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Chapitre XCIII
Le baptême du petit Beausire

Madame de La Motte s'était fourvoyée dans chacun de ses calculs. Cagliostro ne se trompa dans aucun.

à peine à la Bastille, il s'aperçut que le prétexte lui était donné enfin de travailler ouvertement à la ruine de cette monarchie que, depuis tant d'années, il sapait sourdement avec l'illuminisme et les travaux occultes.

Sûr de n'être en rien convaincu, victime arrivée au dénouement le plus favorable à ses vues, il tint religieusement sa promesse envers tout le monde.

Il prépara les matériaux de cette fameuse lettre de Londres, qui, paraissant un mois après l'époque où nous sommes arrivés, fut le premier coup de bélier appliqué sur les murs de la vieille Bastille, la première hostilité de la révolution, le premier choc matériel qui précéda celui du 14 juillet 1789.

Dans cette lettre où Cagliostro, après avoir ruiné roi, reine, cardinal, agioteurs publics, ruinait monsieur de Breteuil, personnification de la tyrannie ministérielle, notre démolisseur s'exprimait ainsi :

« Oui, je le répète libre après l'avoir dit captif, il n'est pas de crime qui ne soit expié par six mois de Bastille. Quelqu'un me demande si je retournerai jamais en France ? Assurément, ai-je répondu, pourvu que la Bastille soit devenue une promenade publique. Dieu le veuille ! Vous avez tout ce qu'il faut pour être heureux, vous autres Français : sol fécond, doux climat, bon cœur, gaieté charmante, du génie et des grâces propres à tout ; sans égaux dans l'art de plaire, sans maîtres dans les autres, il ne vous manque, mes bons amis, qu'un petit point : c'est d'être sûrs de coucher dans vos lits quand vous êtes irréprochables. »

Cagliostro avait tenu sa parole aussi à Oliva. Celle-ci, de son côté, fut religieusement fidèle. Il ne lui échappa point un mot qui compromît son protecteur. Elle n'eut d'autre aveu funeste que pour madame de La Motte, et posa d'une façon nette et irrécusable sa participation innocente à une mystification adressée, selon elle, à un gentilhomme inconnu qu'on lui avait désigné sous le nom de Louis.

Pendant le temps qui s'était écoulé pour les captifs sous les verrous et dans les interrogatoires, Oliva n'avait pas revu son cher Beausire, mais elle n'était cependant point abandonnée tout à fait de lui, et, comme on va le voir, elle avait de son amant le souvenir que désirait Didon quand elle disait en rêvant : Ah ! s'il m'était donné de voir jouer sur mes genoux un petit Ascagne !

Au mois de mai de l'année 1786, un homme attendait au milieu des pauvres sur les degrés du portail de Saint-Paul, rue Saint-Antoine. Il était inquiet, haletant, il regardait, sans pouvoir en détacher les yeux, dans la direction de la Bastille.

Auprès de lui vint se placer un homme à longue barbe, un des serviteurs allemands de Cagliostro, celui que Balsamo employait comme chambellan dans ses mystérieuses réceptions de l'ancienne maison de la rue Saint-Claude.

Cet homme arrêta la fougue impatiente de Beausire, et lui dit tout bas :

– Attendez, attendez, ils viendront.

– Ah ! s'écria l'homme inquiet, c'est vous !

Et comme le ils viendront ne satisfaisait point, à ce qu'il paraît, l'homme inquiet, qui continuait à gesticuler plus que de raison, l'Allemand lui dit à l'oreille :

– Monsieur Beausire, vous allez tant faire de bruit que la police nous verra... Mon maître vous avait promis des nouvelles, je vous en donne.

– Donnez ! donnez, mon ami !

– Plus bas. La mère et l'enfant se portent bien.

– Oh ! oh ! s'écria Beausire dans un transport de joie impossible à décrire, elle est accouchée ! elle est sauvée !

– Oui, monsieur ; mais tirez à l'écart, je vous prie.

– D'une fille ?

– Non, monsieur, d'un garçon.

– Tant mieux ! Oh ! mon ami, que je suis heureux, que je suis heureux. Remerciez bien votre maître ; dites-lui bien que ma vie, que tout ce que j'ai est à lui...

– Oui, monsieur Beausire, oui, je lui dirai cela quand je le verrai.

– Mon ami, pourquoi me disiez-vous tout à l'heure ?... Mais prenez donc ces deux louis.

– Monsieur, je n'accepte rien que de mon maître.

– Ah ! pardon, je ne voulais pas vous offenser.

– Je le crois, monsieur. Mais vous me disiez ?

– Ah ! je vous demandais pourquoi, tout à l'heure, vous vous êtes écrié : Ils viendront ? Qui viendra, s'il vous plaît ?

