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Chapitre LVIII
Le débiteur et le créancier

Le cardinal regardait faire son hôte d'un air presque hébété.

– Eh bien ! fit celui-ci, maintenant que nous avons renouvelé connaissance, monseigneur, causons si vous voulez.

– Oui, reprit le prélat se remettant peu à peu, oui, causons de ce recouvrement, que... que...

– Que je vous indiquais dans ma lettre, n'est-ce pas ? Votre éminence a hâte de savoir...

– Oh ! c'était un prétexte, n'est-ce pas, à ce que je présume, du moins.

– Non, monseigneur, pas le moins du monde, c'était une réalité, et des plus sérieuses, je vous assure. Ce recouvrement vaut tout à fait la peine d'être effectué, attendu qu'il s'agit de cinq cent mille livres, et que cinq cent mille livres c'est une somme.

– Et une somme que vous m'avez gracieusement prêtée, même, s'écria le cardinal en laissant apparaître sur son visage une légère pâleur.

– Oui, monseigneur, que je vous ai prêtée, dit Balsamo ; j'aime à voir dans un grand prince comme vous une si bonne mémoire.

Le cardinal avait reçu le coup, il sentait une sueur froide descendre de son front à ses joues.

– J'ai cru un moment, dit-il en essayant de sourire, que Joseph Balsamo, l'homme surnaturel, avait emporté sa créance dans la tombe, comme il avait jeté mon reçu dans le feu.

– Monseigneur, répondit gravement le comte, la vie de Joseph Balsamo est indestructible, comme l'est cette feuille de papier que vous croyiez anéantie.

« La mort ne peut rien contre l'élixir de vie, le feu ne peut rien contre l'amiante.

– Je ne comprends pas, dit le cardinal, à qui un éblouissement passait devant les yeux.

– Vous allez comprendre, monseigneur, j'en suis sûr, dit Cagliostro.

– Comment cela ?

– En reconnaissant votre signature.

Et il offrit un papier plié au prince, qui, même avant de l'ouvrir, s'écria :

– Mon reçu !

– Oui, monseigneur, votre reçu, répondit Cagliostro, avec un léger sourire, mitigé encore par une froide révérence.

– Vous l'avez brûlé cependant, monsieur, j'en ai vu la flamme.

– J'ai jeté ce papier dans le feu, c'est vrai, dit le comte, mais comme je vous l'ai dit, monseigneur, le hasard a voulu que vous ayez écrit sur un morceau d'amiante, au lieu d'écrire sur un papier ordinaire, de sorte que j'ai retrouvé le reçu intact sur les charbons consumés.

– Monsieur, dit le cardinal avec une certaine hauteur, car il croyait voir dans la représentation de ce reçu une marque de défiance, monsieur, croyez bien que je n'eusse pas plus renié ma dette sans ce papier, que je ne la renie avec ce papier ; ainsi vous avez eu tort de me tromper.

– Moi, vous tromper, monseigneur, je n'en ai pas eu un instant l'intention, je vous jure.

Le cardinal fit un signe de tête.

– Vous m'avez fait croire, monsieur, dit-il, que le gage était anéanti.

– Pour vous laisser la jouissance calme et heureuse des cinq cent mille livres, répondit à son tour Balsamo, avec un léger mouvement d'épaules.

–Mais enfin, monsieur, continua le cardinal, comment, pendant dix années, avez-vous laissé une pareille somme en souffrance ?

– Je savais, monseigneur, chez qui elle était placée. Les événements, le jeu, les voleurs, m'ont successivement dépouillé de tous mes biens. Mais sachant que j'avais cet argent en sûreté, j'ai patienté et attendu jusqu'au dernier moment.

– Et le dernier moment est arrivé ?

– Hélas ! oui, monseigneur !

– De sorte que vous ne pouvez plus patienter ni attendre.

– C'est, en effet, chose impossible pour moi, répondit Cagliostro.

– Ainsi vous me redemandez votre argent ?

– Oui, monseigneur.

– Dès aujourd'hui.

– S'il vous plaît ?

Le cardinal garda un silence tout palpitant de désespoir.

