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Chapitre XXXVII
Chez la reine

La reine, sortie du cabinet de Louis XVI, sonda toute la profondeur du danger qu'elle avait couru.

Elle sut apprécier ce que Jeanne avait mis de délicatesse et de réserve dans sa déposition improvisée, comme aussi le tact vraiment remarquable avec lequel, après le succès, elle restait dans l'ombre.

En effet, Jeanne, qui venait, par un bonheur inouï, d'être initiée du premier coup à ces secrets d'intimité que les courtisans les plus habiles chassent dix ans sans les atteindre, et partant sûre désormais d'être pour beaucoup dans une journée importante de la reine, n'en prenait pas avantage par un de ces riens que la susceptibilité orgueilleuse des grands sait deviner sur le visage des inférieurs.

Aussi la reine, au lieu d'accepter la proposition que lui fit Jeanne de lui présenter ses respects et de partir, la retint-elle par un sourire aimable en disant :

– Il est vraiment heureux, comtesse, que vous m'ayez empêchée d'entrer chez Mesmer avec la princesse de Lamballe ; car, voyez la noirceur : on m'a vue, soit à la porte, soit à l'antichambre, et l'on a pris texte de là pour dire que j'avais été dans ce qu'ils appellent la salle aux crises. N'est-ce pas cela ?

– La salle aux crises, oui, madame.

– Mais, dit la princesse de Lamballe, comment se fait-il que, si les assistants ont su que la reine était là, les agents de M. de Crosne s'y soient trompés ? Là est le mystère, selon moi ; les agents du lieutenant de police affirment en effet que la reine a été dans la salle aux crises.

– C'est vrai, dit la reine pensive. Et il n'y a nul intérêt de la part de M. de Crosne, qui est un honnête homme et qui m'aime ; mais des agents peuvent avoir été soudoyés, chère Lamballe. J'ai des ennemis, vous le voyez. Il faut que ce bruit ait reposé sur quelque chose. Dites-nous donc le détail, madame la comtesse. D'abord, l'infâme brochure me représente enivrée, fascinée, magnétisée de telle sorte que j'aurais perdu toute dignité de femme. Qu'y a-t-il de vraisemblable là-dedans ? Y a-t-il eu, ce jour-là, une femme ?...

Jeanne rougit. Le secret se présentait encore à elle, le secret dont un seul mot pouvait détruire sa funeste influence sur la destinée de la reine.

Ce secret, Jeanne, en le révélant, perdait l'occasion d'être utile, indispensable même à Sa Majesté. Cette situation ruinait son avenir ; elle se tint réservée comme la première fois.

– Madame, dit-elle, il y avait, en effet, une femme très agitée qui s'est beaucoup affichée par ses contorsions et son délire. Mais il me semble...

– Il vous semble, dit vivement la reine, que cette femme était quelque femme de théâtre, ou ce qu'on appelle une fille du monde, et non pas la reine de France, n'est-ce pas ?

– Certes, non, madame.

– Comtesse, vous avez très bien répondu au roi ; et maintenant, c'est à moi de parler pour vous. Voyons, où en êtes-vous de vos affaires ? à quel moment comptez-vous faire reconnaître vos droits ? Mais n'y a-t-il pas quelqu'un, princesse ?...

Mme de Misery entra.

– Votre Majesté veut-elle recevoir Mlle de Taverney ? demanda la femme de chambre.

– Elle ! assurément. Oh ! la cérémonieuse ! jamais elle ne manquerait à l'étiquette. Andrée ! Andrée ! venez donc.

– Votre Majesté est trop bonne pour moi, dit celle-ci en saluant avec grâce.

Et elle aperçut Jeanne qui, reconnaissant la seconde dame allemande du bureau de secours, venait d'appeler à son aide une rougeur et une modestie de commande.

La princesse de Lamballe profita du renfort survenu à la reine pour retourner à Sceaux, chez le duc de Penthièvre.

Andrée prit place à côté de Marie-Antoinette, ses yeux calmes et scrutateurs fixés sur Mme de La Motte.

– Eh bien ! Andrée, dit la reine, voilà cette dame que nous allâmes voir le dernier jour de la gelée.

