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Chapitre CX
L'entresol des Tuileries

Cette protestation que copiait Mme Roland, nous allons savoir ce qu'elle contenait ; mais, pour que le lecteur soit parfaitement au courant de la situation, et voie clair dans un des plus sombres mystères de la Révolution, il faut d'abord qu'il passe avec nous par les Tuileries pendant la soirée du 15 juillet.
Derrière la porte d'un appartement donnant dans un corridor obscur et désert situé à l'entresol du palais, une femme se tenait debout, l'oreille tendue, la main sur la clef, tressaillant à chaque pas qui éveillait un écho dans les environs.
Cette femme, si nous ignorions qui elle est, il nous serait difficile de la reconnaître ; car, outre l'obscurité qui, même en plein jour, règne dans ce corridor, la nuit est venue, et, soit hasard, soit préméditation, la mèche de l'unique quinquet qui y brûle est baissée et semble près de s'éteindre.
De plus, la seconde chambre de l'appartement est seule éclairée, et c'est contre la porte de la première que cette femme attend, tressaille et écoute.
Quelle est cette femme qui attend ? Marie-Antoinette.
Qui attend-elle ? Barnave.
O superbe fille de Marie-Thérèse, qui vous eût dit, le jour où l'on vous sacra reine des Français, qu'il arriverait un moment où, cachée derrière la porte de l'appartement de votre femme de chambre vous attendriez, en tressaillant de crainte et d'espérance, un petit avocat de Grenoble, vous qui avez tant fait attendre Mirabeau, et qui n'avez daigné le recevoir qu'une fois !
Mais qu'on ne s'y trompe pas, c'est dans un intérêt tout politique que la reine attend Barnave ; dans cette respiration suspendue, dans ces mouvements nerveux, dans cette main qui tremble en froissant la clef, le coeur n'est pour rien, et l'orgueil seul est intéressé.
Nous disons l'orgueil, car, malgré les mille persécutions auxquelles le roi et la reine sont en butte depuis leur retour, il est évident que la vie est sauve, et que toute la question se résume dans ces quelques mots : « Les fugitifs de Varennes perdront-ils le reste de leur pouvoir, ou reconquerront-ils leur pouvoir perdu ? »
Depuis cette soirée fatale où Charny a quitté les Tuileries pour n'y plus rentrer, le coeur de la reine a cessé de battre. Pendant quelques jours, elle est restée indifférente à tout, même aux outrages ; mais peu à peu elle s'est aperçue qu'il y avait deux points de sa puissante organisation par lesquels elle vivait encore, l'orgueil et la haine, et elle est revenue à elle, pour haïr et pour se venger.
Non pas se venger de Charny, non pas haïr Andrée, non, quand elle pense à eux, c'est elle-même qu'elle hait, c'est d'elle-même qu'elle voudrait se venger ; car elle est trop loyale pour ne pas se dire que de son côté, à elle, ont été tous les torts, et de leur côté, à eux, tous les dévouements.
Oh ! si elle pouvait les haïr, elle serait trop heureuse.
Mais ce qu'elle hait, et du plus profond de son coeur, c'est ce peuple qui a mis la main sur elle comme sur une fugitive ordinaire, qui l'a comblée de dégoûts, poursuivie d'injures, abreuvée de honte. Oui, elle le hait bien, ce peuple qui l'a appelée Madame Déficit, Madame Veto, qui l'appelle l'Autrichienne, qui l'appellera la veuve Capet.
Et, si elle peut se venger, oh ! comme elle se vengera !
Or, ce que vient lui apporter Barnave, le 15 juillet 1791, à neuf heures du soir, tandis que Mme Roland copie en face de son mari, dans ce petit salon du troisième étage de l'hôtel Britannique, cette protestation dont nous ignorons encore le contenu, c'est peut-être l'impuissance et le désespoir, mais c'est peut-être aussi ce mets divin qu'on appelle la vengeance.
En effet, la situation est suprême.
