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Chapitre CXV
Après le massacre

Rentrons dans Paris et voyons un peu ce qui s'y passait.
Paris avait entendu le bruit de la fusillade, il avait tressaillit. Paris ne savait pas encore parfaitement qui avait tort ou raison ; mais il sentait qu'il venait de recevoir une blessure, et que, par cette blessure, le sang coulait.
Robespierre se tenait en permanence aux Jacobins comme un gouverneur dans sa forteresse ; là, il était véritablement puissant. Mais, pour le moment, la citadelle populaire était éventrée, et tout le monde pouvait entrer par la brèche qu'avaient faite, en se retirant, Barnave, Duport et Lameth.
Les Jacobins envoyèrent un des leurs aux renseignements.
Quant à leurs voisins les Feuillants, ils n'avaient pas besoin d'y envoyer : ils étaient renseignés heure par heure, minute par minute. C'était leur partie qui se jouait, et ils venaient de la gagner...
L'envoyé des Jacobins rentra au bout de dix minutes. Il avait rencontré les fuyards, qui lui avaient jeté cette horrible nouvelle :
« La Fayette et Bailly égorgent le peuple ! »
Tout le monde n'avait pas pu entendre les cris désespérés de Bailly, tout le monde n'avait pu voir La Fayette se jetant à la gueule des canons.
L'envoyé revint donc jetant à son tour un cri de terreur dans l'assemblée, peu nombreuse, au reste – trente ou quarante Jacobins à peine étaient réunis dans le vieux couvent.
Ils comprirent que c'était sur eux que les Feuillants allaient faire retomber la responsabilité de la provocation. La première pétition n'était-elle pas sortie de leur club ? Ils l'avaient retirée, c'est vrai ; mais la seconde était évidemment la fille de la première.
Ils eurent peur.
Cette pâle figure, ce fantôme de la vertu, cette ombre de la philosophie de Rousseau qu'on appelait Robespierre, de pâle devint livide. Le prudent député d'Arras tenta de s'esquiver, et ne le put : force lui fut de rester et de prendre un parti. Ce parti fut inspiré par l'effroi.
La société déclara qu'elle désavouait les imprimés faux ou falsifiés qu'on lui avait attribués, et qu'elle jurait de nouveau fidélité à la Constitution, obéissance aux décrets de l'Assemblée.
A peine venait-elle de faire cette déclaration, qu'à travers les vieux corridors des Jacobins, on entendit un grand bruit venant de la rue.
Ce bruit se composait de rires, de huées, de clameurs, de menaces, de chants. Les Jacobins, l'oreille tendue, espéraient qu'il allait passer outre, et suivre son chemin du côté du Palais-Royal.
Point ! le bruit s'arrêta, fit halte, se fixa devant la porte basse et sombre qui ouvrait sur la rue Saint-Honoré, et, pour ajouter à la terreur qui régnait déjà, quelques-uns des assistants s'écrièrent :
- Ce sont les gardes soldés qui reviennent du Champ-de-Mars !... Ils demandent à la démolir à coups de canon !...
Heureusement, des soldats avaient été, par précaution, mis en sentinelle aux portes. On ferma toutes les issues pour empêcher cette troupe, furieuse et ivre du sang qu'elle avait versé, d'en répandre de nouveau ; puis Jacobins et spectateurs sortirent peu à peu ; l'évacuation ne fut pas longue, car, de même que la salle renfermait à peine trente ou quarante membres les tribunes ne contenaient guère plus de cent auditeurs.
Mme Roland, qui fut partout ce jour-là, était de ces derniers. Elle raconte qu'un Jacobin, à cette nouvelle que les troupes soldées allaient envahir la salle, perdit la tête à ce point qu'il sauta dans la tribune des femmes.
Elle, Mme Roland, lui fit honte de cette terreur, et il s'en alla par où il était venu.
Cependant, comme nous l'avons dit, acteurs et spectateurs se glissaient les uns après les autres par la porte entrouverte.
