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Chapitre XXIII
Le bal de l'Opéra

Le bal était dans son plus grand éclat lorsque le cardinal Louis de Rohan et Mme de La Motte s'y glissèrent furtivement, le prélat du moins, parmi des milliers de dominos et de masques de toute espèce.

Ils furent bientôt enveloppés dans la foule, où ils disparurent comme disparaissent dans les grands tourbillons ces petits remous un moment remarqués par les promeneurs de la rive, puis entraînés et effacés par le courant.

Deux dominos côte à côte, autant qu'il est possible de se tenir côte à côte dans un pareil pêle-mêle, essayaient, en combinant leurs forces, de résister à l'envahissement ; mais, voyant qu'ils n'y pouvaient parvenir, ils prirent le parti de se réfugier sous la loge de la reine, où la foule était moins intense, et où d'ailleurs la muraille leur offrait un point d'appui.

Domino noir et domino blanc, l'un grand, l'autre de moyenne taille ; l'un homme, et l'autre femme ; l'un agitant les bras, l'autre tournant et retournant la tête.

Ces deux dominos se livraient évidemment à un colloque des plus animés. écoutons.

– Je vous dis, Oliva, que vous attendez quelqu'un, répétait le plus grand ; votre col n'est plus un col, c'est le rapport d'une girouette qui ne tourne pas seulement à tout vent, mais à tout venant.

– Eh bien ! après ?

– Comment ! après ?

– Oui, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que ma tête tourne ? Est-ce que je ne suis pas ici pour cela ?

– Oui, mais si vous la faites tourner aux autres...

– Eh bien ! monsieur, pourquoi donc vient-on à l'Opéra ?

– Pour mille motifs.

– Oh ! oui, les hommes, mais les femmes n'y viennent que pour un seul.

– Lequel ?

– Celui que vous avez dit, pour faire tourner autant de têtes que possible. Vous m'avez amenée au bal de l'Opéra ; j'y suis, résignez-vous.

– Mademoiselle Oliva !

– Oh ! ne faites pas votre grosse voix. Vous savez que votre grosse voix ne me fait pas peur, et surtout privez-vous de m'appeler par mon nom. Vous savez que rien n'est de plus mauvais goût que d'appeler les gens par leur nom au bal de l'Opéra.

Le domino noir fit un geste de colère, qui fut interrompu tout net par l'arrivée d'un domino bleu, assez gros, assez grand, et d'une belle tournure.

– Là, là, monsieur, dit le nouveau venu, laissez donc Madame s'amuser tout à son aise. Que diable ! ce n'est pas tous les jours la mi-carême, et à toutes les mi-carêmes on ne vient point au bal de l'Opéra.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, repartit brutalement le domino noir.

– Eh ! monsieur, fit le domino bleu, rappelez-vous donc une fois pour toutes qu'un peu de courtoisie ne gâte jamais rien.

– Je ne vous connais pas, répondit le domino noir, pourquoi diable me gênerais-je avec vous ?

– Vous ne me connaissez pas, soit ; mais...

– Mais, quoi ?

– Mais moi, je vous connais, monsieur de Beausire.

à son nom prononcé, lui qui prononçait si facilement le nom des autres, le domino noir frémit, sensation qui fut visible aux oscillations répétées de son capuchon soyeux.

– Oh ! n'ayez pas peur, monsieur de Beausire, reprit le masque, je ne suis pas ce que vous pensez.

– Eh ! pardieu ! qu'est-ce que je pense ? Est-ce que vous, qui devinez les noms, vous ne vous contenteriez pas de cela et auriez la prétention de deviner aussi les pensées ?

– Pourquoi pas ?

– Alors, devinez donc un peu ce que je pense. Je n'ai jamais vu de sorcier, et il me fera, en vérité, plaisir d'en rencontrer un.

– Oh ! ce que vous demandez de moi n'est pas assez difficile pour me mériter un titre que vous paraissez octroyer bien facilement.

– Dites toujours.

– Non, trouvez autre chose.

– Cela me suffira. Devinez.

– Vous le voulez ?

– Oui.

– Eh bien ! vous m'avez pris pour un agent de M. de Crosne.

– De M. de Crosne ?

– Eh ! oui, vous ne connaissez que cela, pardieu ! de M. de Crosne, le lieutenant de police.

– Monsieur...

