Le Collier de la Reine Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XLII
Où l'on commence à voir les visages sous les masques

Les longues causeries sont le privilège heureux des gens qui n'ont plus rien à se dire. Après le bonheur de se taire ou de désirer, par interjection, le plus grand, sans contredit, est de parler beaucoup sans phrases.

Deux heures après le renvoi de sa voiture, le cardinal et la comtesse en étaient au point où nous disons. La comtesse avait cédé, le cardinal avait vaincu, et cependant le cardinal, c'était l'esclave ; la comtesse, c'était le triomphateur.

Deux hommes se trompent en se donnant la main. Un homme et une femme se trompent dans un baiser.

Mais ici chacun ne trompait l'autre que parce que l'autre voulait être trompé.

Chacun avait un but. Pour ce but, l'intimité était nécessaire. Chacun avait donc atteint son but.

Aussi le cardinal ne se donna-t-il point la peine de dissimuler son impatience. Il se contenta de faire un petit détour, et ramenant la conversation sur Versailles et sur les honneurs qui y attendaient la nouvelle favorite de la reine :

– Elle est généreuse, dit-il, et rien ne lui coûte pour les gens qu'elle aime. Elle a le rare esprit de donner un peu à beaucoup de monde, et de donner beaucoup à peu d'amis.

– Vous la croyez donc riche ? demanda madame de La Motte.

– Elle sait se faire des ressources avec un mot, un geste, un sourire. Jamais ministre, excepté Turgot peut-être, n'a eu le courage de refuser à la reine ce qu'elle demandait.

– Eh bien ! moi, dit madame de La Motte, je la vois moins riche que vous ne la faites, pauvre reine, ou plutôt pauvre femme !

– Comment cela ?

– Est-on riche quand on est obligée de s'imposer des privations ?

– Des privations ! contez-moi cela, chère Jeanne.

– Oh ! mon Dieu, je vous dirai ce que j'ai vu, rien de plus, rien de moins.

– Dites, je vous écoute.

– Figurez-vous deux affreux supplices que cette malheureuse reine a endurés.

– Deux supplices ! Lesquels, voyons ?

– Savez-vous ce que c'est qu'un désir de femme, mon cher prince ?

– Non, mais je voudrais que vous me l'apprissiez, comtesse.

– Eh bien ! la reine a un désir qu'elle ne peut satisfaire.

– De qui ?

– Non, de quoi.

– Soit, de quoi ?

– D'un collier de diamants.

– Attendez donc, je sais. Ne voulez-vous point parler des diamants de Bœhmer et Bossange ?

– Précisément.

– Oh ! la vieille histoire, comtesse.

– Vieille ou neuve, n'est-ce pas un véritable désespoir pour une reine, dites, que de ne pouvoir posséder ce qu'a failli posséder une simple favorite ? Quinze jours d'existence de plus au roi Louis XV, et Jeanne Vaubernier avait ce que ne peut avoir Marie-Antoinette.

– Eh bien ! chère comtesse, voilà ce qui vous trompe, la reine a pu avoir cinq ou six fois ces diamants, et la reine les a toujours refusés.

– Oh !

– Quand je vous le dis, le roi les lui a offerts, et elle les a refusés de la main du roi.

Et le cardinal raconta l'histoire du vaisseau.

Jeanne écouta avidement, et lorsque le cardinal eut fini :

– Eh bien ! dit-elle, après ?

– Comment, après ?

– Oui, qu'est-ce que cela prouve ?

– Qu'elle n'en a point voulu, ce me semble.

Jeanne haussa les épaules.

– Vous connaissez les femmes, vous connaissez la cour, vous connaissez les rois, et vous vous laissez prendre à une pareille réponse ?

– Dame ! je constate un refus.

– Mon cher prince, cela constate une chose : c'est que la reine a eu besoin de faire un mot brillant, un mot populaire, et qu'elle l'a fait.

– Bon ! dit le cardinal, voilà comme vous croyez aux vertus royales, vous ? Ah ! sceptique ! Mais saint Thomas était un croyant, près de vous.

