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Chapitre XXXIX
Monsieur de Crosne

Monsieur de Crosne, qui était un homme fort poli, se trouvait on ne peut plus embarrassé depuis l'explication du roi et de la reine.

Ce n'est pas une médiocre difficulté que la parfaite connaissance de tous les secrets d'une femme, surtout quand cette femme est la reine, et qu'on a mission de prendre les intérêts d'une couronne et le soin d'une renommée.

Monsieur de Crosne sentit qu'il allait porter tout le poids d'une colère de femme et d'une indignation de reine ; mais il s'était courageusement retranché dans son devoir, et son urbanité bien connue devait lui servir de cuirasse pour amortir les premiers coups.

Il entra paisiblement, le sourire sur les lèvres.

La reine, elle, ne souriait pas.

– Voyons, monsieur de Crosne, dit-elle, à notre tour de nous expliquer.

– Je suis aux ordres de Votre Majesté.

– Vous devez savoir la cause de tout ce qui m'arrive, monsieur le lieutenant de police !

Monsieur de Crosne regarda autour de lui d'un air un peu effaré.

– Ne vous inquiétez pas, poursuivit la reine : vous connaissez parfaitement ces deux dames : vous connaissez tout le monde, vous.

– à peu près, dit le magistrat ; je connais les personnes, je connais les effets, mais je ne connais pas la cause de ce dont parle Votre Majesté.

– J'aurai donc le déplaisir de vous l'apprendre, répliqua la reine, dépitée de cette tranquillité du lieutenant de police. Il est bien évident que je pourrais vous donner mon secret, comme on donne ses secrets, à voix basse ou à l'écart ; mais j'en suis venue, monsieur, à toujours rechercher le grand jour et la pleine voix. Eh bien ! j'attribue les effets, vous nommez cela ainsi, les effets dont je me plains à la mauvaise conduite d'une personne qui me ressemble, et qui se donne en spectacle partout où vous croyez me voir, vous, monsieur, ou vos agents.

– Une ressemblance ! s'écria monsieur de Crosne, trop occupé de soutenir l'attaque de la reine pour remarquer le trouble passager de Jeanne et l'exclamation d'Andrée.

– Est-ce que vous trouveriez cette supposition impossible, monsieur le lieutenant de police ? Est-ce que vous aimeriez mieux croire que je me trompe ou que je vous trompe ?

– Madame, je ne dis pas cela ; mais, quelle que soit la ressemblance entre toute femme et Votre Majesté, il y a une telle différence que nul regard exercé ne pourra s'y tromper.

– On peut s'y tromper, monsieur, puisque l'on s'y trompe.

– Et j'en fournirais un exemple à Votre Majesté, fit Andrée.

– Ah !...

– Lorsque nous habitions Taverney-Maison-Rouge, avec mon père, nous avions une fille de service qui, par une étrange bizarrerie...

– Me ressemblait !

– Oh ! Votre Majesté, c'était à s'y méprendre.

– Et cette fille, qu'est-elle devenue ?

– Nous ne savions pas encore à quel point l'esprit de Sa Majesté est généreux, élevé, supérieur ; mon père craignit que cette ressemblance déplût à la reine, et, quand nous étions à Trianon, nous cachions cette fille aux yeux de toute la cour.

– Vous voyez bien, monsieur de Crosne. Ah ! ah ! cela vous intéresse.

– Beaucoup, madame.

– Ensuite, ma chère Andrée.

– Eh bien ! madame, cette fille qui était un esprit remuant, ambitieux, s'ennuya d'être ainsi séquestrée ; elle fit une mauvaise connaissance, sans doute, et un soir, à mon coucher, je fus surprise de ne la plus voir. On la chercha. Rien. Elle avait disparu.

– Elle vous avait bien un peu volé quelque chose, ma Sosie ?

– Non, madame, je ne possédais rien.

Jeanne avait écouté ce colloque avec une attention facile à comprendre.

– Ainsi, vous ne saviez pas tout cela, monsieur de Crosne ? demanda la reine.

– Non, madame.

– Ainsi, il existe une femme dont la ressemblance avec moi est frappante, et vous ne le savez pas ! Ainsi, un événement de cette importance se produit dans le royaume et y cause de graves désordres, et vous n'êtes pas le premier instruit de cet événement ? Allons, avouons le, monsieur : la police est bien mal faite ?