– Tout beau, cher monsieur Beausire ; en vérité, on dirait que vous cherchez une épée à votre côté.

– Certainement que je la cherche.

– Tudieu ! quelle belliqueuse nature. Mais remettez-vous, cher monsieur Beausire, vous avez laissé votre épée chez vous, et vous avez bien fait. Parlons d'autre chose. Voulez-vous, s'il vous plaît, me laisser le bras de madame ?...

– Le bras de madame ?

– Oui, de madame. Cela se fait, ce me semble, au bal de l'Opéra, ou bien arriverais-je des Grandes-Indes ?

– Sans doute, monsieur, cela se fait quand cela convient au cavalier.

– Il suffit quelquefois, cher monsieur Beausire, que cela convienne à la dame.

– Est-ce pour longtemps que vous demandez ce bras ?

– Ah ! cher monsieur Beausire, vous êtes trop curieux : peut-être pour dix minutes, peut-être pour une heure, peut-être pour toute la nuit.

– Allons donc, monsieur, vous vous moquez de moi.

– Cher monsieur, répondez oui ou non. Oui ou non, voulez-vous me donner le bras de madame ?

– Non.

– Allons, allons, ne faites pas le méchant.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, puisque vous avez un masque, il est inutile d'en prendre deux.

– Mon Dieu ! monsieur.

– Allons, bien, voilà que vous vous fâchez, vous qui étiez si doux tout à l'heure.

– Où cela ?

– Rue Dauphine.

– Rue Dauphine ! exclama Beausire, stupéfait.

Oliva éclata de rire.

– Taisez-vous ! madame, lui grinça le domino noir.

Puis, se tournant vers le domino bleu :

– Je ne comprends rien à ce que vous dites, monsieur. Intriguez-moi honnêtement, si cela vous est possible.

– Mais, cher monsieur, il me semble que rien n'est plus honnête que la vérité ; n'est-ce pas, mademoiselle Oliva ?

– Eh mais ! fit celle-ci, vous me connaissez donc aussi, moi ?

– Monsieur ne vous a-t-il pas nommée tout haut par votre nom, tout à l'heure ?

– Et la vérité, dit Beausire, revenant à la conversation, la vérité, c'est...

– C'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, car il y a une heure vous vouliez la tuer ; c'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, vous vous êtes arrêté devant le son d'une vingtaine de louis.

– Assez, monsieur.

– Soit ; donnez-moi le bras de madame, alors, puisque vous en avez assez.

– Oh ! je vois bien, murmura Beausire, que Madame et vous...

– Eh bien ! Madame et moi ?

– Vous vous entendez.

– Je vous jure que non.

– Oh ! peut-on dire ! s'écria Oliva.

– Et d'ailleurs... ajouta le domino bleu.

– Comment, d'ailleurs ?

– Oui, quand nous nous entendrions, ce ne serait que pour votre bien.

– Pour mon bien ?

– Sans doute.

– Quand on avance une chose, on la prouve, dit cavalièrement Beausire.

– Volontiers.

– Ah ! je serais curieux...

– Je prouverai donc, continua le domino bleu, que votre présence ici vous est aussi nuisible que votre absence vous serait profitable.

– à moi ?

– Oui, à vous.

– En quoi, je vous prie ?

– Nous sommes membre d'une certaine académie, n'est-ce pas ?

– Moi ?

– Oh ! ne vous fâchez point, cher monsieur de Beausire, je ne parle pas de l'Académie française.

– Académie... académie... grommela le chevalier d'Oliva.

– Rue du Pot-de-Fer, un étage au-dessous du rez-de-chaussée, est-ce bien cela, cher monsieur de Beausire ?

– Chut !

– Bah !

– Oui, chut ! Oh ! l'homme désagréable que vous faites, monsieur.

– On ne dit pas cela.

– Pourquoi ?

– Parbleu ! parce que vous n'en pouvez croire un mot. Revenons donc à cette académie.

– Eh bien ?

Le domino bleu tira sa montre, une belle montre enrichie de brillants, sur laquelle se fixèrent comme deux lentilles enflammées les deux prunelles de Beausire.

– Eh bien ! répéta ce dernier.

– Eh bien ! dans un quart d'heure, à votre académie de la rue du Pot-de-Fer, cher monsieur de Beausire, on va discuter un petit projet tendant à donner un bénéfice de deux millions aux douze vrais associés, dont vous êtes un, monsieur de Beausire.