Puis, d'une voix altérée :

– Monsieur le comte, dit-il, les malheureux princes de la terre n'improvisent point des fortunes aussi rapides que vous autres enchanteurs, qui commandez aux esprits de ténèbres et de lumières.

– Oh ! monseigneur, dit Cagliostro, croyez bien que je ne vous eusse pas demandé cette somme si je n'avais su d'avance que vous l'aviez.

– J'ai cinq cent mille livres, moi ! s'écria le cardinal.

– Trente mille livres en or, dix mille en argent, et le reste en bons de caisse.

Le cardinal pâlit.

– Lesquels sont là dans cette armoire de Boule, continua Cagliostro

– Oh ! monsieur, vous savez cela ?

– Oui, monseigneur, et je sais aussi tout ce qu'il vous a fallu faire de sacrifices pour vous procurer cette somme. J'ai ouï dire même que vous avez acheté cet argent deux fois sa valeur.

– Oh ! c'est bien vrai, cela.

– Mais...

– Mais ?... s'écria le malheureux prince.

– Mais moi, monseigneur, continua Cagliostro, depuis dix ans, j'ai vingt fois failli mourir de faim ou d'embarras à côté de ce papier, qui représentait pour moi un demi-million ; et cependant, pour ne point vous troubler, j'ai attendu. Je crois donc que nous sommes à peu près quittes, monseigneur.

– Quittes, monsieur ! s'écria le prince ; oh ! ne dites pas que nous sommes quittes, puisqu'il vous reste l'avantage de m'avoir si généreusement prêté une somme de cette importance ; quittes ! oh ! non ! non ! je suis et demeurerai éternellement votre obligé. Seulement, monsieur le comte, je vous demande pourquoi vous, qui pouviez depuis dix ans me redemander cette somme, vous avez gardé le silence ? Pendant ces dix ans, j'eusse eu vingt occasions de vous rendre cet argent sans me gêner.

– Tandis qu'aujourd'hui ?... demanda Cagliostro.

– Oh ! aujourd'hui je ne vous cache point, s'écria le prince, que cette restitution que vous exigez, car vous l'exigez, n'est-ce pas ?

– Hélas ! monseigneur.

– Eh bien ! me gêne horriblement.

Cagliostro fit de la tête et des épaules un petit mouvement qui signifiait. « Que voulez-vous, monseigneur, cela est ainsi et ne peut être autrement. »

– Mais vous qui devinez tout, s'écria le prince ; vous qui savez lire au fond des cœurs, et même au fond des armoires, ce qui est quelquefois bien pis, vous n'en êtes probablement pas à apprendre pourquoi je tiens tant à cet argent, et quel est l'usage mystérieux et sacré auquel je le destine ?

– Vous vous trompez, monseigneur, dit Cagliostro d'un ton glacial ; non, je ne m'en doute pas, et mes secrets, à moi, m'ont rapporté assez de chagrins, de déceptions et de misères, pour que je n'aille point m'occuper des secrets d'autrui, à moins qu'ils ne m'intéressent. Il m'intéressait de savoir si vous aviez de l'argent ou si vous n'en aviez pas, attendu que j'avais de l'argent à réclamer de vous. Mais sachant une fois que vous aviez cet argent, peu m'importait de savoir à quoi vous le destiniez. D'ailleurs, monseigneur, si je savais en ce moment la cause de votre embarras, elle me paraîtrait peut-être fort grave et tellement respectable que j'aurais la faiblesse de temporiser encore, ce qui, dans les circonstances présentes, je vous le répète, m'occasionnerait le plus grand préjudice. Je préfère donc ignorer.

– Oh ! monsieur, s'écria le cardinal dont ces dernières paroles venaient de réveiller l'orgueil et la susceptibilité, ne croyez pas au moins que je veuille vous apitoyer sur mes embarras personnels ; vous avez vos intérêts : ils sont représentés et garantis par ce billet ; ce billet est signé de ma main, c'est assez. Vous allez avoir vos cinq cent mille livres.

Cagliostro s'inclina.