Robespierre sortit à son tour.
Un instant il hésita. Tournerait-il à droite ou à gauche ? C'était à gauche qu'il devait tourner pour rentrer chez lui – il demeurait au fond du Marais, on le sait – mais il lui fallait alors traverser les rangs de cette garde soldée.
Il préféra gagner le faubourg Saint-Honoré pour demander asile à Pétion, qui y demeurait.
Il tourna à droite.
Robespierre avait grande envie de rester inaperçu ; mais le moyen, avec cet habit olive, sec de pureté civique – l'habit rayé ne vint que plus tard, – avec ces lunettes qui témoignent qu'avant l'âge les yeux de ce vertueux patriote se sont usés dans les veilles, avec cette démarche oblique de la belette et du renard ?
A peine Robespierre eut-il fait vingt pas dans la rue, que deux ou trois personnes s'étaient déjà dit les unes aux autres :
- Robespierre !... Vois-tu Robespierre ?... C'est Robespierre !
Les femmes s'arrêtent et joignent les mains : les femmes aimaient fort Robespierre, qui, dans tous ses discours, avait grand soin de mettre en avant la sensibilité de son coeur.
- Comment, ce cher M. de Robespierre, c'est lui ?
- Oui.
- Où donc cela ?
- Là, là... Vois-tu ce petit homme mince et bien poudré, qui glisse le long de la muraille, et qui se dérobe par modestie ?
Robespierre ne se dérobait point par modestie, il se dérobait par peur ; mais qui eût osé dire que le vertueux, que l'incorruptible Robespierre, que le tribun du peuple se dérobait par peur ?
Un homme alla le regarder sous le nez pour s'assurer que c'était lui.
Robespierre baissa son chapeau, ignorant dans quel but on le regardait.
L'homme le reconnut.
- Vive Robespierre ! cria-t-il.
Robespierre eût mieux aimé avoir affaire à un ennemi qu'à un pareil ami.
- Robespierre ! cria un autre plus fanatique encore ; vive Robespierre ! S'il faut absolument un roi, pourquoi pas lui ?
O grand Shakespeare ! « César est mort : que son assassin soit fait César ! »
Certes, si un homme maudit sa popularité, ce fut Robespierre en ce moment.
Un cercle immense se formait autour de lui : il s'agissait de le porter en triomphe !
Il jeta, par-dessus ses lunettes, un regard effaré à droite et à gauche, cherchant quelque porte ouverte, quelque allée sombre où fuir, où se cacher.
Justement, il se sentit saisir par le bras, et tirer vivement de côté, tandis que, avec un accent amical, une voix lui disait tout bas :
- Venez !
Robespierre céda à l'impulsion, se laissa aller, vit une porte se refermer derrière lui, et se trouva dans la boutique d'un menuisier.
Ce menuisier était un homme de quarante-deux à quarante-cinq ans environ. Près de lui était sa femme ; dans une chambre au fond, deux belles jeunes filles, l'une de quinze ans, l'autre de dix-huit, dressaient le souper de la famille.
Robespierre était très pâle, et semblait sur le point de s'évanouir.
- Léonore, dit le menuisier, un verre d'eau !
Léonore, la fille aînée du menuisier, s'approcha toute tremblante, un verre d'eau à la main.
Peut-être les lèvres de l'austère tribun touchèrent-elles les doigts de Mlle Duplay.
Car Robespierre était chez le menuisier Duplay.
Pendant que Mme Roland, qui sait le danger qu'il court, et qui se l'exagère encore, se rend inutilement au Marais pour lui offrir un asile chez elle, abandonnons Robespierre ; qui est en sûreté au milieu de cette excellente famille Duplay, dont il va faire la sienne, pour entrer aux Tuileries à la suite du docteur Gilbert.
Cette fois encore, la reine attend ; mais, comme ce n'est point Barnave qu'elle attend, elle est, non pas à l'entresol de Mme Campan, mais chez elle, non pas debout, la main au loquet d'une porte, mais assise sur un fauteuil, la tête dans sa main.