– Sceptique ou croyante, je vous affirme une chose, moi.

– Laquelle ?

– C'est que la reine n'a pas eu plutôt refusé le collier, qu'elle a été prise d'une envie folle de l'avoir.

– Vous vous forgez ces idées-là, ma chère, et d'abord, croyez bien à une chose, c'est qu'à travers tous ses défauts, la reine a une qualité immense.

– Laquelle ?

– Elle est désintéressée ! Elle n'aime ni l'or ni l'argent, ni les pierres. Elle pèse les minéraux à leur valeur ; pour elle une fleur au corset vaut un diamant à l'oreille.

– Je ne dis pas non. Seulement, à cette heure, je soutiens qu'elle a envie de se mettre plusieurs diamants au cou.

– Oh ! comtesse, prouvez.

– Rien ne sera plus facile ; tantôt j'ai vu le collier.

– Vous ?

– Moi ; non seulement je l'ai vu, mais je l'ai touché.

– Où cela ?

– à Versailles, toujours.

– à Versailles ?

– Oui, où les joailliers l'apportaient pour essayer de tenter la reine une dernière fois.

– Et c'est beau.

– C'est merveilleux.

– Alors, vous qui êtes vraiment femme, vous comprenez qu'on pense à ce collier.

– Je comprends qu'on en perde l'appétit et le sommeil.

– Hélas ! que n'ai-je un vaisseau à donner au roi !

– Un vaisseau ?

– Oui, il me donnerait le collier ; et une fois que je l'aurais, vous pourriez manger et dormir tranquille.

– Vous riez ?

– Non, je vous jure.

– Eh bien ! je vais vous dire une chose qui vous étonnera fort.

– Dites.

– Ce collier, je n'en voudrais pas !

– Tant mieux, comtesse, car je ne pourrais pas vous le donner.

– Hélas ! ni vous ni personne, c'est bien ce que sent la reine, et voilà pourquoi elle le désire.

– Mais je vous répète que le roi le lui offrait.

Jeanne fit un mouvement rapide, un mouvement presque importun.

– Et moi, dit-elle, je vous dis que les femmes aiment surtout ces présents-là quand ils ne sont pas faits par des gens qui les forcent de les accepter.

Le cardinal regarda Jeanne avec plus d'attention.

– Je ne comprends pas trop, dit-il.

– Tant mieux ; brisons là. Que vous fait d'abord ce collier, puisque nous ne pouvons pas l'avoir ?

– Oh ! si j'étais le roi et que vous fussiez la reine, je vous forcerais bien de l'accepter.

– Eh bien ! sans être le roi, forcez la reine à le prendre, et vous verrez si elle est aussi fâchée que vous croyez de cette violence.

Le cardinal regarda Jeanne encore une fois.

– Vrai, dit-il, vous êtes sûre de ne pas vous tromper ; la reine a ce désir ?

– Dévorant. écoutez, cher prince, ne m'avez-vous pas dit une fois, ou n'ai-je point entendu dire que vous ne seriez point fâché d'être ministre ?

– Mais il est très possible que j'aie dit cela, comtesse.

– Eh bien ! gageons, mon cher prince...

– Quoi ?

– Que la reine ferait ministre l'homme qui s'arrangerait de façon que ce collier fût sur sa toilette dans huit jours.

– Oh ! comtesse.

– Je dis ce que je dis... Aimez-vous mieux que je pense tout bas ?

– Oh ! jamais.

– D'ailleurs, ce que je dis ne vous concerne pas. Il est bien clair que vous n'allez pas engloutir un million et demi dans un caprice royal ; ce serait, par ma foi ! payer trop cher un portefeuille que vous aurez pour rien et qui vous est dû. Prenez donc tout ce que je vous ai dit pour du bavardage. Je suis comme les perroquets : on m'a éblouie au soleil, et me voilà répétant toujours qu'il fait chaud. Ah ! monseigneur, que c'est une rude épreuve qu'une journée de faveur pour une petite provinciale ! Ces rayons-là, il faut être aigle comme vous pour les regarder en face.