Sans doute, grâce à La Fayette et à l'Assemblée nationale, le premier coup avait été paré avec le bouclier constitutionnel ; le roi avait été enlevé, le roi n'avait pas fui.
Mais on se rappelle l'affiche des Cordeliers, mais on se rappelle la proposition de Marat, mais on se rappelle la diatribe du citoyen Prudhomme, mais on se rappelle la boutade de Bonneville, mais on se rappelle la motion de Camille Desmoulins, mais on se rappelle l'axiome du Genevois Dumont, mais on se rappelle qu'il va être fondé un nouveau journal auquel travaillera Brissot, et que ce journal s'appellera le Républicain.
Veut-on connaître le prospectus de ce journal ? Il est court mais explicite. C'est l'Américain Thomas Payne qui l'a rédigé ; puis il a été traduit par un jeune officier qui a fait la guerre de l'Indépendance, et il a été affiché avec la signature de Duchâtelet.
Quelle étrange chose que cette fatalité, qui, des quatre coins du monde, appelle des ennemis nouveaux à ce trône qui croule ! Thomas Payne ! Que vient faire ici Thomas Payne ? Cet homme qui est de tous les pays, Anglais, Américain, Français, qui a fait tous les métiers, qui a été fabricant, maître d'école, douanier, matelot, journaliste ! Ce qu'il vient faire, il vient mêler son haleine à ce vent d'orage, qui souffle impitoyablement sur ce flambeau qui s'éteint.
Voici le prospectus du Républicain de 1791, de ce journal qui paraissait ou qui allait paraître quand Robespierre demandait ce que c'était qu'une république :
Nous venons d'éprouver que l'absence d'un roi nous vaut mieux que sa présence. Il a déserté et, par conséquent, abdiqué. La nation ne rendra jamais sa confiance au parjure, au fuyard. Sa fuite est-elle son fait ou celui d'autrui ? Qu'importe ! Fourbe ou idiot, il est toujours indigne. Nous sommes libres de lui, et il l'est de nous, c'est un simple individu, M. Louis de Bourbon. Pour sa sûreté, elle est certaine, la France ne se déshonorera pas. La royauté est finie. Qu'est-ce qu'un office abandonné au hasard de la naissance, qui peut être rempli par un idiot ? N'est-ce pas un rien, un néant ?
On comprend l'effet produit par une pareille affiche collée sur les murs de Paris. Le constitutionnel Malouet en fut épouvanté. Il entra, tout courant et tout effaré, à l'Assemblée nationale, dénonçant le prospectus et demandant que l'on en arrêtât les auteurs.
- Soit, répondit Pétion ; mais lisons d'abord le prospectus.
Ce prospectus, Pétion, un des rares républicains qu'il y eût alors en France, le connaissait certainement. Malouet, qui l'avait dénoncé, recula devant la lecture. Si les tribunes allaient applaudir ! Et il était certain qu'elles applaudiraient.
Deux membres de l'Assemblée, Chabroud et Chapelier, réparèrent la bévue de leur collègue.
- La presse est libre, dirent-ils, et chacun, fou ou sage, a le droit d'émettre son opinion. Méprisons l'oeuvre d'un insensé et passons à l'ordre du jour.
Et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Soit ; n'en parlons plus.
Mais c'est l'hydre qui menace la monarchie.
Une tête coupée : pendant qu'elle repousse, une autre mord.
On n'a pas oublié Monsieur, ni la conspiration Favras : le roi écarté, Monsieur nommé régent. Aujourd'hui, il ne s'agit plus de Monsieur. Monsieur a fui en même temps que le roi, et, plus heureux que le roi, il a gagné la frontière.
Mais M. le duc d'Orléans est resté, lui.
Il est resté, avec son âme damnée, avec l'homme qui le pousse en avant, Laclos, l'auteur des Liaisons dangereuses.
Il existe un décret sur la régence, un décret qui moisit dans les cartons ; pourquoi n'utiliserait-on pas ce décret ?
Le 28 juin, un journal offre la régence au duc d'Orléans. Louis XVI, vous le voyez, n'existe plus – quoi qu'en ait l'Assemblée nationale – puisqu'on offre la régence au duc d'Orléans, c'est qu'il n'y a plus de roi. Bien entendu que le duc d'Orléans fait semblant de s'étonner et refuse.