– J'ai reconnu madame, répliqua Andrée en s'inclinant.

Jeanne, déjà orgueilleuse, se hâta de chercher sur les traits d'Andrée un symptôme de jalousie. Elle ne vit rien qu'une parfaite indifférence.

Andrée, avec les mêmes passions que la reine, Andrée, femme et supérieure à toutes les femmes en bonté, en esprit, en générosité, si elle eût été heureuse, Andrée se renfermait dans son impénétrable dissimulation que toute la cour prenait pour la fière pudeur de Diane virginale.

– Savez-vous, lui dit la reine, ce qu'on a dit sur moi au roi ?

– On a dû dire tout ce qu'il a de plus mauvais, répliqua Andrée, précisément parce qu'on ne saurait dire assez ce qu'il y a de bon.

– Voilà, dit Jeanne simplement, la plus belle phrase que j'aie entendue. Je la dis belle, parce qu'elle rend, sans en rien ôter, le sentiment qui est celui de toute ma vie, et que mon faible esprit n'aurait jamais su formuler ces paroles.

– Je vous conterai cela, Andrée.

– Oh ! je le sais, dit celle-ci ; M. le comte de Provence l'a raconté tout à l'heure ; une amie à moi l'a entendu.

– C'est un heureux moyen, dit la reine avec colère, de propager le mensonge après avoir rendu hommage à la vérité. Laissons cela. J'en étais avec la comtesse à l'exposé de sa situation. Qui vous protège, comtesse ?

– Vous, madame, dit hardiment Jeanne ; vous qui me permettez de venir vous baiser la main.

– Elle a du cœur, dit Marie-Antoinette à Andrée, et j'aime ses élans.

Andrée ne répondit rien.

– Madame, continua Jeanne, peu de personnes m'ont osé protéger quand j'étais dans la gêne et dans l'obscurité ; mais à présent qu'on m'aura vue une fois à Versailles, tout le monde va se disputer le droit d'être agréable à la reine, je veux dire à une personne que Sa Majesté a daigné honorer d'un regard.

– Eh quoi ! dit la reine en s'asseyant, nul n'a été assez brave ou assez corrompu pour vous protéger pour vous-même ?

– J'ai eu d'abord Mme de Boulainvilliers, répondit Jeanne, une femme brave ; puis M. de Boulainvilliers, un protecteur corrompu... Mais depuis mon mariage, personne, oh ! personne ! dit-elle avec une syncope des plus habiles. Oh ! pardon, j'oubliais un galant homme, prince généreux...

– Un prince ! comtesse ; qui donc ?

– M. le cardinal de Rohan.

La reine fit un mouvement brusque vers Jeanne.

– Mon ennemi ! dit-elle en souriant.

– Ennemi de Votre Majesté, lui ! le cardinal ! s'écria Jeanne. Oh ! madame.

– On dirait que cela vous étonne, comtesse, qu'une reine ait un ennemi. Comme on voit que vous n'avez pas vécu à la cour !

– Mais, madame, le cardinal est en adoration devant Votre Majesté, du moins je croyais le savoir ; et, si je ne me suis pas trompée, son respect pour l'auguste épouse du roi égale son dévouement.

– Oh ! je vous crois, comtesse, reprit Marie-Antoinette en se livrant à sa gaieté habituelle, je vous crois en partie. Oui, c'est cela, le cardinal est en adoration.

Et elle se tourna, en disant ces mots, vers Andrée de Taverney avec un franc éclat de rire.

– Eh bien ! comtesse, oui, M. le cardinal est en adoration. Voilà pourquoi il est mon ennemi.

Jeanne de La Motte affecta la surprise d'une provinciale.

– Ah ! vous êtes la protégée de M. le prince archevêque Louis de Rohan, continua la reine. Contez-nous donc cela, comtesse.

– C'est bien simple, madame. Son Excellence, par les procédés les plus magnanimes, les plus délicats, la générosité la plus ingénieuse, m'a secourue.

– Très bien. Le prince Louis est prodigue, on ne peut lui refuser cela. Est-ce que vous ne pensez pas, Andrée, que M. le cardinal pourra bien ressentir aussi quelque adoration pour cette jolie comtesse ? Hein ! comtesse, voyons, dites-nous !