– Et dont vous êtes un autre, si toutefois...

– Achevez.

– Si toutefois vous n'êtes pas un mouchard.

– En vérité, je vous croyais un homme d'esprit, monsieur de Beausire, mais je vois avec douleur que vous n'êtes qu'un sot ; si j'étais de la police, je vous aurais déjà pris et repris vingt fois pour des affaires moins honorables que cette spéculation de deux millions que l'on va discuter à l'académie dans quelques minutes.

Beausire réfléchit un moment.

– Au diable ! si vous n'avez pas raison, dit-il.

Puis, se ravisant :

– Ah ! monsieur, dit-il, vous m'envoyez rue du Pot-de-Fer !

– Je vous envoie rue du Pot-de-Fer.

– Je sais bien pourquoi.

– Dites !

– Pour m'y faire pincer. Mais pas si fou.

– Encore une sottise.

– Monsieur !

– Sans doute, si j'ai le pouvoir de faire ce que vous dites, si j'ai le pouvoir plus grand encore de deviner ce qui se trame à votre académie, pourquoi viens-je vous demander la permission d'entretenir madame ? Non. Je vous ferais, en ce cas, arrêter tout de suite, et nous serions débarrassés de vous, madame et moi ; mais, au contraire, tout par la douceur et la persuasion, cher monsieur de Beausire, c'est ma devise.

– Voyons, s'écria tout à coup Beausire en quittant le bras d'Oliva, c'est vous qui étiez sur le sofa de Madame il y a deux heures ? Hein ! Répondez.

– Quel sofa ? demanda le domino bleu, à qui Oliva pinça légèrement le bout du petit doigt ; je ne connais, moi, en fait de sofa, que celui de M. Crébillon fils.

– Au fait, cela m'est bien égal, reprit Beausire, vos raisons sont bonnes, voilà tout ce qu'il me faut. Je dis bonnes, c'est excellentes qu'il faudrait dire. Prenez donc le bras de madame, et si vous avez conduit un galant homme à mal, rougissez !

Le domino bleu se mit à rire à cette épithète de galant homme dont se gratifiait si libéralement Beausire ; puis, lui frappant sur l'épaule :

– Dormez tranquille, lui dit-il ; en vous envoyant là-bas, je vous fais cadeau d'une part de cent mille livres au moins ; car si vous n'alliez pas à l'académie ce soir, selon l'habitude de vos associés, vous seriez mis hors de partage, tandis qu'en y allant...

– Eh bien ! soit, au petit bonheur, murmura Beausire.

Et, saluant avec une pirouette, il disparut.

Le domino bleu prit possession du bras de Mlle Oliva, devenu vacant par la disparition de Beausire.

– Maintenant, à nous deux, dit celle-ci. Je vous ai laissé intriguer tout à votre aise ce pauvre Beausire, mais je vous préviens que je serai plus difficile à démonter, moi qui vous connais. Ainsi, comme il s'agit de continuer, trouvez-moi de jolies choses, ou sinon...

– Je ne connais pas de plus jolies choses au monde que votre histoire, chère mademoiselle Nicole, dit le domino bleu en serrant agréablement le bras rond de la petite femme, qui poussa un cri étouffé à ce nom que le masque venait de lui glisser dans l'oreille.

Mais elle se remit aussitôt, en personne habituée à ne point se laisser prendre par surprise.

– Oh ! mon Dieu ! qu'est-ce que ce nom-là ? demanda-t-elle. Nicole !... Est-ce de moi qu'il s'agit ? Voulez-vous, par hasard, me désigner par ce nom ? En ce cas, vous faites naufrage en sortant du port, vous échouez au premier rocher. Je ne m'appelle pas Nicole.

– Maintenant, je sais, oui ; maintenant, vous vous appelez Oliva. Nicole sentait par trop la province. Il y a deux femmes en vous, je le sais bien : Oliva et Nicole. Nous parlerons tout à l'heure d'Oliva, parlons d'abord de Nicole. Avez-vous oublié le temps où vous répondiez à ce nom ? Je n'en crois rien. Ah ! ma chère enfant, lorsqu'on a porté un nom étant jeune fille, c'est toujours celui-là que l'on garde, sinon au-dehors, du moins au fond de son cœur, quel que soit l'autre nom qu'on a été forcé de prendre pour faire oublier le premier. Pauvre Oliva ! Heureuse Nicole !