Mais, le Ier juillet, Laclos, de son autorité privée, proclame la déchéance et veut un régent ; le 3, Réal établit que le duc d'Orléans est véritablement gardien du jeune prince ; le 4, il demande à la tribune des Jacobins que l'on réimprime et que l'on proclame le décret sur la régence. Malheureusement les Jacobins, qui ne savent pas encore ce qu'ils sont, savent au moins ce qu'ils ne sont pas. Ils ne sont pas orléanistes, quoique le duc d'Orléans et le duc de Chartres fassent partie de la société. La régence du duc d'Orléans est repoussée aux Jacobins ; mais la nuit suffit à Laclos pour reprendre haleine. S'il n'est pas le maître aux Jacobins, il est le maître dans son journal, et, là, il proclame la régence du duc d'Orléans, et, comme le mot de protecteur a été profané par Cromwell, le régent, qui aura tout pouvoir, se nommera un modérateur.
Et tout cela, on le voit, c'est une campagne contre la royauté – campagne dans laquelle la royauté, impuissante par elle-même, n'a d'autre alliée que l'Assemblée nationale – Or, il y a les Jacobins qui sont une assemblée bien autrement influente, et surtout bien autrement redoutable que l'Assemblée nationale.
Le 8 juillet – voyez comme nous approchons ! – Pétion y porte la question de l'inviolabilité royale. Seulement, il sépare l'inviolabilité politique de l'inviolabilité personnelle.
On lui objecte que l'on va se brouiller avec les rois si l'on dépose Louis XVI.
- Si les rois veulent nous combattre, répond Pétion, en déposant Louis XVI, nous leur enlevons leur plus puissant allié ; tandis qu'en le laissant sur le trône, nous leur donnons toute la force que nous lui aurons rendue.
Brissot, à son tour, monte à la tribune et va plus loin. Il examine cette question : le roi peut-il être jugé ?
- Plus tard, dit-il, nous discuterons, en cas de destitution, quel sera le gouvernement à substituer à la royauté.
Il paraît que Brissot fut superbe. Mme Roland était à cette séance ; écoutez ce qu'elle en dit :
« Ce ne furent pas des applaudissements, ce furent des cris, des transports. Trois fois l'Assemblée entraînée s'est levée tout entière, les bras étendus, les chapeaux en l'air, et dans un enthousiasme inexprimable. Périsse à jamais quiconque a ressenti ou partagé ces grands mouvements, et qui pourrait encore reprendre des fers ! »
Ainsi voilà que non seulement le roi peut être jugé, mais encore que l'on applaudit avec enthousiasme celui qui résout la question.
Jugez quel terrible écho les applaudissements devaient avoir aux Tuileries !
Aussi fallait-il que l'Assemblée nationale, à son tour, vidât cette formidable question.
Les constitutionnels, au lieu de reculer devant le débat, le provoquèrent : ils étaient sûrs de la majorité.
Mais la majorité de l'Assemblée était loin de représenter la majorité de la nation : n'importe, les assemblées, en général, s'inquiètent peu de ces anomalies. Elles font, c'est au peuple à défaire.
Et, quand le peuple défait ce qu'a fait une assemblée, cela s'appelle tout simplement une révolution.
Le 13 juillet, les tribunes sont remplies de gens sûrs, introduits d'avance avec des billets spéciaux. C'est ce que, aujourd'hui, nous nommerions des claqueurs.
En outre, les royalistes gardent les corridors. On a retrouvé, pour la circonstance, les chevaliers du poignard.
Enfin, sur la proposition d'un membre, on ferme les Tuileries.
Oh ! sans doute, le soir de ce jour-là, la reine avait attendu Barnave aussi impatiemment qu'elle l'attendait dans la soirée du 15.
Et ce jour-là, cependant, rien ne devait se décider. Le rapport seulement, fait au nom des cinq comités, allait être lu.
Ce rapport disait :