Elle attend Weber, qu'elle a envoyé au Champ-de-Mars, et qui a tout vu des hauteurs de Chaillot.
Pour être juste envers la reine, et pour que l'on comprenne bien cette haine qu'elle portait, disait-on, aux Français, et qu'on lui a tant reprochée, après avoir raconté ce qu'elle a souffert pendant son voyage de Varennes, disons ce qu'elle a souffert depuis son retour.
Un historien pourrait être partial, nous ne sommes qu'un romancier : la partialité ne nous est point permise.
Le roi et la reine arrêtés, le peuple n'eut plus qu'une idée : c'est que, ayant fui une première fois, ils pouvaient fuir une seconde, et, cette seconde fois, gagner la frontière.
La reine surtout était tenue pour une magicienne capable, comme Médée, de s'envoler par une fenêtre sur un char traîné par deux dragons.
Ces idées n'avaient pas cours seulement parmi le peuple ; elles trouvaient créance jusque chez les officiers chargés de garder Marie-Antoinette.
M. de Gouvion, qui l'avait laissée glisser entre ses mains lors de la fuite pour Varennes, et dont la maîtresse, femme de garde-robe, avait dénoncé le départ à Bailly ; M. de Gouvion avait déclaré refuser toute responsabilité si une autre femme que Mme de Rochereul – c'était, on se le rappelle, le nom de cette dame de garde-robe – avait le droit d'entrer chez la reine.
En conséquence, il avait, au bas de l'escalier conduisant à l'appartement royal, fait mettre le portrait de Mme de Rochereul, afin que la sentinelle, constatant l'identité de chaque personne qui se présenterait, ne permît à aucune autre femme d'y entrer.
La reine fut instruite de cette consigne ; elle passa aussitôt chez le roi, et se plaignit à lui. Le roi n'y pouvait croire : il envoya au bas de l'escalier pour s'assurer du fait ; le fait était vrai.
Le roi fit appeler M. de La Fayette, et réclama de lui l'enlèvement de ce portrait.
Le portrait fut enlevé, et les femmes ordinaires de la reine reprirent leur service près d'elle.
Mais, à la place de cette humiliante consigne, une précaution non moins blessante venait d'être arrêtée : les chefs de bataillon, qui stationnaient d'habitude dans le salon précédant la chambre à coucher de la reine, et qu'on appelait le grand cabinet, avaient l'ordre d'en tenir la porte incessamment ouverte, afin d'avoir toujours les yeux sur la famille royale.
Un jour, le roi se hasarda de fermer cette porte.
Aussitôt l'officier alla la rouvrir.
Un instant après, le roi la referma.
Mais, la rouvrant de nouveau :
- Sire, dit l'officier, il est inutile que vous refermiez cette porte ; autant de fois vous la refermerez, autant de fois je la rouvrirai ; c'est la consigne.
La porte demeura ouverte.
Tout ce que l'on put obtenir des officiers, c'est que cette porte, sans être complètement fermée, serait poussée contre le chambranle, lorsque la reine s'habillerait ou se déshabillerait.
La reine habillée ou couchée, la porte se rouvrait.
C'était une tyrannie intolérable. La reine eut l'idée de tirer près de son lit le lit de sa femme de chambre, de manière à ce que celui-ci se trouvât placé entre elle et la porte.
Ce lit, roulant et garni de rideaux, lui faisait un paravent derrière lequel elle pouvait s'habiller et se déshabiller.
Une nuit, l'officier, voyant que la femme de chambre dormait et que la reine veillait, profita de ce sommeil de la femme de chambre pour entrer chez la reine, et s'approcher de son lit.
La reine le regarda venir de cet air que savait prendre la fille de Marie- Thérèse quand on lui manquait de respect ; mais le brave homme, qui ne croyait aucunement manquer de respect à la reine, ne s'inquiéta point de son air, et, la regardant à son tour avec une expression de pitié à laquelle il n'y avait point à se tromper :
- Ah ! par ma foi ! dit-il, puisque je vous trouve seule, madame, il faut que je vous donne quelques conseils.