En ce moment, un flot de masques vint heurter comme une lame d'orage les deux promeneurs enlacés, et Nicole ou Oliva fut forcée, presque malgré elle, de serrer son compagnon de plus près encore qu'elle ne le faisait.

– Voyez, lui dit-il, voyez toute cette foule bigarrée ; voyez tous ces groupes qui se pressent, sous les coqueluchons l'un de l'autre, pour dévorer les mots de galanterie ou d'amour qu'ils échangent ; voyez ces groupes qui se font et se défont, les uns avec des rires, les autres avec des reproches. Tous ces gens-là ont peut-être autant de noms que vous, et il y en a beaucoup que j'étonnerais en leur disant des noms dont ils se souviennent, et qu'ils croient qu'on a oubliés.

– Vous avez dit : « Pauvre Oliva !... »

– Oui.

– Vous ne me croyez donc pas heureuse ?

– Il serait difficile que vous fussiez heureuse avec un homme comme Beausire.

Oliva poussa un soupir.

– Aussi ne le suis-je point ! dit-elle.

– Vous l'aimez, cependant ?

– Oh ! raisonnablement.

– Si vous ne l'aimez pas, quittez-le.

– Non.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je ne l'aurais pas plutôt quitté que je le regretterais.

– Vous le regretteriez ?

– J'en ai peur.

– Et que regretteriez-vous donc dans un ivrogne, dans un joueur, dans un homme qui vous bat, dans un escroc qui sera un jour roué en Grève ?

– Peut-être ne comprendrez-vous point ce que je vais vous dire.

– Dites toujours.

– Je regretterais le bruit qu'il fait autour de moi.

– J'aurais dû le deviner. Voilà ce que c'est que d'avoir passé sa jeunesse avec des gens silencieux.

– Vous connaissez ma jeunesse ?

– Parfaitement.

– Ah ! mon cher monsieur, dit Oliva en riant et en secouant la tête d'un air de défi.

– Vous doutez ?

– Oh ! je ne doute pas, je suis sûre.

– Nous allons donc causer de votre jeunesse, mademoiselle Nicole.

– Causons ; mais je vous préviens que je ne vous donnerai pas la réplique.

– Oh ! je n'en ai pas besoin.

– J'attends.

– Je ne vous prendrai point à l'enfance, temps qui ne compte pas dans la vie, je vous prendrai à la puberté, au moment où vous vous aperçûtes que Dieu avait mis en vous un cœur pour aimer.

– Pour aimer qui ?

– Pour aimer Gilbert.

à ce mot, à ce nom, un frisson courut par toutes les veines de la jeune femme, et le domino bleu la sentit frémissante à son bras.

– Oh ! dit-elle, comment savez-vous, mon Dieu ?

Et elle s'arrêta tout à coup, dardant à travers son masque, et avec une émotion indéfinissable, ses yeux sur le domino bleu.

Le domino bleu resta muet. Oliva, ou plutôt Nicole, poussa un soupir.

– Ah ! monsieur, dit-elle sans chercher à lutter plus longtemps, vous venez de prononcer un nom pour moi bien fertile en souvenirs. Vous connaissez donc ce Gilbert ?

– Oui, puisque je vous en parle.

– Hélas !

– Un charmant garçon, sur ma foi ! Vous l'aimiez ?

– Il était beau. Non... ce n'est pas cela... mais je le trouvais beau, moi. Il était plein d'esprit ; il était mon égal par la naissance... Mais non, cette fois surtout, je me trompe. égal, non, jamais. Tant que Gilbert le voudra, aucune femme ne sera son égale.

– Même...

– Même qui ?

– Même Mlle de Ta...

– Oh ! je sais ce que vous voulez dire, interrompit Nicole ; oh ! vous êtes bien instruit, monsieur, je le vois ; oui, il aimait plus haut que la pauvre Nicole.

– Je m'arrête, vous voyez.

– Oui, oui, vous savez des secrets bien terribles, monsieur, dit Oliva en tressaillant ; maintenant...

Elle regarda l'inconnu comme si elle eût pu lire à travers son masque.

– Maintenant, qu'est-il devenu ?

– Mais je crois que vous pourriez le dire mieux que personne.

– Pourquoi ? grand Dieu !

– Parce que, s'il vous a suivie de Taverney à Paris, vous l'avez suivi, vous, de Paris à Trianon.

