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Chapitre LXII
La prisonnière

Pendant ces agitations de la comtesse, pendant sa rêverie, une scène d'un autre ordre se passait dans la rue Saint-Claude, en face de la maison habitée par Jeanne.

Monsieur de Cagliostro, on se le rappelle, avait logé dans l'ancien hôtel de Balsamo la fugitive Oliva, poursuivie par la police de monsieur de Crosne.

Mademoiselle Oliva, fort inquiète, avait accepté avec joie cette occasion de fuir à la fois la police et Beausire ; elle vivait donc, retirée, cachée, tremblante, dans cette demeure mystérieuse, qui avait abrité tant de drames terribles, plus terribles, hélas ! que l'aventure tragi-comique de mademoiselle Nicole Legay.

Cagliostro l'avait comblée de soins et de prévenances : il semblait doux à la jeune femme d'être protégée par ce grand seigneur, qui ne demandait rien, mais qui semblait espérer beaucoup.

Seulement qu'espérait-il ? voilà ce que se demandait inutilement la recluse.

Pour mademoiselle Oliva, monsieur de Cagliostro, cet homme qui avait dompté Beausire, et triomphé des agents de police, était un dieu sauveur. C'était aussi un amant bien épris, puisqu'il respectait.

Car l'amour-propre d'Oliva ne lui permettait pas de croire que Cagliostro eût sur elle d'autre vue que d'en faire un jour sa maîtresse.

C'est une vertu, pour les femmes qui n'en ont plus, que de croire qu'on puisse les aimer respectueusement. Ce cœur est bien flétri, bien aride, bien mort, qui ne compte plus sur l'amour et sur le respect qui suit l'amour.

Oliva se mit donc à faire des châteaux en Espagne du fond de son manoir de la rue Saint-Claude, châteaux chimériques où ce pauvre Beausire, faut-il l'avouer, trouvait bien rarement sa place.

Quand le matin, parée de tous les agréments dont Cagliostro avait meublé ses cabinets de toilette, elle jouait à la grande dame, et repassait les nuances du rôle de Célimène, elle ne vivait que pour cette heure du jour à laquelle Cagliostro venait deux fois la semaine s'informer si elle supportait facilement la vie.

Alors, dans son beau salon, au milieu d'un luxe réel et d'un luxe intelligent, la petite créature enivrée s'avouait à elle-même que tout dans sa vie passée avait été déception, erreur, que contrairement à l'assertion du moraliste : La vertu fait le bonheur, c'était le bonheur qui fait immanquablement la vertu.

Malheureusement il manquait dans la composition de ce bonheur un élément indispensable, pour que le bonheur durât.

Oliva était heureuse, mais Oliva s'ennuyait.

Livres, tableaux, instruments de musique ne l'avaient pas distraite suffisamment. Les livres n'étaient pas assez libres, ou ceux qui l'étaient avaient été lus trop vite. Les tableaux sont toujours la même chose quand on les a regardés une fois – c'est Oliva qui juge et non pas nous –, et les instruments de musique n'ont qu'un cri, et jamais une voix pour la main ignorante qui les sollicite.

Il faut le dire, Oliva ne tarda pas à s'ennuyer cruellement de son bonheur, et souvent elle eut des regrets mouillés de larmes pour ces bonnes petites matinées passées à la fenêtre de la rue Dauphine, alors que, magnétisant la rue de ses regards, elle faisait lever la tête à tous les passants.

Et quelles douces promenades dans le quartier Saint-Germain, quand la mule coquette, élevant sur ses talons de deux pouces un pied d'une cambrure voluptueuse, chaque pas de la belle marcheuse était un triomphe, et arrachait aux admirateurs un petit cri, soit de crainte lorsqu'elle glissait, soit de désir quand après le pied se montrait la jambe.

Voilà ce que pensait Nicole enfermée. Il est vrai que les agents de monsieur le lieutenant de police étaient gens redoutables, il est vrai que l'hôpital, dans lequel les femmes s'éteignent dans une captivité sordide, ne valait pas l'emprisonnement éphémère et splendide de la rue Saint-Claude. Mais à quoi servirait-il d'être femme et d'avoir le droit de caprice, si l'on ne s'insurgeait pas parfois contre le bien, pour le changer en mal, au moins en rêve ?

Et puis tout devient bientôt noir à qui s'ennuie. Nicole regretta Beausire, après avoir regretté sa liberté. Avouons que rien ne change dans le monde des femmes, depuis le temps où les filles de Judas s'en allaient, la veille d'un mariage d'amour, pleurer leur virginité sur la montagne.