Et à l'instant, sans se préoccuper de savoir si la reine voulait ou non l'entendre, il lui expliqua ce qu'il ferait, s'il était à sa place. La reine, qui l'avait vu approcher avec colère, rassurée par son ton de bonhomie, l'avait laissé dire, et avait fini par l'écouter avec une mélancolie profonde.
Sur ces entrefaites, la femme de chambre se réveilla, et, voyant un homme près du lit de la reine, jeta un cri, et voulut appeler au secours.
Mais la reine l'arrêta.
- Non, Campan, dit-elle, laissez-moi écouter ce que dit monsieur... Monsieur est un bon Français trompé, comme tant d'autres, sur nos intentions, et ses discours annoncent un véritable attachement à la royauté.
Et l'officier, jusqu'au bout, avait dit à la reine ce qu'il avait à lui dire.
Avant de partir pour Varennes, Marie-Antoinette n'avait pas un cheveu gris.
Pendant la nuit qui suivit la scène que nous avons racontée entre Charny et elle, ses cheveux blanchirent presque complètement.
En s'apercevant de cette triste métamorphose, elle sourit avec amertume, en coupa une boucle, et l'envoya à Mme de Lamballe, à Londres, avec ces mots :

« Blanchis par le malheur ! »

Nous l'avons vue attendant Barnave, nous avons assisté aux espérances de celui-ci ; mais, ces espérances, il avait eu grande difficulté à les faire partager à la reine.
Marie-Antoinette craignait les scènes de violence : jusqu'alors, ces scènes avaient constamment tourné contre elle ; témoin le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, l'arrestation à Varennes.
Elle avait entendu des Tuileries le bruit de la fatale décharge du Champ-de- Mars ; son coeur s'en était profondément inquiété. A tout prendre, ce voyage de Varennes avait été un grand enseignement pour elle. Jusqu'à ce moment, la Révolution n'avait point, à ses yeux, dépassé la hauteur d'un système de M. Pitt, d'une intrigue du duc d'Orléans ; elle croyait Paris conduit par quelques meneurs ; elle disait avec le roi : « Notre bonne province ! »
Elle avait vu la province : la province était plus révolutionnaire que Paris !
L'Assemblée était bien vieille, bien radoteuse, bien décrépite pour tenir vaillamment les engagements que Barnave avait pris en son nom ; d'ailleurs, n'était-elle pas près de mourir ? L'embrassement d'une mourante n'était pas bien sain !
La reine attendait donc, comme nous l'avons dit, Weber avec une grande anxiété.
La porte s'ouvrit : elle tourna vivement les yeux de ce côté, mais, au lieu de la bonne grosse figure autrichienne de son frère de lait, elle vit apparaître le visage sévère et froid du docteur Gilbert.
La reine n'aimait pas ce royaliste aux théories constitutionnelles si bien arrêtées, qu'elle le regardait comme un républicain ; et, cependant, elle avait pour lui un certain respect ; elle ne l'eût envoyé chercher ni dans une crise physique, ni dans une crise morale ; mais, lui une fois là, elle subissait son influence.
En l'apercevant, elle tressaillit.
Elle ne l'avait pas revu depuis la soirée du retour de Varennes.
- C'est vous, docteur ? murmura-t-elle.
Gilbert s'inclina.
- Oui, madame, dit-il, c'est moi... Je sais que vous attendiez Weber ; mais les nouvelles qu'il vous apporte, je les apporte bien plus précises encore. Il était du côté de la Seine où l'on n'égorgeait pas, et moi, au contraire, j'étais du côté de la Seine où l'on égorgeait...
- Où l'on égorgeait ! Qu'est-il donc arrivé, monsieur ? demanda la reine.
- Un grand malheur, madame : le parti de la cour a triomphé !