– Oui, c'est vrai, mais il y a dix ans de cela ; aussi n'est-ce pas de ce temps que je vous parle. Je vous parle des dix ans qui se sont écoulés depuis que je me suis enfuie et qu'il a disparu. Mon Dieu ! il se passe tant de choses en dix ans !

Le domino bleu garda le silence.

– Je vous en prie, insista Nicole, presque suppliante, dites-moi ce qu'est devenu Gilbert ? Vous vous taisez, vous détournez la tête. Peut-être ce souvenir vous blesse-t-il, vous attriste-t-il ?

Le domino bleu avait, en effet, non pas détourné, mais incliné la tête, comme si le poids de ses souvenirs eût été trop lourd.

– Quand Gilbert aimait Mlle de Taverney... dit Oliva.

– Plus bas les noms, dit le domino bleu. N'avez-vous point remarqué que je ne les prononce point moi-même ?

– Quand il était si amoureux, continua Oliva avec un soupir, que chaque arbre de Trianon savait son amour.

– Eh bien ! vous ne l'aimiez plus, vous ?

– Moi, au contraire, plus que jamais ; et ce fut cet amour qui me perdit. Je suis belle, je suis fière, et quand je veux, je suis insolente. Je mettrais ma tête sur un billot pour la faire abattre, plutôt que de laisser dire que j'ai courbé la tête.

– Vous avez du cœur, Nicole.

– Oui, j'en ai eu... dans ce temps-là, dit la jeune fille en soupirant.

– La conversation vous attriste ?

– Non, au contraire, cela me fait du bien de remonter vers ma jeunesse. Il en est de la vie comme des rivières, la rivière la plus troublée a une source pure. Continuez, et ne faites pas attention à un pauvre soupir perdu qui sort de ma poitrine.

– Oh ! fit le domino bleu avec un doux balancement qui trahissait un sourire éclos sous le masque : de vous, de Gilbert et d'une autre personne, je sais, ma pauvre enfant, tout ce que vous pouvez savoir vous-même.

– Alors, s'écria Oliva, dites-moi pourquoi Gilbert s'est enfui de Trianon ; et si vous me le dites...

– Vous serez convaincue ? Eh bien ! je ne vous le dirai pas, et vous serez bien mieux convaincue encore.

– Comment cela ?

– En me demandant pourquoi Gilbert a quitté Trianon, ce n'est pas une vérité que vous voulez constater dans ma réponse, c'est une chose que vous ne savez pas et que vous désirez apprendre.

– C'est vrai.

Tout à coup, elle tressaillit plus vivement qu'elle n'avait fait encore, et lui saisissant les mains de ses deux mains crispées :

– Mon Dieu ! dit-elle, mon Dieu !

– Eh bien ! quoi ?

Nicole parut se remettre à écarter l'idée qui l'avait amenée à cette démonstration.

– Rien.

– Si fait, vous vouliez me demander quelque chose.

– Oui, dites-moi tout franc ce qu'est devenu Gilbert ?

– N'avez-vous pas entendu dire qu'il était mort ?

– Oui, mais...

– Eh bien ! il est mort.

– Mort ? fit Nicole d'un air de doute.

Puis, avec une secousse soudaine qui ressemblait à la première :

– De grâce, monsieur, dit-elle, un service ?

– Deux, dix, tant que vous en voudrez, ma chère Nicole.

– Je vous ai vu chez moi, il y a deux heures, n'est-ce pas, car c'est bien vous ?

– Sans doute.

– Il y a deux heures, vous ne cherchiez pas à vous cacher de moi.

– Pas du tout ; je cherchais au contraire à me faire bien voir.

– Oh ! folle, folle que je suis ! moi qui vous ai tant regardé. Folle, folle, stupide ! femme, rien que femme ! comme disait Gilbert.

– Eh bien ! là, laissez vos beaux cheveux. épargnez-vous.

– Non. Je veux me punir de vous avoir regardé sans vous avoir vu.

– Je ne vous comprends pas.

– Savez-vous ce que je vous demande ?

– Demandez.

– ôtez votre masque.

– Ici ? impossible.

– Oh ! ce n'est pas la crainte d'être vu par d'autres regards que les miens qui vous en empêche ; car là, derrière cette colonne, dans l'ombre de la galerie, personne ne vous verrait que moi.