Et Marie-Antoinette recommença ses joyeux éclats de rire francs et heureux, que Mlle de Taverney, toujours sérieuse, n'encourageait cependant pas.

« Il n'est pas possible que toute cette gaieté bruyante ne soit pas une gaieté factice, pensa Jeanne. Voyons. »

– Madame, dit-elle d'un air grave et avec un accent pénétré, j'ai l'honneur d'affirmer à Votre Majesté que M. de Rohan...

– C'est bien, c'est bien, fit la reine en interrompant la comtesse. Puisque vous êtes si zélée pour lui... puisque vous êtes son amie...

– Oh ! madame, dit Jeanne avec une délicieuse expression de pudeur et de respect.

– Bien, chère petite ; bien, reprit la reine avec un doux sourire ; mais demandez-lui donc un peu ce qu'il a fait des cheveux qu'il m'a fait voler par un certain coiffeur, à qui cette facétie à coûté cher, car je l'ai chassé.

– Votre Majesté me surprend, dit Jeanne. Quoi ! M. de Rohan aurait fait cela ?

– Eh ! oui... l'adoration, toujours l'adoration. Après m'avoir exécrée à Vienne, après avoir tout employé, tout essayé pour rompre le mariage projeté entre le roi et moi, il s'est un jour aperçu que j'étais femme et que j'étais sa reine ; qu'il avait, lui, grand diplomate, fait une école ; qu'il aurait toujours maille à partir avec moi. Il a eu peur alors pour son avenir, ce cher prince. Il a fait comme tous les gens de sa profession, qui caressent le plus ceux dont ils ont le plus peur ; et, comme il me savait jeune, comme il me croyait sotte et vaine, il a tourné au Céladon ! Après les soupirs, les airs de langueur, il s'est jeté, comme vous dites, dans l'adoration. Il m'adore, n'est ce pas, Andrée ?

– Madame ! fit celle-ci en s'inclinant.

– Oui... Andrée aussi ne veut pas se compromettre ; mais moi, je me risque ; il faut au moins que la royauté soit bonne à quelque chose. Comtesse, je sais, et vous savez que le cardinal m'adore. C'est chose convenue ; dites-lui que je ne lui en veux pas.

Ces mots, qui contenaient une ironie amère, touchèrent profondément le cœur gangrené de Jeanne de La Motte.

Si elle eût été noble, pure et loyale, elle n'y eût vu que ce suprême dédain de la femme au cœur sublime, que le mépris complet d'une âme supérieure pour les intrigues subalternes qui s'agitent au-dessous d'elle. Ce genre de femmes, ces anges si rares ne défendent jamais leur réputation contre les embûches qui leur sont dressées sur la terre.

Ils ne veulent pas même soupçonner cette fange à laquelle ils se souillent, cette glu dans laquelle ils laissent les plus brillantes plumes de leurs ailes dorées.

Jeanne, nature vulgaire et corrompue, vit un grand dépit chez la reine dans la manifestation de cette colère contre la conduite de M. le cardinal de Rohan. Elle se souvint des rumeurs de la cour ; rumeurs aux syllabes scandaleuses, qui avaient couru de l'œil-de-Bœuf du château au fond des faubourgs de Paris, et qui avaient trouvé tant d'écho.

Le cardinal, aimant les femmes pour leur sexe, avait dit à Louis XV, qui, lui aussi, aimait les femmes de cette façon, que la dauphine n'était qu'une femme incomplète. On sait les phrases singulières de Louis XV, au moment du mariage de son petit-fils, et ses questions à certain ambassadeur naïf.

Jeanne, femme complète s'il en fut, Jeanne, femme de la tête aux pieds, Jeanne, vaine d'un seul de ses cheveux qui la distinguaient, Jeanne, qui sentait le besoin de plaire et de vaincre par tous ses avantages, ne pouvait pas comprendre qu'une femme pensât autrement qu'elle sur ces matières délicates.

« Il y a dépit chez Sa Majesté, se dit-elle. Or, s'il y a dépit, il doit y avoir autre chose. »

Alors, réfléchissant que le choc engendre la lumière, elle se mit à défendre M. de Rohan avec tout l'esprit et toute la curiosité dont la nature, en bonne mère, l'avait douée si largement.

