Le Collier de la Reine Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XLI
Deux ambitions qui veulent passer pour deux amours

Jeanne aussi était femme, et sans être reine.

Il en résulta qu'à peine dans sa voiture, Jeanne compara ce beau palais de Versailles, ce riche et splendide ameublement, à son quatrième étage de la rue Saint-Claude, ces laquais magnifiques à sa vieille servante.

Mais presque aussitôt l'humble mansarde et la vieille servante s'enfuirent dans l'ombre du passé, comme une de ces visions qui, n'existant plus, n'ont jamais existé, et Jeanne vit sa petite maison du faubourg Saint-Antoine si distinguée, si gracieuse, si confortable, comme on dirait de nos jours, avec ses laquais moins brodés que ceux de Versailles, mais aussi respectueux, aussi obéissants.

Cette maison et ces laquais, c'était son Versailles à elle ; elle y était non moins reine que Marie-Antoinette, et ses désirs formés, pourvu qu'elle sût les borner, non pas au nécessaire, mais au raisonnable, étaient aussi bien et aussi vite exécutés que si elle eût tenu le sceptre.

Ce fut donc avec le front épanoui et le sourire sur les lèvres que Jeanne rentra chez elle. Il était de bonne heure encore ; elle prit du papier, une plume et de l'encre, écrivit quelques lignes, les introduisit dans une enveloppe fine et parfumée, traça l'adresse et sonna.

à peine la dernière vibration de la sonnette avait-elle retenti que la porte s'ouvrait et qu'un laquais, debout, attendait sur le seuil.

– J'avais raison, murmura Jeanne, la reine n'est pas mieux servie.

Puis étendant la main :

– Cette lettre à monseigneur le cardinal de Rohan, dit-elle.

Le laquais s'avança, prit le billet, et sortit sans dire un mot, avec cette obéissance muette des valets de bonne maison.

La comtesse tomba dans une profonde rêverie, rêverie qui n'était pas nouvelle, mais qui faisait suite à celle de la route.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'on gratta à la porte.

– Entrez, dit madame de La Motte.

Le même laquais reparut.

– Eh bien ! demanda madame de La Motte avec un léger mouvement d'impatience en voyant que son ordre n'était point exécuté.

– Au moment où je sortais pour exécuter les ordres de madame la comtesse, dit le laquais, monseigneur frappait à la porte. Je lui ai dit que j'allais à son hôtel. Il a pris la lettre de madame la comtesse, l'a lue, a sauté en bas de sa voiture, et est entré en disant : « C'est bien ; annoncez-moi. »

– Après ?

– Monseigneur est là ; il attend qu'il plaise à madame de le faire entrer.

Un léger sourire passa sur les lèvres de la comtesse. Au bout de deux secondes :

– Faites entrer, dit-elle enfin, avec un accent de satisfaction marquée.

Ces deux secondes avaient-elles pour but de faire attendre dans son antichambre un prince de l'église, ou bien étaient-elles nécessaires à madame de La Motte pour achever son plan ?

Le prince parut sur le seuil.

En rentrant chez elle, en envoyant chercher le cardinal, en éprouvant une si grande joie de ce que le cardinal était là, Jeanne avait donc un plan ?

Oui, car la fantaisie de la reine, pareille à un de ces feux-follets qui éclairent toute une vallée aux sombres accidents, cette fantaisie de reine et surtout de femme venait d'ouvrir aux regards de l'intrigante comtesse tous les secrets replis d'une âme trop hautaine d'ailleurs, pour prendre de grandes précautions à les cacher.

La route est longue, de Versailles à Paris, et quand on la fait côte à côte avec le démon de la cupidité, il a le temps de vous souffler à l'oreille les plus hardis calculs.

Jeanne se sentait ivre de ce chiffre de quinze cent mille livres, épanoui en diamants sur le satin blanc de l'écrin de messieurs Bœhmer et Bossange.

Quinze cent mille livres ! n'était-ce pas, en effet, une fortune de prince, et surtout pour la pauvre mendiante qui, il y a un mois encore, tendait la main à l'aumône des grands ?