– Quelle chose m'empêche donc alors ?

– Vous avez peur que je ne vous reconnaisse.

– Moi ?

– Et que je m'écrie : « C'est vous, c'est Gilbert ! »

– Ah ! vous avez bien dit : « Folle ! folle ! »

– ôtez votre masque.

– Eh bien, soit ; mais à une condition...

– Elle est accordée d'avance.

– C'est que si je veux à mon tour que vous ôtiez votre masque...

– Je l'ôterai. Si je ne l'ôte pas, vous me l'arracherez.

Le domino bleu ne se fit pas prier plus longtemps ; il gagna l'endroit obscur que la jeune femme lui avait indiqué, et arrivé là, détachant son masque, il se posa devant Oliva qui le dévora du regard pendant une minute.

– Hélas ! non, dit-elle en battant le sol du pied et en grattant la paume de ses mains avec ses ongles. Hélas ! non, ce n'est pas Gilbert.

– Qui suis-je ?

– Que m'importe ! du moment que vous n'êtes pas lui.

– Et si c'eût été Gilbert ? demanda l'inconnu en rattachant son masque.

– Si c'eût été Gilbert ! s'écria la jeune fille avec passion.

– Oui.

– S'il m'eût dit : « Nicole, Nicole, souviens-toi de Taverney-Maison Rouge. » Oh ! alors !

– Alors ?

– Il n'y avait plus de Beausire au monde, voyez-vous.

– Je vous ai dit, ma chère enfant, que Gilbert était mort.

– Eh bien ! peut-être cela vaut-il mieux, soupira Oliva.

– Oui, Gilbert ne vous aurait pas aimée, toute belle que vous êtes.

– Voulez-vous dire que Gilbert me méprisait ?

– Non, il vous craignait plutôt.

– C'est possible. J'avais de lui en moi, et il se connaissait si bien que je lui faisais peur.

– Donc, vous l'avez dit, mieux vaut qu'il soit mort.

– Pourquoi répéter mes paroles ? Dans votre bouche, elles me blessent. Pourquoi vaut-il mieux qu'il soit mort, dites ?

– Parce qu'aujourd'hui, ma chère Oliva – vous voyez, j'abandonne Nicole – parce qu'aujourd'hui, ma chère Oliva, vous avez en perspective tout un avenir heureux, riche, éclatant !

– Croyez-vous ?

– Oui, si vous êtes bien décidée à tout faire pour arriver au but que je vous promets.

– Oh ! soyez tranquille.

– Seulement, il ne faut plus soupirer comme vous soupiriez tout à l'heure.

– Soit. Je soupirais pour Gilbert ; et comme il n'y avait pas deux Gilbert au monde, puisque Gilbert est mort, je ne soupirerai plus.

– Gilbert était jeune ; il avait les défauts et les qualités de la jeunesse. Aujourd'hui...

– Gilbert n'est pas plus vieux aujourd'hui qu'il y a dix ans.

– Non, sans doute, puisque Gilbert est mort.

– Vous voyez bien, il est mort ; les Gilbert ne vieillissent pas, ils meurent.

– Oh ! s'écria l'inconnu, ô jeunesse ! ô courage ! ô beauté ! semences éternelles d'amour, d'héroïsme et de dévouement, celui-là qui vous perd, perd véritablement la vie. La jeunesse c'est le paradis, c'est le ciel, c'est tout. Ce que Dieu nous donne ensuite, ce n'est que la triste compensation de la jeunesse. Plus il donne aux hommes, une fois la jeunesse perdue, plus il a cru devoir les indemniser. Mais rien ne remplace, grand Dieu ! les trésors que cette jeunesse prodiguait à l'homme.

– Gilbert eût pensé ce que vous dites si bien, fit Oliva ; mais assez sur ce sujet.

– Oui, parlons de vous.

– Parlons de ce que vous voudrez.

– Pourquoi avez-vous fui avec Beausire ?

– Parce que je voulais quitter Trianon, et qu'il me fallait fuir avec quelqu'un. Il m'était impossible de demeurer plus longtemps pour Gilbert un pis aller, un reste dédaigné.

– Dix ans de fidélité par orgueil, dit le domino bleu ; oh ! que vous avez payé cher cette vanité !

Oliva se mit à rire.