- Le parti de la cour a triomphé ! Et vous appelez cela un malheur, monsieur Gilbert ?
- Oui, parce qu'il a triomphé par un de ces moyens terribles qui énervent le triomphateur, et qui parfois le couchent à côté du vaincu !
- Mais que s'est-il donc passé ?
- La Fayette et Bailly ont tiré sur le peuple ; de sorte que voilà La Fayette et Bailly hors d'état de vous servir désormais.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'ils sont dépopularisés.
- Et que faisait ce peuple sur lequel on a tiré ?
- Il signait une pétition demandant la déchéance.
- La déchéance de qui ?
- Du roi.
- Et vous trouvez que l'on a eu tort de tirer sur lui ? demanda la reine, dont l'oeil étincela.
- Je crois qu'on eût mieux fait de le convaincre que de le fusiller. – Mais de quoi le convaincre ?
- De la sincérité du roi.
- Mais le roi est sincère !
- Pardon, madame... Il y a trois jours, j'ai quitté le roi ; toute ma soirée s'était passée à essayer de lui faire comprendre que ses véritables ennemis, ce sont ses frères, M. de Condé, les émigrés. J'avais, à genoux, supplié le roi de rompre toute relation avec eux, et d'adopter franchement la Constitution, sauf à en réviser les articles dont la pratique ferait reconnaître l'application impossible. Le roi, convaincu – je le croyais du moins, – avait eu la bonté de me promettre que c'était fini entre lui et l'émigration ; et, derrière moi, madame, le roi a signé et vous a fait signer, à vous, une lettre pour son frère, pour Monsieur, lettre dans laquelle il le charge de ses pouvoirs auprès de l'empereur d'Autriche et du roi de Prusse...
La reine rougit comme un enfant pris en faute ; mais un enfant pris en faute courbe la tête : elle, au contraire, se révolta.
- Nos ennemis ont-ils des espions jusque dans le cabinet du roi ?
- Oui, madame, répondit tranquillement Gilbert, et c'est ce qui rend, de la part du roi, toute démarche fausse si dangereuse.
- Mais, monsieur, la lettre était tout entière écrite de la main du roi ; elle a été – aussitôt signée par moi – pliée et cachetée par le roi, puis remise au courrier qui devait la porter.
- C'est vrai, madame.
- Le courrier a donc été arrêté ?
- La lettre a été lue.
- Mais nous ne sommes donc entourés que de traîtres ?
- Tous les hommes ne sont pas des comtes de Charny !
- Que voulez-vous dire ?
- Hélas ! je veux dire, madame, qu'un des augures fatals qui présagent la perte des rois, c'est quand ils éloignent d'eux des hommes qu'ils devraient attacher à leur fortune par des liens de fer.
- Je n'ai point éloigné M. de Charny, dit amèrement la reine ; c'est M. de Charny qui s'est éloigné. Quand les rois deviennent malheureux, il n'y a plus de liens assez forts pour retenir près d'eux leurs amis.
Gilbert regarda la reine, et secoua doucement la tête.
- Ne calomniez pas M. de Charny, madame, ou le sang de ses deux frères criera, du fond de la tombe, que la reine de France est ingrate !
- Monsieur ! fit Marie-Antoinette.
- Oh ! vous savez bien que je dis la vérité, madame, reprit Gilbert ; vous savez bien qu'au jour où un véritable danger vous menacera, M. de Charny sera à son poste, et que ce poste sera celui du danger.
La reine baissa la tête.
- Enfin, dit-elle avec impatience, vous n'étiez pas venu pour me parler de M. de Charny, je suppose ?
- Non, madame ; mais les idées sont parfois comme les événements, elles s'enchaînent par des fils invisibles, et telles sont tirées tout à coup au jour qui devraient rester cachées dans l'obscurité du coeur... Non, je venais pour parler à la reine ; pardon si, sans le vouloir, j'ai parlé à la femme, mais me voici prêt à réparer mon erreur.
- Et que vouliez-vous dire à la reine, monsieur ?