Certes, il y avait plus loin de la Jeanne de Valois de la rue Saint-Claude à la Jeanne de Valois du faubourg Saint-Antoine, qu'il n'y en avait de la Jeanne de Valois du faubourg Saint-– Antoine à la Jeanne de Valois maîtresse du collier.

Elle avait donc déjà franchi plus de la moitié du chemin qui menait à la fortune.

Et cette fortune que Jeanne convoitait, ce n'était pas une illusion comme l'est le mot d'un contrat, comme l'est une possession territoriale, toutes choses premières, sans doute, mais auxquelles a besoin de s'adjoindre l'intelligence de l'esprit ou des yeux.

Non, ce collier, c'était bien autre chose qu'un contrat ou une terre : ce collier, c'était la fortune visible ; aussi était-il là, toujours là, brûlant et fascinateur ; et puisque la reine le désirait, Jeanne de Valois pouvait bien y rêver ; puisque la reine savait s'en priver, madame de La Motte pouvait bien y borner son ambition.

Aussi mille idées vagues, ces fantômes étranges aux contours nuageux que le poète Aristophane disait s'assimiler aux hommes dans leurs moments de passion, mille envies, mille rages de posséder prirent pour Jeanne, pendant cette route de Paris à Versailles, la forme de loups, de renards et de serpents ailés.

Le cardinal, qui devait réaliser ses rêves, les interrompit en répondant par sa présence inattendue au désir que madame de La Motte avait de le voir.

Lui aussi avait ses rêves, lui aussi avait son ambition, qu'il cachait sous un masque d'empressement, sous un semblant d'amour.

– Ah ! chère Jeanne, dit-il, c'est vous. Vous m'êtes devenue, en vérité, si nécessaire, que toute ma journée s'est assombrie de l'idée que vous étiez loin de moi. êtes-vous venue en bonne santé de Versailles au moins ?

– Mais comme vous voyez, monseigneur.

– Et contente ?

– Enchantée.

– La reine vous a donc reçue ?

– Aussitôt mon arrivée, j'ai été introduite auprès d'elle.

– Vous avez du bonheur. Gageons, à votre air triomphant, que la reine vous a parlé ?

– J'ai passé trois heures à peu près dans le cabinet de Sa Majesté.

Le cardinal tressaillit, et peu s'en fallut qu'il ne répétât après Jeanne, avec l'accent de la déclamation :

– Trois heures !

Mais il se contint.

– Vous êtes réellement, dit-il, une enchanteresse, et nul ne saurait vous résister.

– Oh ! oh ! vous exagérez, mon prince.

– Non, en vérité, et vous êtes restée, dites-vous, trois heures avec la reine ?

Jeanne fit un signe de tête affirmatif.

– Trois heures ! répéta le cardinal en souriant ; que de choses une femme d'esprit comme vous peut dire en trois heures.

– Oh ! je vous réponds, monseigneur, que je n'ai pas perdu mon temps.

– Je parie que pendant ces trois heures, hasarda le cardinal, vous n'avez pas pensé à moi une seule minute ?

– Ingrat !

– Vraiment ! s'écria le cardinal.

– J'ai fait plus que penser à vous.

– Qu'avez-vous fait ?

– J'ai parlé de vous.

– Parlé de moi, et à qui ? demanda le prélat, dont le cœur commençait à battre, avec une voix dont toute sa puissance sur lui-même ne pouvait dissimuler l'émotion.

– à qui, sinon à la reine ?

En disant ces mots si précieux pour le cardinal, Jeanne eut l'art de ne point regarder le prince en face, comme si elle se fût peu inquiétée de l'effet qu'ils devaient produire.

Monsieur de Rohan palpitait.

– Ah ! dit-il, voyons, chère comtesse, racontez-moi cela. En vérité, je m'intéresse tant à ce qui vous arrive, que je ne veux pas que vous me fassiez grâce du plus petit détail.