– Je voulais parler du chirurgien de la Bastille et de la dame Chopin, sage-femme, qui ont accouché mademoiselle Oliva.

– Ils viendront ici ? Pourquoi ?

– Pour faire baptiser l'enfant.

– Je vais voir mon enfant ! s'écria Beausire en bondissant comme un convulsionnaire. Vous dites que je vais voir le fils d'Oliva ! ici, tout à l'heure ?...

– Ici, tout à l'heure ; mais modérez-vous, je vous en supplie ; autrement, les deux ou trois agents de monsieur de Crosne, que je devine être cachés sous les haillons de ces mendiants, vous découvriront et devineront que vous avez eu communication avec le prisonnier de la Bastille. Vous vous perdrez et vous compromettrez mon maître.

– Oh ! s'écria Beausire avec la religion du respect et de la reconnaissance, plutôt mourir que de prononcer une syllabe qui nuise à mon bienfaiteur. J'étoufferai, s'il le faut, mais je ne dirai plus rien. Ils ne viennent pas !...

– Patience.

Beausire se rapprocha de l'Allemand.

– Est-elle un peu heureuse, là-bas ? demanda-t-il en joignant les mains.

– Parfaitement heureuse, répondit l'autre. Oh ! voici un fiacre qui vient.

– Oui, oui.

– Il s'arrête...

– Il y a du blanc, de la dentelle...

– La tavaïolle5 de l'enfant.

– Mon Dieu !

Et Beausire fut obligé de s'appuyer sur une colonne pour ne pas chanceler, quand il vit sortir du fiacre la sage-femme, le chirurgien et un porte-clefs de la Bastille, faisant l'office de témoins dans cette rencontre.

Au passage de ces trois personnes, les pauvres s'émurent et nasillèrent leurs lamentables réclamations.

On vit alors, chose étrange, le parrain et la marraine passer en coudoyant ces misérables, tandis qu'un étranger leur distribuait sa monnaie et ses écus en pleurant de joie.

Puis, le petit cortège étant entré dans l'église, Beausire entra derrière et vint, avec les prêtres et les fidèles curieux, chercher la meilleure place de la sacristie où allait s'accomplir le sacrement du baptême.

Le prêtre reconnaissant la sage-femme et le chirurgien, qui plusieurs fois déjà avaient eu recours à son ministère pour des circonstances pareilles, leur fit un petit salut amical, accompagné d'un sourire.

Beausire salua et sourit avec le prêtre.

La porte de la sacristie se ferma alors, et le prêtre, prenant sa plume, commença d'écrire sur son registre les phrases sacramentelles qui constituent l'acte d'enregistrement.

Lorsqu'il en vint à demander le nom et les prénoms de l'enfant :

– C'est un garçon, dit le chirurgien, voilà tout ce que je sais.

Et quatre éclats de rire ponctuèrent ce mot, qui ne parut pas assez respectueux à Beausire.

– Il a bien un nom quelconque, fût-ce un nom de saint, ajouta le prêtre.

– Oui, la demoiselle a voulu qu'on l'appelât Toussaint.

– Ils y sont tous, alors ! répliqua le prêtre en riant de son jeu de mots, ce qui emplit la sacristie d'une hilarité nouvelle.

Beausire commençait à perdre patience, mais la sage influence de l'Allemand le maintenait encore. Il se contint.

– Eh bien ! dit le prêtre, avec ce prénom-là, avec tous saints pour patrons, on peut se passer de père. écrivons : « Aujourd'hui, nous a été présenté un enfant du sexe masculin, né hier, à la Bastille, fils de Nicole-Oliva Legay et de... père inconnu. »

Beausire s'élança furieux aux côtés du prêtre, et lui retenant le poignet avec force :

– Toussaint a un père, s'écria-t-il, comme il a une mère ! Il a un tendre père qui ne reniera point son sang. écrivez, je vous prie, que Toussaint, né hier, de la demoiselle Nicole-Oliva Legay, est fils de Jean-Baptiste Toussaint de Beausire, ici présent !

Qu'on juge de la stupéfaction du prêtre, de celle du parrain et de la marraine ! La plume tomba des mains du premier, l'enfant faillit tomber des bras de la sage-femme.

Beausire le reçut dans les siens, et, le couvrant de baisers avides, il laissa tomber sur le front du pauvre petit le premier baptême, le plus sacré en ce monde après celui qui vient de Dieu, le baptême des larmes paternelles.

Les assistants, malgré leur habitude des scènes dramatiques et le scepticisme ordinaire aux voltairiens de cette époque, furent attendris. Le prêtre seul garda son sang-froid et révoqua en doute cette paternité ; peut-être était-il contrarié d'avoir à recommencer ses écritures.