- Je voulais lui mettre sous les yeux sa situation, celle de la France, celle de l'Europe ; je voulais lui dire : Madame, vous jouez le bonheur ou le malheur du monde en partie liée ; vous avez perdu la première manche au 6 octobre ; vous venez aux yeux de vos courtisans du moins, de gagner la seconde. A partir de demain, vous allez engager ce que l'on nomme la belle ; si vous perdez, il y va du trône, de la liberté, peut-être de la vie !
- Et, dit la reine en se redressant vivement, croyez-vous, monsieur, que nous reculerons devant une pareille crainte ?
- Je sais que le roi est brave : il est petit-fils de Henri IV, je sais que la reine est héroïque : elle est fille de Marie-Thérèse ; je n'essayerai donc jamais vis-à-vis d'eux que de la conviction ; malheureusement, je doute que j'arrive jamais à faire passer dans le coeur du roi et de la reine la conviction qui est dans le mien.
- Pourquoi, alors, prendre une pareille peine, monsieur, si vous la jugez inutile ?
- Pour remplir un devoir, madame... Croyez-moi, il est doux, quand on vit dans des temps orageux comme les nôtres, de se dire, à chaque effort que l'on fait, cet effort dût-il être infructueux : « C'est un devoir que je remplis ! »
La reine regarda Gilbert en face.
- Avant toute chose, monsieur, dit-elle, pensez-vous qu'il soit possible encore de sauver le roi ?
- Je le crois.
- Et la royauté ?
- Je l'espère.
- Eh bien, monsieur, dit la reine avec un soupir profondément triste, vous êtes plus heureux que moi ; je crois que l'un et l'autre sont perdus, et je ne me débats, pour mon compte, qu'en acquit de ma conscience.
- Oui, madame, je comprends cela parce que vous voulez la royauté despotique et le roi absolu ; comme un avare qui ne sait, même en vue d'un rivage prêt à lui rendre plus qu'il ne perd dans son naufrage, sacrifier une partie de sa fortune, et qui veut garder tous ses trésors, vous vous noierez avec les vôtres, entraînée par leur poids !... Faites la part de la tempête, jetez au gouffre tout le passé, s'il le faut, et nagez vers l'avenir !
- Jeter le passé au gouffre, c'est rompre avec tous les rois de l'Europe.
- Oui ; mais c'est faire alliance avec le peuple français.
- Le peuple français est notre ennemi ! dit Marie-Antoinette.
- Parce que vous lui avez appris à douter de vous.
- Le peuple français ne peut pas lutter contre une coalition européenne.
- Supposez à sa tête un roi qui veuille franchement la Constitution, et le peuple français fera la conquête de l'Europe.
- Il faut une armée d'un million d'hommes pour cela.
- On ne fait pas la conquête de l'Europe avec un million d'hommes, madame ; on fait la conquête de l'Europe avec une idée... Plantez sur le Rhin et sur les Alpes deux drapeaux tricolores avec ces mots : « Guerre aux tyrans ! Liberté aux peuples ! » et l'Europe sera conquise.
- En vérité, monsieur, il y a des moments où je suis tentée de croire que les plus sages deviennent fous !