Nous en sommes arrivé à un jour de deuil et d'agacement dans lequel Oliva, privée de toute société, de toute vue, depuis deux semaines, entrait dans la plus triste période du mal d'ennui.

Ayant tout épuisé, n'osant se montrer aux fenêtres ni sortir, elle commençait à perdre l'appétit de l'estomac, mais non celui de l'imagination, lequel redoublait, au contraire, au fur et à mesure que l'autre diminuait.

C'est à ce moment d'agitation morale, qu'elle reçut la visite, inattendue ce jour-là, de Cagliostro.

Il entra comme il en avait l'habitude, par la porte basse de l'hôtel, et vint, par le petit jardin nouvellement tracé dans les cours, heurter aux volets de l'appartement occupé par Oliva.

Quatre coups, frappés à intervalles convenus entre eux, étaient le signal arrêté d'avance pour que la jeune femme tirât le verrou qu'elle avait cru devoir demander comme sûreté entre elle et un visiteur muni de clefs.

Oliva ne pensait pas que les précautions fussent inutiles pour bien conserver une vertu qu'en certaines occasions elle trouvait pesante.

Au signal donné par Cagliostro, elle ouvrit ses verrous avec une rapidité qui témoignait de son besoin d'avoir une conférence.

Vive comme une grisette parisienne, elle s'élança au-devant des pas du noble geôlier, pour le caresser, et d'une voix irritée, rauque, saccadée :

– Monsieur, s'écria-t-elle, je m'ennuie, sachez cela.

Cagliostro la regarda avec un léger mouvement de tête.

– Vous vous ennuyez, dit-il en refermant la porte, hélas ! ma chère enfant, c'est un vilain mal.

– Je me déplais ici. J'y meurs.

– Vraiment !

– Oui, j'ai de mauvaises pensées.

– Là ! là ! fit le comte, en la calmant comme il eût calmé un épagneul, si vous n'êtes pas bien chez moi, ne m'en veuillez pas trop. Gardez toute votre colère pour monsieur le lieutenant de police, qui est votre ennemi.

– Vous m'exaspérez avec votre sang-froid, monsieur, dit Oliva. J'aime mieux de bonnes colères que des douceurs pareilles ; vous trouvez le moyen de me calmer, et cela me rend folle de rage.

– Avouez, mademoiselle, que vous êtes injuste, répondit Cagliostro en s'asseyant loin d'elle, avec cette affectation de respect ou d'indifférence qui lui réussissait si bien auprès d'Oliva.

– Vous en parlez bien à votre aise, vous, dit-elle ; vous allez, vous venez, vous respirez ; votre vie se compose d'une quantité de plaisirs que vous choisissez ; moi, je végète dans l'espace que vous m'avez limité ; je ne respire pas, je tremble. Je vous préviens, monsieur, que votre assistance m'est inutile, si elle ne m'empêche pas de mourir.

– Mourir ! vous ! dit le comte en souriant, allons donc !

– Je vous dis que vous vous conduisez fort mal envers moi, vous oubliez que j'aime profondément, passionnément quelqu'un.

– Monsieur Beausire ?

– Oui, Beausire. Je l'aime, vous dis-je. Je ne vous l'ai jamais caché, je suppose. Vous n'avez pas été vous figurer que j'oublierais mon cher Beausire ?

– Je l'ai si peu supposé, mademoiselle, que je me suis mis en quatre pour avoir de ses nouvelles, et que je vous en apporte.

–Ah ! fit Oliva.

– Monsieur de Beausire, continua Cagliostro, est un charmant garçon.

– Parbleu ! fit Oliva qui ne voyait pas où on la menait.

– Jeune et joli.

– N'est-ce pas ?

– Plein d'imagination.

– De feu... un peu brutal pour moi. Mais... qui aime bien, châtie bien.

– Vous parlez d'or. Vous avez autant de cœur que d'esprit, et d'esprit que de beauté : et moi qui sais cela, moi qui m'intéresse à tout amour de ce monde – c'est une manie –, j'ai songé à vous rapprocher de monsieur de Beausire.

– Ce n'était pas votre idée, il y a un mois, dit Oliva en souriant d'un air contraint.

– écoutez donc, ma chère enfant, tout galant homme qui voit une jolie personne cherche à lui plaire quand il est libre comme je le suis. Cependant, vous m'avouerez que si je vous ai fait un doigt de cour, cela n'a pas duré longtemps, hein ?

– C'est vrai, répliqua Oliva du même ton ; un quart d'heure au plus.

– C'était bien naturel que je me désistasse, voyant combien vous aimiez monsieur de Beausire.

– Oh ! ne vous moquez pas de moi.

– Non, sur l'honneur ! vous m'avez résisté si bien.