« La fuite du roi n'est pas un cas prévu dans la Constitution ; mais l'inviolabilité royale y est écrite. »

Les comités, considérant donc le roi comme inviolable, ne livraient à la justice que M. de Bouillé, M. de Charny, Mme de Tourzel, les courriers, les domestiques, les laquais. Jamais l'ingénieuse fable des grands et des petits n'avait reçu une plus complète application.
C'était aux Jacobins, du reste, bien plus qu'à l'Assemblée que la question se discutait.
Comme elle n'était pas jugée, Robespierre restait dans le vague. Il n'était ni républicain ni monarchiste ; on pouvait être libre sous un roi comme avec un sénat.
C'était un homme qui se compromettait rarement que M. de Robespierre, et nous avons vu, à la fin du chapitre précédent, quelles terreurs le prenaient même quand il n'était pas compromis.
Mais il y avait là des hommes qui n'avaient point cette précieuse prudence ; ces hommes, c'étaient l'ex-avocat Danton et le boucher Legendre, un bouledogue et un ours.
- L'Assemblée peut absoudre le roi, dit Danton. Le jugement sera réformé par la France, car la France le condamne !
- Les comités sont fous, dit Legendre ; s'ils connaissaient l'esprit des masses, ils reviendraient à la raison ; du reste, ajouta-t-il, si je parle ainsi, c'est pour leur salut.
De pareils discours indignaient les constitutionnels ; malheureusement pour eux, ils n'étaient point en majorité aux Jacobins, comme ils l'étaient à l'Assemblée.
Ils se contentèrent de sortir.
Ils eurent tort, les gens qui quittent la place ont toujours tort, et il y a là dessus un vieux dicton français plein de sens.
« Qui quitte sa place la perd », dit le proverbe.
Non seulement les constitutionnels perdirent la place, mais encore la place fut prise par des députations populaires apportant des adresses contre les comités.
Voilà ce qui allait aux Jacobins ; aussi les députés furent-ils reçus avec acclamations.
En même temps, une adresse qui devait conquérir de son côté une certaine importance dans les événements qui vont suivre, se rédigeait à l'autre bout de Paris, au fond du Marais dans un club, ou plutôt dans une société fraternelle d'hommes et de femmes que l'on appelait la société des Minimes, du lieu où elle se tenait.
Cette société était une succursale des Cordeliers ; aussi était-elle animée de l'âme de Danton. Un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans à peine, sur lequel Danton avait soufflé et qu'il avait animé de son souffle, tenait la plume et rédigeait cette adresse.
Ce jeune homme, c'était Jean-Lambert Tallien.
L'adresse portait pour signature un nom formidable : elle était signée Le Peuple.
Le 14, la discussion s'ouvrit à l'Assemblée.
Cette fois, il avait été impossible d'interdire les tribunes au public ; impossible aussi de bourrer, comme les premières fois, les corridors et les avenues de royalistes et de chevaliers du poignard ; impossible enfin de fermer le jardin des Tuileries.
Le prologue s'était joué devant les claqueurs, mais la comédie allait être devant le vrai public
Et, il faut le dire, le public était mal disposé.
Si mal disposé, que Duport, populaire encore il y a trois mois, fut écouté dans un morne silence quand il proposa de faire retomber sur l'entourage du roi le crime du roi.
Il alla cependant jusqu'au bout, étonné de parler pour la première fois sans soulever un mot, un signe d'approbation.
C'était un des astres de cette triade dont la lumière allait s'effaçant peu à peu dans le ciel politique : Duport, Lameth, Barnave.
Robespierre après lui monta a la tribune. Robespierre, l'homme prudent, qui savait si bien s'effacer, qu'allait-il dire ? L'orateur qui, huit jours auparavant, avait déclaré qu'il n'était ni monarchiste ni républicain, pour qui allait-il se prononcer ?
Il ne se prononça point.
Il vint, avec son aigre douceur, se constituer l'avocat de l'humanité ; il dit qu'à son avis il y aurait à la fois injustice et cruauté à ne frapper que les faibles ; qu'il n'attaquait point le roi, puisque l'Assemblée paraissait regarder le roi comme inviolable, mais qu'il défendait Bouillé, Charny, Mme de Tourzel, les courriers, les laquais, les domestiques, tous ceux enfin qui, par leur position dépendante, avaient été forcés d'obéir.
L'Assemblée murmura fort pendant ce discours. Les tribunes écoutaient avec une grande attention, ne sachant si elles devaient applaudir ou improuver ; elles finirent par voir, dans les paroles de l'orateur, ce qu'il y avait véritablement, une attaque réelle à la royauté et une fausse défense de la courtisanerie.
Alors les tribunes applaudirent Robespierre.
Le président essaya d'imposer silence aux tribunes.
Prieur de la Marne voulut porter le débat sur un terrain parfaitement déblayé de subterfuges et de paradoxes.
- Mais, s'écria-t-il, que feriez-vous, citoyens, si, le roi étant mis hors de cause, on venait vous demander qu'il fût rétabli dans tout son pouvoir ?
La question était d'autant plus embarrassante qu'elle était directe ; mais il y a des moments d'impudence où rien n'embarrasse les partis réactionnaires.
Desmeuniers releva l'apostrophe, et parut soutenir, au détriment du roi, la cause de l'Assemblée.
- L'Assemblée, dit l'orateur, est un corps tout-puissant, et, dans sa toute- puissance, il a bien le droit de suspendre le pouvoir royal, et de maintenir cette suspension jusqu'au moment où la Constitution sera terminée.
Ainsi le roi, qui n'avait point fui, mais qui avait été enlevé, ne serait suspendu que momentanément, et parce que la Constitution n'était point achevée ; une fois la Constitution achevée, il rentrerait de plein droit dans l'exercice de ses fonctions royales
- Enfin, s'écria l'orateur, puisqu'on me demande – personne ne le lui demandait, – puisqu'on me demande de rédiger mon explication en décret, voici le projet que je propose :

« 1° La suspension durera jusqu'à ce que le roi accepte la Constitution.