La reine écoutait.

« Elle écoute », se dit Jeanne.

Et la comtesse, trompée par sa nature mauvaise, n'apercevait même point que la reine écoutait par générosité – parce qu'à la cour il est d'usage que jamais nul ne dise du bien de ceux dont le maître pense du mal.

Cette infraction toute nouvelle aux traditions, cette dérogation aux habitudes du château rendaient la reine contente et presque heureuse.

Marie-Antoinette voyait un cœur là où Dieu n'avait placé qu'une éponge aride et altérée.

La conversation continuait sur le pied de cette intimité bienveillante de la part de la reine. Jeanne était sur les épines ; sa contenance était embarrassée ; elle ne voyait plus la possibilité de sortir sans être congédiée, elle qui tout à l'heure encore avait le rôle si beau de l'étrangère qui demande un congé ; mais soudain une voix jeune, enjouée, bruyante, retentit dans le cabinet voisin.

– Le comte d'Artois ! dit la reine.

Andrée se leva sur-le-champ. Jeanne se disposa au départ ; mais le prince avait pénétré si subitement dans la pièce où se tenait la reine, que la sortie devenait presque impossible. Cependant Mme de La Motte fit ce qu'on appelle au théâtre dessiner une sortie.

Le prince s'arrêta en voyant cette jolie personne et la salua.

– Mme la comtesse de La Motte, dit la reine en présentant Jeanne au prince.

– Ah ! ah ! fit le comte d'Artois. Que je ne vous chasse pas, madame la comtesse.

La reine fit un signe à Andrée, qui retint Jeanne.

Ce signe voulait dire : « J'avais quelque largesse à faire à Mme de La Motte ; je n'ai pas eu le temps ; remettons à plus tard. »

– Vous voilà donc revenu de la chasse au loup, dit la reine en donnant la main à son frère, d'après la mode anglaise, qui déjà reprenait faveur.

– Oui, ma sœur, et j'ai fait bonne chasse, car j'en ai tué sept, et c'est énorme, répondit le prince.

– Tué vous-même ?

– Je n'en suis pas bien sûr, dit-il en riant, mais on me l'a dit. En attendant, ma sœur, savez-vous que j'ai gagné sept cents livres ?

– Bah ! et comment ?

– Vous saurez que l'on paie cent livres pour chaque tête de ces horribles animaux. C'est cher, mais j'en donnerais bien de bon cœur deux cents par tête de gazetier. Et vous, ma sœur ?

– Ah ! dit la reine, vous savez déjà l'histoire ?

– M. de Provence me l'a contée.

– Et de trois, reprit Marie-Antoinette ; Monsieur est un conteur intrépide, infatigable. Contez-nous donc un peu comment il vous a confié cela.

– De façon à vous faire paraître plus blanche que l'hermine, plus blanche que Vénus Aphrodite. Il y a bien encore un autre nom qui finit en ène ; les savants pourraient vous le dire. Mon frère de Provence, par exemple.

– Il n'en est pas moins vrai qu'il vous a conté l'aventure ?

– Du gazetier ! oui, ma sœur. Mais Votre Majesté en est sortie à son honneur. On pourrait même dire, si on faisait un calembour, comme M. de Bièvre en fait chaque journée : « L'affaire du baquet est lavée. »

– Oh ! l'affreux jeu de mots.

– Ma sœur, ne maltraitez pas un paladin qui venait mettre à votre disposition sa lance et son bras. Heureusement vous n'avez besoin de personne. Ah ! chère sœur, en avez-vous du vrai bonheur, vous !

– Vous appelez cela du bonheur ! L'entendez-vous, Andrée ?

Jeanne se mit à rire. Le comte, qui ne cessait de la regarder, lui donnait courage. On parlait à Andrée, Jeanne répondait.

– C'est du bonheur, répéta le comte d'Artois ; car, enfin, il se pouvait fort bien, ma très chère sœur, 1° que Mme de Lamballe n'eût pas été avec vous.

– Y fussé-je allée seule ?