– Oh ! je sais bien de quoi vous riez, dit gravement l'inconnu. Vous riez de ce qu'un homme qui prétend tout savoir vous accuse d'avoir été dix ans fidèle, quand vous ne vous doutiez pas vous être rendue coupable d'un pareil ridicule. Oh ! mon Dieu ! s'il est question de fidélité matérielle, pauvre jeune femme, je sais à quoi m'en tenir là-dessus. Oui, je sais que vous avez été en Portugal avec Beausire, que vous y êtes restée deux ans, que, de là, vous êtes passée dans l'Inde, sans Beausire, avec un capitaine de frégate, qui vous cacha dans sa cabine, et vous oublia à Chandernagor, en terre ferme, au moment où il revint en Europe. Je sais que vous avez eu deux millions de roupies à dépenser dans la maison d'un nabab, qui vous enfermait sous trois grilles. Je sais que vous avez fui en sautant par-dessus ces grilles sur les épaules d'un esclave. Je sais enfin que, riche, car vous aviez emporté deux bracelets de perles fines, deux diamants et trois gros rubis, vous revîntes en France, à Brest, où, sur le port, votre mauvais génie vous fit, au débarquer, retrouver Beausire, lequel faillit s'évanouir en vous reconnaissant vous-même, toute bronzée et amaigrie que vous reveniez en France, pauvre exilée !

– Oh ! fit Nicole, qui êtes-vous donc, mon Dieu ! pour savoir toutes ces choses ?

– Je sais enfin que Beausire vous emmena, vous prouva qu'il vous aimait, vendit vos pierreries, et vous réduisit à la misère... Je sais que vous l'aimez, que vous le dites, du moins, et que, comme l'amour est la source de tout bien, vous devez être la plus heureuse femme qui soit au monde.

Oliva baissa la tête, appuya son front sur sa main, et à travers les doigts de cette main, on vit rouler deux larmes, perles liquides, plus précieuses peut-être que celles de ses bracelets, et que, cependant, personne, hélas ! n'eût voulu acheter à Beausire.

– Et cette femme si fière, cette femme si heureuse, dit-elle, vous l'avez acquise ce soir pour une cinquantaine de louis.

– Oh ! c'est trop peu, madame, je le sais bien, dit l'inconnu avec cette grâce exquise et cette courtoisie parfaite qui n'abandonnent jamais l'homme comme il faut, parlât-il à la plus infime des courtisanes.

– Oh ! c'est beaucoup trop cher, monsieur, au contraire ; et cela m'a étrangement surprise, je vous le jure, qu'une femme comme moi valût encore cinquante louis.

– Vous valez bien plus que cela, et je vous le prouverai. Oh ! ne me répondez rien, car vous ne me comprenez pas ; et puis, ajouta l'inconnu en se penchant de côté...

– Et puis ?

– Et puis, en ce moment, j'ai besoin de toute mon attention.

– Alors je dois me taire.

– Non, tout au contraire, parlez-moi.

– De quoi ?

– Oh ! de ce que vous voudrez, mon Dieu ! Dites-moi les choses les plus oiseuses de la terre, peu m'importe, pourvu que nous ayons l'air occupés.

– Soit ; mais vous êtes un homme singulier.

– Donnez-moi le bras et marchons.

Et ils marchèrent dans les groupes, elle cambrant sa fine taille et donnant à sa tête, élégante même sous le capuce, à son col, flexible même sous le domino, des mouvements que tout connaisseur regardait avec envie ; car, au bal de l'Opéra, en ce temps de galantes prouesses, le passant suivait de l'œil une marche de femme aussi curieusement qu'aujourd'hui quelques amateurs suivent le train d'un beau cheval.

Oliva, au bout de quelques minutes, hasarda une question.

– Silence ! dit l'inconnu, ou plutôt parlez, si vous voulez, tant que vous voudrez ; mais ne me forcez pas à répondre. Seulement, tout en parlant, déguisez votre voix, tenez la tête droite, et grattez-vous le col avec votre éventail.

Elle obéit.

En ce moment, nos deux promeneurs passaient contre un groupe tout parfumé, au centre duquel un homme d'une taille élégante, d'une tournure svelte et libre, parlait à trois compagnons, qui paraissaient l'écouter respectueusement.

– Qui donc est ce jeune homme ? demanda Oliva. Oh ! le charmant domino gris perle.

– C'est M. le comte d'Artois, répondit l'inconnu, mais ne parlez plus, par grâce !

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