« 2° S'il n'acceptait pas, l'Assemblée le déclarerait déchu. »

- Oh ! soyez tranquille, s'écria Grégoire de sa place, non seulement il acceptera, mais encore il jurera tout ce que vous voudrez !
Et il avait raison, si ce n'est qu'il eût dû dire : « Jurera et acceptera tout ce que vous voudrez. »
Les rois jurent plus facilement encore qu'ils n'acceptent.
L'Assemblée allait peut-être saisir au vol le projet de décret de Desmeuniers ; mais Robespierre, de sa place, jeta ce mot :
- Prenez garde ! Un tel décret décide d'avance que le roi ne sera pas jugé !
On était surpris en flagrant délit, on n'osa voter. Un bruit qu'on entendit à la porte tira l'Assemblée d'embarras.
C'était une députation de la société fraternelle des Minimes, apportant cette proclamation inspirée par Danton, rédigée par Tallien, et signée Le peuple.
L'Assemblée se vengea sur les pétitionnaires ; elle refusa d'entendre leur adresse.
Barnave, alors, se leva.
- Qu'elle ne soit pas lue aujourd'hui, dit-il ; mais, demain, écoutez-la, et ne vous laissez point influencer par une opinion factice... La loi n'a qu'à placer son signal, on verra s'y rallier tous les bons citoyens !
Lecteur, retenez bien ces quelques paroles, relisez ces sept mots, méditez cette phrase : La loi n'a qu'à placer son signal ! La phrase a été prononcée le 14 ; le massacre du 17 est dans cette phrase.
Ainsi on ne se contentait plus d'escamoter au peuple la toute-puissance dont il croyait être redevenu maître par la fuite de son roi, disons mieux, par la trahison de son mandataire ; on rendait publiquement cette toute-puissance à Louis XVI, et, si le peuple réclamait, si le peuple faisait des pétitions, il n'était plus qu'une opinion factice dont l'Assemblée, cet autre mandataire du peuple, aurait raison en plaçant son signal !
Que signifiaient ces mots : Placer le signal de la loi ?
Proclamer la loi martiale et arborer le drapeau rouge.
En effet, le lendemain 15, c'est le jour décisif, l'Assemblée présente un aspect formidable ; personne ne la menace, mais elle veut avoir l'air d'être menacée. Elle appelle La Fayette à son aide, et La Fayette, qui a toujours passé près du vrai peuple sans le voir, La Fayette envoie à l'Assemblée cinq mille hommes de garde nationale auxquels, pour stimuler le peuple, il a soin de mêler mille piques du faubourg Saint-Antoine.
Les fusils, c'était l'aristocratie de la garde nationale ; les piques, c'en était le prolétariat.
Convaincue, comme Barnave, qu'elle n'avait qu'à arborer le signal de la loi pour rallier à elle, non pas le peuple, mais La Fayette, le commandant de la garde nationale, mais Bailly, le maire de Paris, l'Assemblée était décidée à en finir.
Or, quoique née depuis deux ans à peine, l'Assemblée était déjà rouée comme une assemblée de 1829 ou de 1846 ; elle savait qu'il ne s'agissait que de lasser membres et auditeurs par des discussions secondaires, et de reléguer à la fin de la séance la question principale, pour enlever d'emblée cette question. Elle perdit une moitié de la séance à entendre la lecture d'un rapport militaire sur les affaires du département ; puis elle laissa complaisamment discourir trois ou quatre membres qui avaient l'habitude de parler au milieu des conversations particulières, puis, enfin, arrivée aux limites de la discussion, elle se tut pour écouter deux discours, un de Salles, un de Barnave.
Deux discours d'avocats, lesquels convainquirent si bien l'Assemblée, que, La Fayette ayant demandé la clôture, elle vota en toute tranquillité.
Et, en effet, ce jour-là, l'Assemblée n'avait rien à craindre, elle avait fait les tribunes – qu'on nous passe ce terme d'argot, nous l'employons comme le plus significatif ; les Tuileries étaient fermées ; la police était aux ordres du président ; La Fayette siégeait au sein de la chambre pour demander la clôture ; Bailly stationnait sur la place à la tête du conseil municipal, et tout prêt à faire ses sommations. Partout l'autorité sous les armes offrait le combat au peuple.
Aussi le peuple, qui n'était pas en mesure de combattre, s'écoula-t-il tout le long des baïonnettes et des piques, et s'en alla-t-il à son mont Aventin à lui, c'est-à-dire au Champ-de-Mars.
Et, notez bien ceci, il ne s'en allait pas au Champ-de-Mars pour se révolter, pour se mettre en grève comme le peuple romain ; non, il allait au Champ- de-Mars parce qu'il était sûr d'y retrouver l'autel de la Patrie, que, depuis le 14, on n'avait pas encore eu le temps de démolir, si prompts que soient d'ordinaire les gouvernements à démolir les autels de la Patrie.
La foule voulait rédiger là une protestation, et faire passer cette protestation à l'Assemblée.
Pendant que la foule rédigeait sa protestation, l'Assemblée votait :