– 2° que Mme de La Motte ne se fût pas rencontrée là pour vous empêcher d'entrer.

– Ah ! vous savez que Mme la comtesse était là ?

– Ma sœur, quand M. le comte de Provence raconte, il raconte tout. Il se pouvait enfin que Mme de La Motte ne se fût pas trouvée à Versailles tout à point pour porter témoignage. Vous allez, sans aucun doute, me dire que la vertu et l'innocence sont comme la violette, qui n'a pas besoin d'être vue pour être reconnue ; mais la violette, ma sœur, on en fait des bouquets quand on la voit et on la jette quand on l'a respirée. Voilà ma morale.

– Elle est belle !

– Je la prends comme je la trouve, et je vous ai prouvé que vous aviez eu du bonheur.

– Mal prouvé.

– Faut-il le prouver mieux ?

– Ce ne sera pas superflu.

– Eh bien ! vous êtes injuste d'accuser la fortune, dit le comte en pirouettant pour venir tomber sur un sofa à côté de la reine, car enfin, sauvée de la fameuse escapade du cabriolet...

– Une, dit la reine en comptant sur ses doigts.

– Sauvée du baquet...

– Soit, je la compte. Deux. Après ?

– Et sauvée de l'affaire du bal, lui dit-il à l'oreille.

– Quel bal ?

– Le bal de l'Opéra.

– Plaît-il ?

– Je dis le bal de l'Opéra, ma sœur.

– Je ne vous comprends pas.

Il se mit à rire.

– Quel sot je fais d'avoir été vous parler d'un secret.

– Un secret ! En vérité, mon frère, on voit que vous parlez du bal de l'Opéra, car je suis tant intriguée.

Ces mots : « bal, Opéra », venaient de frapper l'oreille de Jeanne. Elle redoubla d'attention.

– Motus ! dit le prince.

– Pas du tout, pas du tout ! Expliquons-nous, riposta la reine. Vous parliez d'une affaire d'Opéra ; qu'est-ce que cela ?

– J'implore votre pitié, ma sœur...

– J'insiste, comte, pour savoir.

– Et moi, ma sœur, pour me taire.

– Voulez-vous me désobliger ?

– Nullement. J'en ai assez dit pour que vous compreniez, je suppose.

– Vous n'avez rien dit du tout.

– Oh ! petite sœur, c'est vous qui m'intriguez... Voyons... de bonne foi ?

– Parole d'honneur, je ne plaisante pas.

– Voulez-vous que je parle ?

– Sur-le-champ.

– Autre part qu'ici, dit-il en montrant Jeanne et Andrée.

– Ici ! ici ! Jamais il n'y a trop de monde pour une explication.

– Gare à vous, ma sœur !

– Je risque.

– Vous n'étiez pas au dernier bal de l'Opéra ?

– Moi ! s'écria la reine, moi, au bal de l'Opéra !

– Chut ! de grâce.

– Oh ! non, crions cela, mon frère... Moi, dites-vous, j'étais au bal de l'Opéra ?

– Certes, oui, vous y étiez.

– Vous m'avez vue, peut-être ? fit-elle avec ironie, mais en plaisantant jusque-là.

– Je vous y ai vue.

– Moi ! moi !

– Vous ! vous !

– C'est fort.

– C'est ce que je me suis dit.

– Pourquoi ne dites-vous pas que vous m'avez parlé ? Ce serait plus drôle.

– Ma foi ! j'allais vous parler, quand un flot de masques nous a séparés.

– Vous êtes fou !

– J'étais sûr que vous me diriez cela. J'aurais dû ne pas m'y exposer, c'est ma faute.

La reine se leva tout à coup, fit quelques pas dans la chambre avec agitation.

Le comte la regardait d'un air étonné.

Andrée frissonnait de crainte et d'inquiétude.

Jeanne s'enfonçait les ongles dans la chair pour garder bonne contenance.

La reine s'arrêta.

– Mon ami, dit-elle au jeune prince, ne plaisantons pas ; j'ai un si mauvais caractère, que, vous voyez, je perds déjà patience ; avouez-moi vite que vous avez voulu vous divertir à mes dépens, et je serai très heureuse.

– Je vous avouerai cela si vous le voulez, ma sœur.