- Ah ! madame, madame, vous ne savez donc pas ce que c'est, en ce moment, que la France aux yeux des nations ? La France, avec quelques crimes individuels, quelques excès locaux, mais qui ne tachent point sa robe blanche, qui ne souillent pas ses mains pures, cette France, c'est la vierge de la liberté ; le monde tout entier est amoureux d'elle ; des Pays-Bas, du Rhin, de l'Italie, des millions de voix l'invoquent ! Elle n'a qu'à mettre un pied hors de la frontière, et les peuples l'attendront à genoux. La France arrivant les mains pleines de liberté, ce n'est plus une nation ; c'est la justice immuable ! c'est la raison éternelle !... Oh ! madame, madame, profitez de ce qu'elle n'est point encore entrée dans la violence ; car, si vous attendez trop longtemps, ces mains qu'elle étend sur le monde, elle les retournera contre elle-même... Mais la Belgique, mais l'Allemagne, mais l'Italie suivent chacun de ses mouvements avec des regards d'amour et de joie, la Belgique lui dit : « Viens ! » l'Allemagne lui dit : « Je t'attends ! » l'Italie lui dit : « Sauve-moi ! » Au fond du Nord, une main inconnue n'a-t-elle pas écrit sur le bureau de Gustave : « Pas de guerre à la France ! » D'ailleurs, aucun de ces rois que vous appelez à votre aide n'est prêt à nous faire la guerre, madame. Deux empires nous haïssent profondément ; quand je dis deux empires, je veux dire une impératrice et un ministre, Catherine II et M. Pitt ; mais ils sont impuissants contre nous, à cette heure du moins. Catherine II tient la Turquie sous une de ses griffes, et la Pologne sous l'autre ; elle en aura bien pour deux ou trois ans à soumettre l'une et à dévorer l'autre ; elle pousse les Allemands vers nous ; elle leur offre la France ; elle fait honte à votre frère Léopold de son inaction ; elle lui montre le roi de Prusse envahissant la Hollande pour un simple déplaisir fait à sa soeur ; elle lui dit : « Marchez donc ! » mais elle ne marche pas. M. Pitt avale l'Inde en ce moment ; il est comme le serpent boa : cette laborieuse digestion l'engourdit ; si nous attendons qu'elle soit achevée, il nous attaquera à son tour, non point tant par la guerre étrangère que par la guerre civile... Je sais que vous en avez une peur mortelle, de ce Pitt ; je sais que vous avouez, madame, que vous ne parlez pas de lui sans avoir la petite mort. Voulez- vous un moyen de le frapper au coeur ? C'est de faire de la France une république avec un roi ! Au lieu de cela, que faites-vous, madame ? Au lieu de cela, que fait votre amie la princesse de Lamballe ? Elle dit à l'Angleterre, où elle vous représente, que toute l'ambition de la France est d'arriver à la grande Charte ; que la Révolution française, bridée et montée par le roi, va marcher à reculons ! Et que répond Pitt à ces avances ? Qu'il ne souffrira pas que la France devienne république ; qu'il sauvera la monarchie ; mais toutes les caresses, toutes les instances, toutes les prières de Mme de Lamballe n'ont pu lui faire promettre qu'il sauverait le monarque ; car, le monarque, il le hait ! N'est-ce pas Louis XVI, roi constitutionnel, roi philosophe, qui lui a disputé l'Inde et arraché l'Amérique ? Louis XVI ! Mais Pitt ne désire qu'une chose, c'est que l'histoire en fasse un pendant à Charles Ier !
- Monsieur ! monsieur ! s'écria la reine épouvantée, qui donc vous dévoile toutes ces choses ?
- Les mêmes hommes qui me disent ce qu'il y a dans les lettres que Votre Majesté écrit.
- Mais nous n'avons donc plus une pensée qui nous appartienne ?
- Je vous ai dit, madame, que les rois de l'Europe étaient enveloppés d'un invisible réseau dans lequel ceux qui voudraient résister se débattront inutilement. Ne résistez pas, madame : mettez-vous à la tête des idées que vous essayez de tirer en arrière, et le réseau vous deviendra une armure, et ceux qui vous haïssent deviendront vos défenseurs, et ces poignards invisibles qui vous menacent deviendront des épées prêtes à frapper vos ennemis !
- Mais ceux que vous appelez nos ennemis, monsieur, vous oubliez toujours que ce sont les rois nos frères.