Le cardinal devint rêveur.

– Allons, voyons, dit Jeanne, voilà que vous me jugez si mal, voilà que vous me trouvez si vulgaire et si misérable, que vous ne daignez plus même me parler.

– Ah ! par exemple !

– La reine jugée par moi, c'est moi.

– Comtesse !

– Que voulez-vous ? j'ai cru qu'elle désirait les diamants parce qu'elle a soupiré en les voyant ; je l'ai cru parce qu'à sa place je les eusse désirés ; excusez ma faiblesse.

– Vous êtes une adorable femme, comtesse ; vous avez, par une alliance incroyable, la faiblesse du cœur, comme vous dites, et la force de l'esprit : vous êtes si peu femme en de certains moments, que je m'en effraie. Vous l'êtes si adorablement dans d'autres, que j'en bénis le ciel et que je vous en bénis.

Et le galant cardinal ponctua cette galanterie par un baiser.

– Voyons, ne parlons plus de toutes ces choses-là, dit-il.

– Soit, murmura Jeanne tout bas, mais je crois que l'hameçon a mordu dans les chairs.

Mais tout en disant : « Ne parlons plus de cela », le cardinal reprit :

– Et vous croyez que c'est Bœhmer qui est revenu à la charge ? dit-il.

– Avec Bossange, oui, répondit innocemment madame de La Motte.

– Bossange... Attendez donc, fit le cardinal, comme s'il cherchait ; Bossange, n'est-ce pas son associé ?

– Oui, un grand sec.

– C'est cela.

– Qui demeure ?...

– Il doit demeurer quelque part comme au quai de la Ferraille ou bien de l'école, je ne sais pas trop ; mais en tout cas dans les environs du Pont-Neuf.

– Du Pont-Neuf ; vous avez raison ; j'ai lu ces noms-là au-dessus d'une porte en passant dans mon carrosse.

« Allons, allons, murmura Jeanne, le poisson mord de plus en plus. »

Jeanne avait raison, et l'hameçon était entré au plus profond de la proie.

Aussi, le lendemain, en sortant de la petite maison du faubourg Saint-Antoine, le cardinal se fit-il conduire directement chez Bœhmer.

Il comptait garder l'incognito, mais Bœhmer et Bossange étaient les joailliers de la cour, et aux premiers mots qu'il prononça, ils l'appelèrent monseigneur.

– Eh bien ! oui, monseigneur, dit le cardinal ; mais puisque vous me reconnaissez, tâchez au moins que d'autres ne me reconnaissent pas.

– Monseigneur peut être tranquille. Nous attendons les ordres de monseigneur.

– Je viens pour vous acheter le collier en diamants que vous avez montré à la reine.

– En vérité, nous sommes au désespoir, mais monseigneur vient trop tard.

– Comment cela ?

– Il est vendu.

– C'est impossible, puisque hier vous avez été l'offrir de nouveau à Sa Majesté.

– Qui l'a refusé de nouveau, monseigneur, voilà pourquoi l'ancien marché subsiste.

– Et avec qui ce marché a-t-il été conclu ? demanda le cardinal.

– C'est un secret, monseigneur.

– Trop de secrets, monsieur Bœhmer.

Et le cardinal se leva.

– Mais, monseigneur.

– Je croyais, monsieur, continua le cardinal, qu'un joaillier de la couronne de France devait se trouver content de vendre en France ces belles pierreries ; vous préférez le Portugal, à votre aise, monsieur Bœhmer.

– Monseigneur sait tout ! s'écria le joaillier.

– Eh bien ! que voyez-vous d'étonnant à cela ?

– Mais, si monseigneur sait tout, ce ne peut être que par la reine.

– Et quand cela serait ? dit monsieur de Rohan sans repousser la supposition, qui flattait son amour-propre.

– Oh ! c'est que cela changerait bien les choses, monseigneur.

– Expliquez-vous, je ne comprends pas.