– Je sais bien, continua le cardinal dévoré par la douleur de perdre en une minute tant d'argent, péniblement amassé, je sais, monsieur, que ce papier n'est qu'une reconnaissance de la dette, et ne fixe pas d'échéance au paiement.

– Votre éminence veut-elle m'excuser, répliqua le comte ; mais je m'en rapporte à la lettre de ce reçu, et j'y vois écrit :

« Je reconnais avoir reçu de monsieur Joseph Balsamo la somme de 500 000 livres, que je lui paierai sur sa première demande.

« Signé, Louis DE ROHAN »

Le cardinal frissonna de tous ses membres ; il avait oublié non seulement la dette, mais encore les termes dans lesquels elle était reconnue.

– Vous voyez, monseigneur, continua Balsamo, que je ne demande pas l'impossible, moi. Vous ne pouvez pas soit. Seulement, je regrette que Votre éminence paraisse oublier que la somme a été donnée par Joseph Balsamo spontanément, dans une heure suprême ; et cela à qui, à monsieur de Rohan, qu'il ne connaissait pas. Voilà, ce me semble, un de ces procédés de grand seigneur que monsieur de Rohan, si grand seigneur de toute manière, eût pu imiter pour la restitution. Mais vous avez jugé que cela ne devait point se faire ainsi, n'en parlons plus ; je reprends mon billet. Adieu, monseigneur.

Et Cagliostro ploya froidement le papier et s'apprêta à le remettre dans sa poche.

Le cardinal l'arrêta.

– Monsieur le comte, dit-il, un Rohan ne souffre pas que personne au monde lui donne des leçons de générosité. D'ailleurs, ici, ce serait tout simplement une leçon de probité. Donnez–moi ce billet, monsieur, je vous prie, afin que je le paie.

Ce fut Cagliostro alors qui, à son tour, parut hésiter.

En effet, le visage pâle, les yeux gonflés, la main vacillante du cardinal semblaient émouvoir en lui une compassion très vive.

Le cardinal, tout fier qu'il fût, comprit cette bonne pensée de Cagliostro. Un moment il espéra qu'elle serait suivie d'un bon résultat.

Mais soudain l'œil du comte s'endurcit, un nuage courut entre ses sourcils froncés, et il tendit la main et le billet au cardinal.

Monsieur de Rohan, frappé au cœur, ne perdit pas un instant ; il se dirigea vers l'armoire qu'avait signalée Cagliostro, et en tira une liasse de billets sur la caisse des eaux et forêts ; puis il indiqua du doigt plusieurs sacs d'argent, et tira un tiroir plein d'or.

– Monsieur le comte, dit-il, voici vos cinq cent mille livres ; seulement, je vous dois encore à cette heure deux cent cinquante autres mille livres pour les intérêts, en admettant que vous refusiez l'intérêt composé, qui ferait une somme plus considérable encore. Je vais faire faire les comptes par mon intendant, et vous donner des sûretés pour ce paiement en vous priant de vouloir bien m'accorder du temps.

– Monseigneur, répondit Cagliostro, j'ai prêté cinq cent mille livres à monsieur de Rohan. Monsieur de Rohan me doit cinq cent mille livres, et pas autre chose. Si j'eusse désiré toucher des intérêts, je les eusse stipulés dans le reçu. Mandataire ou héritier de Joseph Balsamo, comme il vous plaira, car Joseph Balsamo est bien mort, je ne dois accepter que les sommes énoncées dans la reconnaissance ; vous me les payez, je les reçois et vous remercie, en vous priant d'accepter mes respectueuses révérences. Je prends donc les billets, monseigneur, et comme j'ai instamment besoin de la somme tout entière dans la journée, j'enverrai prendre l'or et l'argent que je vous prie de me tenir prêts.

Et sur ces mots, auxquels le cardinal ne trouvait rien à répondre, Cagliostro mit la liasse de billets dans sa poche, salua respectueusement le prince, aux mains duquel il laissa le billet, et sortit.

– Le malheur n'est que pour moi, soupira monsieur de Rohan, après le départ de Cagliostro, puisque la reine est en mesure de payer, et qu'à elle, au moins, un Joseph Balsamo inattendu ne viendra pas réclamer un arriéré de cinq cent mille livres.

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