– Mais, répondit le magistrat, je vous assure que non, madame. Libre au vulgaire d'élever les fonctions du lieutenant de police jusqu'à la hauteur des fonctions d'un Dieu ; mais Votre Majesté, qui siège bien au-dessus de moi dans cet Olympe terrestre, sait bien que les magistrats du roi ne sont que des hommes. Je ne commande pas aux événements, moi ; il y en a de si étranges, que l'intelligence humaine suffit à peine à les comprendre.

– Monsieur, quand un homme a reçu tous les pouvoirs possibles pour pénétrer jusque dans les pensées de ses semblables ; quand avec des agents il paie des espions, quand avec des espions il peut noter jusqu'aux gestes que je fais devant mon miroir, si cet homme n'est pas le maître des événements...

– Madame, quand Votre Majesté a passé la nuit hors de son appartement, je l'ai su. Ma police était-elle bien faite ? Oui, n'est-ce pas ? Ce jour-là Votre Majesté était allée chez madame, que voici, rue Saint-Claude, au Marais. Cela ne me regarde pas. Lorsque vous avez paru au baquet de Mesmer avec madame de Lamballe, vous y êtes bien allée, je crois ; ma police a été bien faite, puisque les agents vous ont vue. Quand vous êtes allée à l'Opéra...

La reine dressa vivement la tête.

– Laissez-moi dire, madame. Je dis vous, comme monsieur le comte d'Artois a dit vous. Si le beau-frère se méprend aux traits de sa sœur, à plus forte raison se méprendra un agent qui touche un petit écu par jour. L'agent vous a cru voir, il l'a dit. Ma police était encore bien faite ce jour-là. Direz-vous aussi, madame, que mes agents n'ont pas bien suivi cette affaire du gazetier Réteau, si bien étrillé par monsieur de Charny ?

– Par monsieur de Charny ! s'écrièrent à la fois Andrée et la reine.

– L'événement n'est pas vieux, madame, et les coups de canne sont encore chauds sur les épaules du gazetier. Voilà une de ces aventures qui faisaient le triomphe de monsieur de Sartine, mon prédécesseur, alors qu'il les contait si spirituellement au feu roi ou à la favorite.

– Monsieur de Charny s'est commis avec ce misérable ?

– Je ne l'ai su que par ma police, si calomniée, madame, et vous m'avouerez qu'il a fallu quelque intelligence à cette police pour découvrir le duel qui a suivi cette affaire.

– Un duel de monsieur de Charny ! monsieur de Charny s'est battu ! s'écria la reine.

– Avec le gazetier ? dit ardemment Andrée.

– Oh ! non, mesdames ; le gazetier tant battu n'aurait pas donné à monsieur de Charny le coup d'épée qui l'a fait se trouver mal dans votre antichambre.

– Blessé ! il est blessé ! s'écria la reine. Blessé ! mais quand cela ? mais comment ? Vous vous trompez monsieur de Crosne.

– Oh ! madame, Votre Majesté me trouve assez souvent en défaut pour m'accorder cette fois que je n'y suis pas.

– Tout à l'heure il était ici.

– Je le sais bien.

– Oh ! mais, dit Andrée, j'ai bien vu, moi, qu'il souffrait.

Et ces mots, elle les prononça de telle façon que la reine en découvrit l'hostilité, et se retourna vivement.

Le regard de la reine fut une riposte qu'Andrée soutint avec énergie.

– Que dites-vous ? fit Marie-Antoinette ; vous avez remarqué que monsieur de Charny souffrait, et vous ne l'avez pas dit !

Andrée ne répondit pas. Jeanne voulut venir au secours de la favorite, dont il fallait se faire une amie.

– Moi aussi, reprit-elle, j'ai cru m'apercevoir que monsieur de Charny se soutenait difficilement pendant tout le temps que Sa Majesté lui faisait l'honneur de lui parler.

– Difficilement, oui, dit la fière Andrée, qui ne remercia pas même la comtesse avec un regard.

Monsieur de Crosne, lui qu'on interrogeait, savourait à l'aise ses observations sur les trois femmes, dont pas une, Jeanne exceptée, ne se doutait qu'elle posait devant un lieutenant de police.