– Monseigneur veut-il me permettre de lui parler en toute liberté ?

– Parlez.

– Eh bien ! la reine a envie de notre collier.

– Vous le croyez ?

– Nous en sommes sûrs.

– Ah ! et pourquoi ne l'achète-t-elle pas alors ?

– Mais parce qu'elle a refusé au roi, et que revenir sur cette décision qui a valu tant d'éloges à Sa Majesté, ce serait montrer du caprice.

– La reine est au-dessus de ce que l'on dit.

– Oui, quand c'est le peuple, ou même quand ce sont des courtisans qui disent ; mais quand c'est le roi qui parle...

– Le roi, vous le savez bien, a voulu donner ce collier à la reine ?

– Sans doute ; mais il s'est empressé de remercier la reine quand la reine a refusé.

– Voyons, que conclut M. Bœhmer ?

– Que la reine voudrait bien avoir le collier sans paraître l'acheter.

– Eh bien ! vous vous trompez, monsieur, dit le cardinal, il ne s'agit point de cela.

– C'est fâcheux, monseigneur, car c'eût été la seule raison décisive pour nous de manquer de parole à monsieur l'ambassadeur de Portugal.

Le cardinal réfléchit.

Si forte que soit la diplomatie des diplomates, celle des marchands leur est toujours supérieure... D'abord, le diplomate négocie presque toujours des valeurs qu'il n'a pas ; le marchand tient et serre dans sa griffe l'objet qui excite la curiosité : le lui acheter, le lui payer cher, c'est presque le dépouiller.

Monsieur de Rohan, voyant qu'il était au pouvoir de cet homme :

– Monsieur, dit-il, supposez si vous voulez que la reine ait envie de votre collier.

– Cela change tout, monseigneur. Je puis rompre tous les marchés quand il s'agit de donner la préférence à la reine.

– Combien vendez-vous ce collier ?

– Quinze cent mille livres.

– Comment organisez-vous le paiement ?

– Le Portugal me payait un acompte, et j'allais porter le collier moi-même à Lisbonne, où l'on me payait à vue.

– Ce mode de paiement n'est pas praticable avec nous, monsieur Bœhmer ; un acompte, vous l'aurez s'il est raisonnable.

– Cent mille livres.

– On peut les trouver. Pour le reste ?

– Votre éminence voudrait du temps ? dit Bœhmer. Avec la garantie de Votre éminence, tout est faisable. Seulement, le retard implique une perte ; car, notez bien ceci, monseigneur : dans une affaire de cette importance, les chiffres grossissent d'eux-mêmes sans raison. Les intérêts de quinze cent mille livres font, au denier cinq, soixante-quinze mille livres, et le denier cinq est une ruine pour les marchands. Dix pour cent sont tout au plus le taux acceptable.

– Ce serait cent cinquante mille livres, à votre compte ?

– Mais, oui, monseigneur.

– Mettons que vous vendez le collier seize cent mille livres, monsieur Bœhmer, et divisez le paiement de quinze cent mille livres qui resteront en trois échéances complétant une année. Est-ce dit ?

– Monseigneur, nous perdons cinquante mille livres à ce marché.

– Je ne crois pas, monsieur. Si vous aviez à toucher demain quinze cent mille livres, vous seriez embarrassé : un joaillier n'achète pas une terre de ce prix-là.

– Nous sommes deux, monseigneur, mon associé et moi.

– Je le veux bien, mais n'importe, et vous serez bien plus à l'aise de toucher cinq cent mille livres chaque tiers d'année, c'est-à-dire deux cent cinquante mille livres chacun.

– Monseigneur oublie que ces diamants ne nous appartiennent pas. Oh ! s'ils nous appartenaient, nous serions assez riches pour ne nous inquiéter ni du paiement, ni du placement à la rentrée des fonds.

– à qui donc appartiennent-ils alors ?