– Soyez sérieux, Charles.

– Comme un poisson, ma sœur.

– Par grâce, dites-moi, vous avez forgé ce conte, n'est-ce pas ?

Il regarda, en clignant, les dames ; puis :

– Oui, j'ai forgé, dit-il, veuillez m'excusez.

– Vous ne m'avez pas comprise, mon frère, répéta la reine avec véhémence. Oui ou non, devant ces dames, retirez-vous ce que vous avez dit ? Ne mentez pas ; ne me ménagez pas.

Andrée et Jeanne s'éclipsèrent derrière la tenture des Gobelins.

– Eh bien ! sœur, dit le prince à voix basse, quand elles n'y furent plus, j'ai dit la vérité ; que ne m'avertissiez-vous plus tôt ?

– Vous m'avez vue au bal de l'Opéra ?

– Comme je vous vois, et vous m'avez vu aussi.

La reine poussa un cri, rappela Jeanne et Andrée, courut les chercher de l'autre côté de la tapisserie, les ramena chacune par une main, les entraînant rapidement toutes deux.

– Mesdames, M. le comte d'Artois affirme, dit-elle, qu'il m'a vue à l'Opéra.

– Oh ! murmura Andrée.

– Il n'est plus temps de reculer, continua la reine, prouvez, prouvez...

– Voici, dit le prince. J'étais avec le maréchal de Richelieu, avec M. de Calonne, avec... ma foi ! avec du monde. Votre masque est tombé.

– Mon masque !

– J'allais vous dire : « C'est plus que téméraire, ma sœur » ; mais vous avez disparu, entraînée par le cavalier qui vous donnait le bras.

– Le cavalier ! Oh ! mon Dieu ! mais vous me rendez folle.

– Un domino bleu, fit le prince.

La reine passa sa main sur son front.

– Quel jour cela ? dit-elle.

– Samedi, la veille de mon départ pour la chasse. Vous dormiez encore, le matin, quand je suis parti, sans quoi je vous eusse dit ce que je viens de dire.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! à quelle heure m'avez-vous vue ?

– Il pouvait être de deux à trois heures.

– Décidément, je suis folle ou vous êtes fou.

– Je vous répète que c'est moi... je me serai trompé... cependant...

– Cependant...

– Ne vous faites pas tant de mal... On n'en a rien su... Un moment j'avais cru que vous étiez avec le roi ; mais le personnage parlait allemand, et le roi ne sait que l'anglais.

– Allemand... un Allemand. Oh ! j'ai une preuve, mon frère. Samedi, j'étais couchée à onze heures.

Le comte salua comme un homme incrédule, en souriant.

La reine sonna.

– Mme de Misery va vous le dire, dit-elle.

Le comte se mit à rire.

– Que n'appelez-vous aussi Laurent, le suisse des Réservoirs ; il portera aussi témoignage. C'est moi qui ai fondu ce canon, petite sœur, ne le tirez pas sur moi.

– Oh ! fit la reine avec rage ; oh ! ne pas être crue !

– Je vous croirais si vous vous mettiez moins en colère ; mais le moyen ! Si je vous dis oui, d'autres diront, après être venus, non.

– D'autres ? Quels autres ?

– Pardieu ! ceux qui ont vu comme moi.

– Ah ! voilà qui est curieux, par exemple ! Il y a des gens qui m'ont vue. Eh bien ! montrez-les-moi.

– Tout de suite... Philippe de Taverney est-il là ?

– Mon frère ! dit Andrée.

– Il y était, mademoiselle, répondit le prince ; voulez-vous qu'on l'interroge, ma sœur ?

– Je le demande instamment.

– Mon Dieu ! murmura Andrée.

– Quoi ! fit la reine.

– Mon frère appelé en témoignage.

– Oui, oui, je le veux.

Et la reine appela : on courut, on alla chercher Philippe jusque chez son père, qu'il venait de quitter après la scène que nous avons décrite.

Philippe, maître du champ de bataille après son duel avec Charny, Philippe, qui venait de rendre un service à la reine, marchait joyeusement vers le château de Versailles.

On le trouva en chemin. On lui communiqua l'ordre de la reine. Il accourut.