Enfin la reine reprit :

– Monsieur, avec qui et pourquoi monsieur de Charny s'est-il battu ?

Pendant ce temps, Andrée put reprendre contenance.

– Avec un gentilhomme qui... Mais, mon Dieu ! madame, c'est bien inutile à présent... Les deux adversaires sont en fort bonne intelligence à l'heure qu'il est, puisque tout présentement ils causaient ensemble devant Votre Majesté.

– Devant moi... ici ?

– Ici même... d'où le vainqueur est sorti le premier, voilà vingt minutes peut-être.

– Monsieur de Taverney ! s'écria la reine avec un éclair de rage dans les yeux.

– Mon frère ! murmura Andrée, qui se reprocha d'avoir été assez égoïste pour ne pas tout comprendre.

– Je crois, dit monsieur de Crosne, que c'est en effet avec monsieur Philippe de Taverney que monsieur de Charny s'est battu.

La reine frappa violemment ses mains l'une contre l'autre, ce qui était l'indice de sa plus chaude colère.

– C'est inconvenant... inconvenant, dit-elle... Quoi !... les mœurs d'Amérique apportées à Versailles... Oh ! non, je ne m'en accommoderai pas, moi.

Andrée baissa la tête, monsieur de Crosne également.

– Ainsi, parce qu'on a couru avec monsieur La Fayette et Washington – la reine affecta de prononcer ce nom à la française -, ainsi l'on transformera ma cour en une lice du seizième siècle ; non, encore une fois, non. Andrée, vous deviez savoir que votre frère s'est battu.

– Je l'apprends, madame, répondit-elle.

– Pourquoi s'est-il battu ?

– Nous aurions pu le demander à monsieur de Charny, qui s'est battu avec lui, fit Andrée pâle et les yeux brillants.

– Je ne demande pas, répondit arrogamment la reine, ce qu'a fait monsieur de Charny, mais bien ce qu'a fait monsieur Philippe de Taverney.

– Si mon frère s'est battu, dit la jeune fille en laissant tomber une à une ses paroles, ce ne peut être contre le service de Votre Majesté.

– Est-ce à dire que monsieur de Charny ne se battait pas pour mon service, mademoiselle ?

– J'ai l'honneur de faire observer à Votre Majesté, répondit Andrée, du même ton, que je ne parle à la reine que de mon frère, et non d'un autre.

Marie-Antoinette se tint calme, et, pour en venir là, il lui fallut toute la force dont elle était capable.

Elle se leva, fit un tour dans la chambre, feignit de se regarder au miroir, prit un volume dans un casier de laque, en parcourut sept à huit lignes, puis le jeta.

– Merci, monsieur de Crosne, dit-elle au magistrat, vous m'avez convaincue. J'avais la tête un peu bouleversée par tous ces rapports, par toutes ces suppositions. Oui, la police est très bien faite, monsieur ; mais, je vous en prie, songez à cette ressemblance dont je vous ai parlé, n'est-ce pas, monsieur. Adieu.

Elle lui tendit sa main avec une grâce suprême, et il partit doublement heureux et renseigné au décuple.

Andrée sentit la nuance de ce mot : adieu ; elle fit une révérence longue et solennelle.

La reine lui dit adieu négligemment, mais sans rancune apparente.

Jeanne s'inclina comme devant un autel sacré ; elle se préparait à prendre congé.

Madame de Misery entra.

– Madame, dit-elle à la reine, Votre Majesté n'a-t-elle pas donné heure à messieurs Bœhmer et Bossange ?

– Ah ! c'est vrai, ma bonne Misery ; c'est vrai. Qu'ils entrent. Restez encore, madame de La Motte, je veux que le roi fasse une paix plus complète avec vous.

La reine, en disant ces mots, guettait dans une glace l'expression du visage d'Andrée, qui gagnait lentement la porte du vaste cabinet.

Elle voulait peut-être piquer sa jalousie en favorisant ainsi la nouvelle venue.

Andrée disparut sous les pans de la tapisserie ; elle n'avait ni sourcillé ni tressailli.

– Acier ! acier ! s'écria la reine en soupirant. Oui, acier, que ces Taverney, mais or aussi.

«Ah ! messieurs les joailliers, bonjour. Que m'apportez-vous de nouveau ? Vous savez bien que je n'ai pas d'argent. »

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