– Oh ! n'est-ce pas ? s'écria Oliva, enchantée d'avoir été prise en flagrant délit de résistance. Oui, avouez que j'ai résisté.

– C'était la suite de votre amour, dit flegmatiquement Cagliostro.

– Mais le vôtre, à vous, riposta Oliva, il n'était guère tenace, alors.

– Je ne suis ni assez vieux, ni assez laid, ni assez sot, ni assez pauvre, pour supporter ou les refus, ou les chances d'une défaite, mademoiselle ; vous eussiez toujours préféré monsieur de Beausire à moi, je l'ai senti et j'ai pris mon parti.

– Oh ! que non pas, dit la coquette ; non pas ! Cette fameuse association que vous m'avez proposée, vous savez bien, ce droit de me donner le bras, de me visiter, de me courtiser en tout bien tout honneur, est-ce que ce n'était point un petit reste d'espoir ?

Et en disant ces mots, la perfide brûlait de ses yeux trop longtemps oisifs le visiteur, qui était venu se prendre au piège.

– Je l'avoue, répondit Cagliostro, vous êtes d'une pénétration à laquelle rien ne résiste.

Et il feignit de baisser les yeux pour n'être pas dévoré par le double jet de flamme qui jaillissait des regards d'Oliva.

– Revenons à Beausire, dit-elle, piquée de l'immobilité du comte ; que fait-il, où est-il, ce cher ami ?

Alors Cagliostro, la regardant avec un reste de timidité :

– Je disais que j'eusse voulu vous réunir à lui, continua-t-il.

– Non, vous ne disiez pas cela, murmura-t-elle avec dédain ; mais puisque vous me le dites, je le prends pour dit. Continuez. Pourquoi ne l'avez-vous pas amené, c'eût été charitable. Il est libre, lui...

– Parce que, répondit Cagliostro, sans s'étonner de cette ironie, monsieur de Beausire, qui est comme vous, qui a trop d'esprit, s'est fait aussi une petite affaire avec la police.

– Aussi ! s'écria Oliva en pâlissant ; car cette fois elle sentait le tuf de la vérité.

– Aussi, répéta poliment Cagliostro.

– Qu'a-t-il fait ?... balbutia la jeune femme.

– Une charmante espièglerie, un tour de passe infiniment ingénieux ; j'appelle cela une drôlerie ; mais les gens moroses, monsieur de Crosne, par exemple, vous savez combien il est lourd, ce monsieur de Crosne ; eh bien ! ils appellent cela un vol.

– Un vol ! s'écria Oliva épouvantée ; mon Dieu !

– Un joli vol, par exemple ; ce qui prouve combien ce pauvre Beausire a le goût des belles choses.

– Monsieur... monsieur... il est arrêté ?

– Non, mais il est signalé.

– Vous me jurez qu'il n'est point arrêté, qu'il ne court aucun risque ?

– Je puis bien vous jurer qu'il n'est point arrêté ; mais, quant au second point, vous n'aurez pas ma parole. Vous sentez bien, ma chère enfant, que lorsqu'on est signalé, on est suivi, ou recherché du moins, et qu'avec sa figure, avec sa tournure, avec toutes ses qualités bien connues, monsieur de Beausire, s'il se montrait, serait tout de suite dépisté par les limiers. Songez donc un peu à ce coup de filet que ferait monsieur de Crosne. Prendre vous par monsieur de Beausire, et monsieur de Beausire par vous.

– Oh ! oui, oui, il faut qu'il se cache ! Pauvre garçon ! Je vais me cacher aussi. Faites-moi fuir hors de France, monsieur. Tâchez de me rendre ce service ; parce qu'ici, voyez-vous, enfermée, étouffée, je ne résisterais pas au désir de faire un jour où l'autre quelque imprudence.

– Qu'appelez-vous imprudence, ma chère demoiselle ?

– Mais... me montrer, me donner un peu d'air.

– N'exagérez pas, ma bonne amie ; vous êtes déjà toute pâle, et vous finiriez par perdre votre belle santé. Monsieur de Beausire ne vous aimerait plus. Non ; prenez autant d'air que vous voudrez, régalez-vous de voir passer quelques figures humaines.

– Allons ! s'écria Oliva, voici que vous êtes dépité contre moi, et que vous allez aussi m'abandonner. Je vous gêne peut-être ?

– Moi ? vous êtes folle ? Pourquoi me gêneriez-vous ? dit-il d'un sérieux de glace.

–Parce que... un homme qui a du goût pour une femme, un homme aussi considérable que vous, un seigneur aussi beau que vous l'êtes, a le droit de s'irriter, de se dégoûter même, si une folle comme moi le rebute. Oh ! ne me quittez pas, ne me perdez pas, ne me prenez pas en haine, monsieur !