– Mais, à dix créanciers peut-être : nous avons acheté ces pierres en détail. Nous les devons l'une à Hambourg, l'autre à Naples ; une à Buenos-Ayres, deux à Moscou. Nos créanciers attendent la vente du collier pour être remboursés. Le bénéfice que nous ferons fait notre seule propriété ; mais, hélas ! monseigneur, depuis que ce malheureux collier est en vente, c'est-à-dire depuis deux ans, nous perdons déjà deux cent mille livres d'intérêt. Jugez si nous sommes en bénéfice.

Monsieur de Rohan interrompit Bœhmer.

– Avec tout cela, dit-il, je ne l'ai pas vu, moi, ce collier.

– C'est vrai, monseigneur, le voici.

Et Bœhmer, après toutes les précautions d'usage, exhiba le précieux joyau.

– Superbe ! s'écria le cardinal en touchant avec amour les fermoirs qui avaient dû s'imprimer sur le col de la reine.

Quand il eut fini et que ses doigts eurent à satiété cherché sur les pierres les effluves sympathiques qui pouvaient lui être demeurées adhérentes :

– Marché conclu ? dit-il.

– Oui, monseigneur ; et de ce pas, je m'en vais à l'ambassade pour me dédire.

– Je ne croyais pas qu'il y eût d'ambassadeur du Portugal à Paris en ce moment ?

– En effet, monseigneur, monsieur de Souza s'y trouve en ce moment ; il est venu incognito.

– Pour traiter l'affaire, dit le cardinal en riant.

– Oui, monseigneur.

– Oh ! pauvre Souza ! Je le connais beaucoup. Pauvre Souza !

Et il redoubla d'hilarité.

Monsieur Bœhmer crut devoir s'associer à la gaieté de son client. On s'égaya longtemps sur cet écrin, aux dépens du Portugal.

Monsieur de Rohan allait partir.

Bœhmer l'arrêta.

– Monseigneur veut-il me dire comment se réglera l'affaire ? demanda-t-il.

– Mais tout naturellement.

– L'intendant de monseigneur ?

– Non pas ; personne excepté moi ; vous n'aurez affaire qu'à moi.

– Et quand ?

– Dès demain.

– Les cent mille livres ?

– Je les apporterai ici demain.

– Oui, monseigneur. Et les effets ?

– Je les souscrirai ici demain.

– C'est au mieux, monseigneur.

– Et puisque vous êtes un homme de secret, monsieur Bœhmer, souvenez-vous bien que vous en tenez dans vos mains un des plus importants.

– Monseigneur, je le sens, et je mériterai votre confiance, ainsi que celle de Sa Majesté la reine, ajouta-t-il finement.

Monsieur de Rohan rougit et sortit troublé, mais heureux comme tout homme qui se ruine dans un paroxysme de passion.

Le lendemain de ce jour, monsieur Bœhmer se dirigea d'un air composé vers l'ambassade de Portugal.

Au moment où il allait frapper à la porte, monsieur Beausire, premier secrétaire, se faisait rendre des comptes par monsieur Ducorneau, premier chancelier, et don ManoĆ«l y Souza, l'ambassadeur, expliquait un nouveau plan de campagne à son associé, le valet de chambre.

Depuis la dernière visite de monsieur Bœhmer à la rue de la Jussienne, l'hôtel avait subi beaucoup de transformations.

Tout le personnel débarqué, comme nous l'avons vu, dans les deux voitures de poste, s'était casé selon les exigences du besoin, et dans les attributions diverses qu'il devait remplir dans la maison du nouvel ambassadeur.

Il faut dire que les associés, en se partageant les rôles qu'ils remplissaient admirablement bien, devant les changer, avaient l'occasion de surveiller eux-mêmes leurs intérêts, ce qui donne toujours un peu de courage dans les plus pénibles besognes.

Monsieur Ducorneau, enchanté de l'intelligence de tous ces valets, admirait en même temps que l'ambassadeur se fût assez peu soucié du préjugé national pour prendre une maison entièrement française, depuis le premier secrétaire jusqu'au troisième valet de chambre.