- Eh ! madame, appelez une fois les Français vos enfants, et vous verrez, alors, le peu que vous sont ces frères selon la politique et la diplomatie ! D'ailleurs, tous ces rois, tous ces princes, ne vous semblent-ils point marqués du sceau fatal, du sceau de la folie ? Commençons par votre frère Léopold, caduc à quarante-quatre ans, avec son harem toscan transporté à Vienne, ranimant ses facultés mourantes par des excitants meurtriers qu'il se fabrique lui-même... Voyez Frédéric ; voyez Gustave ; l'un qui est mort, l'autre qui mourra sans postérité – car, aux yeux de tous, il est connu que l'héritier royal de Suède est le fils de Monk, et non celui de Gustave... Voyez le roi de Portugal, avec ses trois cents religieuses... Voyez le roi de Saxe, avec ses trois cent cinquante-quatre bâtards... Voyez Catherine, cette Pasiphaé du Nord, à qui un taureau ne saurait suffire, et qui a trois armées pour amants !... Oh ! madame, madame, ne vous apercevez-vous pas que tous ces rois et toutes ces reines marchent au gouffre, à l'abîme, au suicide, et que, si vous vouliez, vous... vous ! Au lieu de marcher comme eux au suicide, à l'abîme, au gouffre, vous marcheriez à l'empire du monde, à la monarchie universelle ?
- Pourquoi donc ne dites-vous point cela au roi, monsieur Gilbert ? demanda la reine ébranlée.
- Eh ! Je le lui dis, mon Dieu ! Mais, comme vous avez les vôtres, il a ses mauvais génies qui viennent défaire ce que j'ai fait.
Puis, avec une profonde mélancolie :
- Vous avez usé Mirabeau, vous usez Barnave ; vous m'userez après eux et comme eux, et tout sera dit !
- Monsieur Gilbert, fit la reine, attendez-moi ici... J'entre un instant chez le roi, et je reviens.
Gilbert s'inclina ; la reine passa devant lui, et sortit par la porte qui conduisait chez le roi.
Le docteur attendit dix minutes, un quart d'heure, une demi-heure ; enfin, une porte s'ouvrit, mais opposée à celle par laquelle était sortie la reine.
C'était un huissier qui, après avoir regardé de tous côtés avec inquiétude, s'avança vers Gilbert, fit un signe maçonnique, lui remit une lettre, et s'éloigna.
Gilbert ouvrit la lettre et lut :

« Tu perds ton temps, Gilbert : en ce moment, la reine et le roi écoutent M. de Breteuil, qui arrive de Vienne, et qui leur apporte ce plan de politique :
« Faire de Barnave comme de Mirabeau ; gagner du temps, jurer la Constitution, l'exécuter littéralement, pour montrer qu'elle est inexécutable. La France se refroidira, s'ennuiera ; les Français ont la tête légère, il se fera quelque mode nouvelle, et la liberté passera.
« Si la liberté ne passe pas, on aura gagné un an ; et, dans un an, nous serons prêts à la guerre.
« Laisse donc là ces deux condamnés, qu'on appelle encore, par dérision, le roi et la reine, et rends-toi, sans perdre un instant, à l'hôpital du Gros- Caillou ; tu y trouveras un mourant, moins malade qu'eux ; car, ce mourant, peut-être pourras-tu le sauver, tandis qu'eux, sans que tu puisses les sauver, t'entraîneront dans leur chute ! »

Le billet n'avait point de signature ; mais Gilbert reconnut l'écriture de Cagliostro.
En ce moment, Mme Campan entra ; cette fois, c'était par la porte de la reine.
Elle remit à Gilbert un petit billet conçu en ces termes :

« Le roi prie M. Gilbert de lui mettre par écrit tout le plan politique qu'il vient d'exposer à la reine.
« La reine, retenue par une affaire importante, a le regret de ne pouvoir revenir près de M. Gilbert ; il serait donc inutile qu'il l'attendît plus longtemps. »

Gilbert lut, resta un moment pensif, et, secouant la tête :
- Les insensés ! murmura-t-il.
- N'avez-vous rien à faire dire à Leurs Majestés, monsieur ? demanda Mme Campan.
Gilbert donna à la femme de chambre la lettre sans signature qu'il venait de recevoir.
- Voici ma réponse, dit-il.
Et il sortit.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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