Mais Beausire devina la difficulté ; il déposa sur les fonts baptismaux trois louis d'or, qui, bien mieux que ses larmes, établirent son droit de père et firent briller sa bonne foi.

Le prêtre salua, ramassa les soixante-douze livres, et biffa les deux phrases qu'il venait d'écrire en goguenardant sur son registre.

– Seulement, monsieur, dit-il, comme la déclaration de monsieur le chirurgien de la Bastille et de la dame Chopin avait été formelle, vous voudrez bien écrire vous-même et certifier que vous vous déclarez le père de cet enfant.

– Moi ! s'écria Beausire au comble de la joie ; mais je l'écrirais de mon sang !

Et il saisit la plume avec enthousiasme.

– Prenez garde, lui dit tout bas le porte-clefs Guyon, qui n'avait pas oublié son rôle d'homme scrupuleux. Je crois, mon cher monsieur, que votre nom sonne mal en de certains endroits ; il y a danger à l'écrire sur des registres publics, avec une date qui donne à la fois la preuve de votre présence et de votre commerce avec une accusée.

– Merci de votre conseil, l'ami, répliqua Beausire avec fierté ; il sent son honnête homme et vaut les deux louis d'or que je vous offre ; mais renier le fils de ma femme...

– Elle est votre femme ? s'écria le chirurgien.

– Légitime ! s'écria le prêtre.

– Que Dieu lui rende la liberté, dit Beausire en tremblant de plaisir, et le lendemain Nicole Legay s'appellera de Beausire, comme son fils et comme moi.

– En attendant, vous vous risquez, répéta Guyon ; je crois qu'on vous cherche.

– Ce ne sera pas moi qui vous trahirai, dit le chirurgien.

– Ni moi, dit la sage-femme.

– Ni moi, fit le prêtre.

– Et quand on me trahirait, continua Beausire avec l'exaltation des martyrs, je souffrirai jusqu'à la roue pour avoir la consolation de reconnaître mon fils.

– S'il était roué, dit tout bas à la sage-femme monsieur Guyon, qui se piquait de repartie, ce ne serait pas pour s'être dit le père du petit Toussaint.

Et sur cette plaisanterie qui fit sourire dame Chopin, il fut procédé dans les formes à l'enregistrement et à la reconnaissance du jeune Beausire.

Beausire écrivit sa déclaration dans des termes magnifiques, mais un peu verbeux, comme sont les relations de tout exploit dont s'enorgueillit l'auteur.

Il la relut, la ponctua, la parapha, et fit parapher par les quatre personnes présentes.

Puis, ayant tout lu et vérifié de nouveau, il embrassa son fils, dûment baptisé, lui glissa une dizaine de louis sous sa tavaïolle, lui suspendit une bague au col, présent destiné à l'accouchée, et, fier comme Xénophon pendant sa fameuse retraite, il ouvrit la porte de la sacristie, décidé à ne pas user du moindre stratagème pour échapper aux sbires, s'il en trouvait d'assez dénaturés pour le saisir en ce moment.

Les groupes de mendiants n'avaient pas quitté l'église. Beausire, s'il eût pu les regarder avec des yeux plus fermes, eût peut-être reconnu parmi eux ce fameux Positif, auteur de sa disgrâce ; mais rien ne bougea. La nouvelle distribution que fit Beausire fut reçue avec des : Dieu vous garde ! sans mesure, et l'heureux père s'échappa de Saint-Paul avec toutes les apparences d'un gentilhomme vénéré, choyé, béni et caressé des pauvres de sa paroisse.

Quant aux témoins du baptême, ils se retirèrent de leur côté et regagnèrent leur fiacre, émerveillés de cette aventure.

Beausire les guetta du coin de la rue Culture-Sainte-Catherine, les vit monter en voiture, envoya deux ou trois baisers palpitants à son fils, et quand son cœur se fut assez complètement épanché, quand le fiacre eut disparu à ses yeux, il songea qu'il ne fallait tenter ni Dieu ni la police, et gagna un lieu d'asile connu de lui seul, de Cagliostro et de monsieur de Crosne.

C'est-à-dire que monsieur de Crosne, lui aussi, avait tenu parole à Cagliostro et n'avait pas fait inquiéter Beausire.

Lorsque l'enfant rentra dans la Bastille et que la dame Chopin eut appris à Oliva tant d'aventures surprenantes, celle-ci, passant à son plus gros doigt la bague de Beausire, se prit à pleurer aussi, et, ayant embrassé son enfant à qui déjà on cherchait une nourrice :

– Non, dit-elle, autrefois monsieur Gilbert, élève de monsieur Rousseau, prétendait que toute bonne mère doit nourrir son enfant, je nourrirai mon fils ; je veux être au moins une bonne mère, ce sera toujours cela.

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