Et la jeune femme, aussi effrayée qu'elle avait été coquette, vint passer son bras autour du cou de Cagliostro.

– Pauvre petite ! dit celui-ci en déposant un chaste baiser sur le front d'Oliva ; comme elle a peur. N'ayez pas de moi si méchante opinion, ma fille. Vous couriez un danger, je vous ai rendu service ; j'avais des idées sur vous, j'en suis revenu, mais voilà tout. Je n'ai pas plus de haine à vous témoigner que vous n'avez de reconnaissance à m'offrir. J'ai agi pour moi, vous avez agi pour vous, nous sommes quittes.

– Oh ! monsieur, que de bonté, quelle généreuse personne vous faites !

Et Oliva mit deux bras au lieu d'un sur les épaules de Cagliostro.

Mais celui-ci la regardant avec sa tranquillité habituelle :

– Vous voyez bien, Oliva, dit-il, maintenant vous m'offririez votre amour, je...

– Eh bien ! fit-elle toute rouge.

– Vous m'offririez votre adorable personne, je refuserais, tant j'aime à n'inspirer que des sentiments vrais, purs et dégagés de tout intérêt. Vous m'avez cru intéressé, vous êtes tombée en ma dépendance. Vous vous croyez engagée ; je vous croirais plus reconnaissante que sensible, plus effrayée qu'amoureuse : restons comme nous sommes. J'accomplis en cela votre désir. Je préviens toutes vos délicatesses.

Oliva laissa tomber ses beaux bras et s'éloigna honteuse, humiliée, dupe de cette générosité de Cagliostro sur laquelle elle n'avait pas compté.

– Ainsi, dit le comte, ainsi ma chère Oliva, c'est convenu, vous me garderez comme un ami, vous aurez toute confiance en moi ; vous userez de ma maison, de ma bourse et de mon crédit, et...

– Et je me dirai, fit Oliva, qu'il y a des hommes en ce monde bien supérieurs à tous ceux que j'ai connus.

Elle prononça ces mots avec un charme et une dignité qui gravèrent un trait sur cette âme de bronze dont le corps s'était autrefois appelé Balsamo.

« Toute femme est bonne, pensa-t-il, quand on a touché en elle la corde qui correspond au cœur. »

Puis se rapprochant de Nicole :

– à partir de ce soir, vous habiterez le dernier étage de l'hôtel. C'est un appartement composé de trois pièces placées en observatoire au-dessus du boulevard et de la rue Saint-Claude. Les fenêtres donnent sur Ménilmontant et sur Belleville. Quelques personnes pourront vous y voir. Ce sont des voisins paisibles, ne les craignez pas. Braves gens sans relations, sans soupçons de ce que vous pouvez être. Laissez-vous voir par eux, sans vous exposer toutefois, et surtout sans jamais vous montrer aux passants, car la rue Saint-Claude est parfois explorée par les agents de monsieur de Crosne ; au moins là vous aurez du soleil.

Oliva frappa joyeusement dans ses mains.

– Voulez-vous que je vous y conduise ? dit Cagliostro.

– Ce soir ?

– Mais sans doute, ce soir. Est-ce que cela vous gêne ?

Oliva regarda profondément Cagliostro. Un vague espoir rentra dans son cœur, ou plutôt dans sa tête vaine et pervertie.

– Allons, dit-elle.

Le comte prit une lanterne dans l'antichambre, ouvrit lui-même plusieurs portes, et gravissant un escalier, parvint, suivit d'Oliva, au troisième étage, dans l'appartement qu'il avait désigné.

Elle trouva le logis tout meublé, tout fleuri, tout habitable.

– On dirait que j'étais attendue ici, s'écria-t-elle.

– Non pas vous, dit le comte, mais moi, qui aime la vue de ce pavillon et qui souvent y couche.

Le regard d'Oliva prit les teintes fauves et fulgurantes qui viennent iriser parfois les prunelles des chats.

Un mot naissait sur ses lèvres ; Cagliostro l'arrêta par ces paroles :

– Rien ne vous manquera ici, votre femme de chambre sera près de vous dans un quart d'heure. Bonsoir, mademoiselle.

Et il disparut, après avoir fait une grande révérence mitigée par un gracieux sourire.

La pauvre prisonnière tomba assise, consternée, anéantie sur le lit, tout prêt, qui attendait dans une élégante alcôve.

– Je ne comprends absolument rien à ce qui m'arrive, murmura-t-elle en suivant des yeux cet homme réellement incompréhensible pour elle.

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