; on lui supposait nombre de complices dans l'île : les planteurs se firent juges eux-mêmes, et multiplièrent les exécutions.
Une nuit, soixante mille nègres se soulevèrent ; les blancs furent réveillés par l'immense incendie qui dévorait les plantations.
Huit jours après, l'incendie était éteint dans le sang.
Que fera la France, pauvre salamandre enfermée dans un cercle de feu ?
Nous allons le voir.

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