1° Cette mesure préventive :

« Si le roi rétracte son serment, s'il attaque son peuple ou ne le défend point, il abdique, devient simple citoyen, et est accusable pour les délits postérieurs à son abdication » ;

2° Cette mesure répressive :

« Seront poursuivis : Bouillé, comme coupable principal, et, comme coupables secondaires, toutes les personnes ayant pris part à l'enlèvement du roi. »

Au moment où l'Assemblée venait de voter, la foule avait rédigé et signé sa protestation ; elle revenait pour la présenter à l'Assemblée, qu'elle trouva mieux gardée que jamais. Tous les pouvoirs étaient militaires ce jour-là : le président de l'Assemblée était Charles Lameth, un jeune colonel ; le commandant de la garde nationale était La Fayette, un jeune général ; il n'y avait pas jusqu'à notre digne astronome Bailly, qui, ayant noué sur son habit de savant la ceinture tricolore, et coiffé sa tête pensive du tricorne municipal, n'eût, au milieu de ses baïonnettes et de ses piques, un certain air guerrier ; si bien qu'en le voyant ainsi, Mme Bailly eût pu le prendre pour La Fayette, comme, disait-on, elle prenait parfois La Fayette pour lui.
La foule parlementa ; elle était si peu hostile, qu'il n'y avait pas moyen de ne point parlementer. Le résultat de cette parlementation fut que l'on permettrait aux députés de parler à MM. Pétion et Robespierre. Voyez-vous grandir la popularité de nouveaux noms au fur et à mesure que baisse celle des Duport, des Lameth, des Barnave, des La Fayette et des Bailly ? Les députés, au nombre de six, partirent pour l'Assemblée bien accompagnés. Robespierre et Pétion, prévenus, coururent les recevoir au passage des Feuillants.
Il était trop tard, le vote était porté !
Les deux membres de l'Assemblée, qui n'étaient point favorables à ce vote, n'en rendirent probablement pas compte aux députés du peuple de manière à le leur faire doucement avaler. Aussi ces députés revinrent-ils furieux vers ceux qui les avaient envoyés.
Le peuple avait perdu la partie avec le plus beau jeu que la fortune eût jamais mis entre les mains d'un peuple.
Par cela même, il était en colère : il se répandit dans la ville et commença par faire fermer les théâtres. Les théâtres fermés, ainsi que le disait un de nos amis en 1830, c'est le drapeau noir sur Paris.
L'Opéra avait garnison, il résista.
La Fayette, avec ses quatre mille fusils et ses mille piques, ne demandait pas mieux que de réprimer cette émeute naissante ; l'autorité municipale lui refusa des ordres.
Jusque-là, la reine avait été tenue au courant des événements ; mais les rapports s'étaient arrêtés là, leur suite s'était perdue dans la nuit moins sombre qu'eux.
Barnave, qu'elle attendait avec tant d'impatience, devait lui dire ce qui s'était passé dans la journée du 15.
Tout le monde, du reste, sentait l'approche de quelque événement suprême.
Le roi, qui attendait aussi Barnave dans la seconde chambre de Mme Campan, avait été prévenu de l'arrivée du docteur Gilbert, et, pour donner plus d'attention au récit des événements, il était remonté chez lui, gardant Gilbert, et laissant Barnave à la reine.
Enfin, vers neuf heures et demie, un pas résonna dans l'escalier, une voix se fit entendre, échangeant quelques mots avec la sentinelle qui se tenait sur le palier ; puis un jeune homme parut au bout du corridor, vêtu d'un habit de lieutenant de la garde nationale.
C'était Barnave.
La reine, le coeur palpitant, comme si cet homme eût été l'amant le plus adoré, tira la porte, et Barnave, après avoir regardé devant et derrière lui, se glissa par l'entrebâillement.

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