Marie-Antoinette s'élança à sa rencontre et, se plaçant en face de lui :

– Voyons, monsieur, dit-elle, êtes-vous capable de dire la vérité ?

– Oui, madame, et incapable de mentir, répliqua-t-il.

– Alors, dites... dites franchement si... si vous m'avez vue dans un endroit public depuis huit jours ?

– Oui, madame, répondit Philippe.

Les cœurs battaient dans l'appartement, on eût pu les entendre.

– Où m'avez-vous vue ? fit la reine d'une voix terrible.

Philippe se tut.

– Oh ! ne ménagez rien, monsieur ; mon frère, que voilà, dit bien m'avoir vue au bal de l'Opéra, lui : et vous, où m'avez-vous vue ?

– Comme monseigneur le comte d'Artois, au bal de l'Opéra, madame.

La reine tomba foudroyée sur le sofa.

Puis, se relevant avec la rapidité d'une panthère blessée :

– Ce n'est pas possible, dit-elle, puisque je n'y étais pas. Prenez garde, monsieur de Taverney, je m'aperçois que vous prenez ici des airs de puritain ; c'était bon en Amérique, avec M. de Lafayette, mais à Versailles, nous sommes Français, et polis, et simples.

– Votre Majesté accable M. de Taverney, dit Andrée, pâle de colère et d'indignation. S'il dit avoir vu, c'est qu'il a vu.

– Vous aussi, fit Marie-Antoinette ; vous aussi ! Il ne manque vraiment plus qu'une chose, c'est que vous m'ayez vue. Par Dieu ! si j'ai des amis qui me défendent, j'ai des ennemis qui m'assassinent. Un seul témoin ne fait pas un témoignage, messieurs.

– Vous me faites souvenir, dit le comte d'Artois, qu'à ce moment où je vous voyais et où je m'aperçus que le domino bleu n'était pas le roi, je crus que c'était le neveu de M. de Suffren. Comment l'appelez-vous, ce brave officier qui a fait cet exploit du pavillon ? Vous l'avez si bien reçu l'autre jour, que je l'ai cru votre chevalier d'honneur.

La reine rougit ; Andrée devint pale comme la mort. Toutes deux se regardèrent et frémirent de se voir ainsi.

Philippe, lui, devint livide.

– M. de Charny ? murmura-t-il.

– Charny, c'est cela, continua le comte d'Artois. N'est-il pas vrai, monsieur Philippe, que la tournure de ce domino bleu avait quelque analogie avec celle de M. de Charny ?

– Je n'ai pas remarqué, monseigneur, dit Philippe en suffoquant.

– Mais, poursuivit M. le comte d'Artois, je m'aperçus bien vite que je m'étais trompé, car M. de Charny s'offrit soudain à mes yeux. Il était là, près de M. de Richelieu, en face de vous, ma sœur, au moment où votre masque est tombé.

– Et il m'a vue ? s'écria la reine hors de toute prudence.

– à moins qu'il ne soit aveugle, dit le prince.

La reine fit un geste désespéré, agita de nouveau la sonnette.

– Que faites-vous ? dit le prince.

– Je veux interroger aussi M. de Charny, boire le calice jusqu'à la fin.

– Je ne crois pas que M. de Charny soit à Versailles, murmura Philippe.

– Pourquoi ?

– On m'a dit, je crois, qu'il était... indisposé.

– Oh ! la chose est assez grave pour qu'il vienne, monsieur. Moi aussi je suis indisposée, pourtant j'irais au bout du monde, pieds nus, pour prouver...

Philippe, le cœur déchiré, s'approcha d'Andrée qui regardait par la fenêtre qui donnait sur les parterres.

– Qu'y a-t-il ? fit la reine en s'avançant vers elle.

– Rien, rien... on disait M. de Charny malade, et je le vois.

– Vous le voyez ? s'écria Philippe en courant à son tour.

– Oui, c'est lui.

La reine, oubliant tout, ouvrit la fenêtre elle-même avec une vigueur extraordinaire, et appela de sa voix :

– Monsieur de Charny !

Celui-ci tourna la tête, et, tout effaré d'étonnement, se dirigea vers le château.

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