Aussi ce fut à ce propos qu'en établissant les chiffres avec monsieur de Beausire, il entamait avec ce dernier une conversation pleine d'éloges pour le chef de l'ambassade.

– Les Souza, voyez-vous, disait Beausire, ne sont pas de ces Portugais encroûtés qui s'en tiennent à la vie du quatorzième siècle, comme vous en verriez beaucoup dans nos provinces. Non, ce sont des gentilshommes voyageurs, riches à millions, qui seraient rois quelque part si l'envie leur en prenait.

– Mais elle ne leur prend pas, dit spirituellement monsieur Ducorneau.

– Pour quoi faire, monsieur le chancelier ? est-ce qu'avec un certain nombre de millions et un nom de prince, on ne vaut pas un roi ?

– Oh ! mais voilà des doctrines philosophiques, monsieur le secrétaire, dit Ducorneau surpris ; je ne m'attendais pas à voir sortir ces maximes égalitaires de la bouche d'un diplomate.

– Nous faisons exception, répondit Beausire un peu contrarié de son anachronisme ; sans être un voltairien ou un Arménien à la façon de Rousseau, on connaît son monde philosophique, on connaît les théories naturelles de l'inégalité des conditions et des forces.

– Savez-vous, s'écria le chancelier avec élan, qu'il est heureux que le Portugal soit un petit état !

– Eh ! pourquoi ?

– Parce que, avec de tels hommes à son sommet, il s'agrandirait vite, monsieur.

– Oh ! vous nous flattez, cher chancelier. Non, nous faisons de la politique philosophique. C'est spécieux, mais peu applicable. Maintenant brisons là. Il y a donc cent huit mille livres dans la caisse, dites-vous ?

– Oui, monsieur le secrétaire, cent huit mille livres.

– Et pas de dettes ?

– Pas un denier.

– C'est exemplaire. Donnez-moi le bordereau, je vous prie.

– Le voici. à quand la présentation, monsieur le secrétaire ? Je vous dirai que dans le quartier c'est un sujet de curiosité, de commentaires inépuisables, je dirai presque d'inquiétudes.

– Ah ! ah !

– Oui, l'on voit de temps en temps rôder autour de l'hôtel des gens qui voudraient que la porte fût en verre.

– Des gens !... fit Beausire, des gens du quartier ?

– Et autres. Oh ! la mission de monsieur l'ambassadeur étant secrète, vous jugez bien que la police s'occupera vite d'en pénétrer les motifs.

– J'ai pensé comme vous, dit Beausire assez inquiet.

– Tenez, monsieur le secrétaire, fit Ducorneau en menant Beausire au grillage d'une fenêtre qui s'ouvrait sur le pan coupé d'un pavillon de l'hôtel. Tenez, voyez-vous dans la rue cet homme en surtout brun sale ?

– Oui, je le vois.

– Comme il regarde, hein ?

– En effet. Que croyez-vous qu'il soit, cet homme ?

– Que sais-je, moi... Un espion de monsieur de Crosne, peut-être.

– C'est probable.

– Entre nous soit dit, monsieur le secrétaire, monsieur de Crosne n'est pas un magistrat de la force de monsieur de Sartine. Avez-vous connu monsieur de Sartine ?

– Non, monsieur, non !

– Oh ! celui-là vous eût dix fois déjà devinés. Il est vrai que vous prenez des précautions...

La sonnette retentit.

– Monsieur l'ambassadeur appelle, dit précipitamment Beausire, que la conversation commençait à gêner.

Et, ouvrant la porte avec force, il repoussa avec les deux battants de cette porte deux associés qui, l'un la plume à l'oreille et l'autre le balai à la main, l'un service de quatrième ordre, l'autre valet de pied, trouvaient la conversation longue et voulaient y participer, ne fût-ce que par le sens de l'ouïe.

Beausire jugea qu'il était suspect, et se promit de redoubler de vigilance.

Il monta donc chez l'ambassadeur, après avoir, dans l'ombre, serré la main de ses deux amis et co-intéressés.

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