Jeanne sourit ; elle savait ce qui intéressait le cardinal tout aussi bien que lui-même.

Mais comme ce récit méticuleux était arrêté d'avance dans son esprit, comme elle l'eût fait d'elle-même si le cardinal ne l'eût point priée de le faire, elle commença doucement, se faisant tirer chaque syllabe ; racontant toute l'entrevue, toute la conversation ; produisant à chaque mot la preuve que, par un de ces hasards heureux qui font la fortune des courtisans, elle était tombée à Versailles dans une de ces circonstances singulières qui font en un jour d'une étrangère une amie presque indispensable. En effet, en un jour, Jeanne de La Motte avait été initiée à tous les malheurs de la reine, à toutes les impuissances de la royauté.

Monsieur de Rohan ne paraissait retenir du récit que ce que la reine avait dit pour Jeanne.

Jeanne, dans son récit, n'appuyait que sur ce que la reine avait dit pour monsieur de Rohan.

Le récit venait d'être achevé à peine que le même laquais entra, annonçant que le souper était servi.

Jeanne invita le cardinal d'un coup d'œil. Le cardinal accepta d'un signe.

Il donna le bras à la maîtresse de la maison, qui s'était si vite habituée à en faire les honneurs, et passa dans la salle à manger.

Quand le souper fut achevé, quand le prélat eut bu à longs traits l'espoir et l'amour dans les récits vingt fois repris, vingt fois interrompus de l'enchanteresse, force lui fut de compter enfin avec cette femme qui tenait les cœurs des puissances dans sa main.

Car il remarquait, avec une surprise qui tenait de l'épouvante, qu'au lieu de se faire valoir comme toute femme que l'on recherche et dont on a besoin, elle allait au-devant des vœux de son interlocuteur avec une bonne grâce bien différente de cette fierté léonine du dernier souper, pris à la même place et dans la même maison.

Jeanne, cette fois, faisait les honneurs de chez elle en femme non seulement maîtresse d'elle-même, mais encore maîtresse des autres. Nul embarras dans son regard, nulle réserve dans sa voix. N'avait-elle pas, pour prendre ces hautes leçons d'aristocratie, fréquenté tout le jour la fleur de la noblesse française ; une reine sans rivale ne l'avait-elle pas appelée ma chère comtesse ?

Aussi le cardinal, soumis à cette supériorité, en homme supérieur lui-même, ne tenta-t-il point d'y résister.

– Comtesse, dit-il en lui prenant la main, il y a deux femmes en vous.

– Comment cela ? demanda la comtesse.

– Celle d'hier, et celle d'aujourd'hui.

– Et laquelle préfère Votre éminence ?

– Je ne sais. Seulement, celle de ce soir est une Armide, une Circé, quelque chose d'irrésistible.

– Et à qui vous n'essaierez pas de résister, j'espère, monseigneur, tout prince que vous êtes.

Le prince se laissa glisser de son siège et tomba aux genoux de madame de La Motte.

– Vous demandez l'aumône ? dit-elle.

– Et j'attends que vous me la fassiez.

– Jour de largesse, répondit Jeanne ; la comtesse de Valois a pris rang, elle est une femme de la cour ; avant peu elle comptera parmi les femmes les plus fières de Versailles. Elle peut donc ouvrir sa main et la tendre à qui bon lui semble.

– Fût-ce à un prince ? dit monsieur de Rohan.

– Fût-ce à un cardinal, répondit Jeanne.

Le cardinal appuya un long et brûlant baiser sur cette jolie main mutine ; puis, ayant consulté des yeux le regard et le sourire de la comtesse, il se leva. Et, passant dans l'antichambre, dit deux mots à son coureur.

Deux minutes après, on entendit le bruit de la voiture qui s'éloignait.

La comtesse releva la tête.

– Ma foi ! comtesse, dit le cardinal, j'ai brûlé mes vaisseaux.

– Et il n'y a pas grand mérite à cela, répondit la comtesse, puisque vous êtes au port.

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