Le Collier de la Reine Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XVII
Le baquet

La peinture que nous avons essayé de tracer dans le précédent chapitre, et du temps dans lequel on vivait, et des hommes dont on s'occupait en ce moment, peut légitimer aux yeux de nos lecteurs cet empressement inexprimable des Parisiens pour le spectacle des cures opérées publiquement par Mesmer.

Aussi le roi Louis XVI, qui avait sinon la curiosité, du moins l'appréciation des nouveautés qui faisaient bruit dans sa bonne ville de Paris, avait-il permis à la reine, à la condition, on se le rappelle, que l'auguste visiteuse serait accompagnée d'une princesse, le roi avait-il permis à la reine d'aller voir une fois à son tour ce que tout le monde avait vu.

C'était à deux jours de cette visite que M. le cardinal de Rohan avait rendue à Mme de La Motte.

Le temps était adouci ; le dégel était arrivé. Une armée de balayeurs, heureux et fiers d'en finir avec l'hiver, repoussait aux égouts, avec l'ardeur de soldats qui ouvrent une tranchée, les dernières neiges, toutes souillées et fondant en ruisseaux noirs.

Le ciel, bleu et limpide, s'illuminait des premières étoiles, quand Mme de La Motte, vêtue en femme élégante, offrant toutes les apparences de la richesse, arriva dans un fiacre que dame Clotilde avait choisi le plus neuf possible, et s'arrêta sur la place Vendôme, en face d'une maison d'aspect grandiose et dont les hautes fenêtres étaient splendidement éclairées sur toute la façade.

Cette maison était celle du docteur Mesmer.

Outre le fiacre de Mme de La Motte, bon nombre d'équipages ou chaises stationnaient devant cette maison ; enfin, outre ces équipages et ces chaises, deux ou trois cents curieux piétinaient dans la boue, et attendaient la sortie des malades guéris ou l'entrée des malades à guérir.

Ceux-ci, presque tous riches et titrés, arrivaient dans leurs voitures armoriées, se faisaient descendre et porter par leurs laquais, et ces colis de nouvelle espèce, renfermés dans des pelisses de fourrures ou dans des mantes de satin, n'étaient pas une mince consolation pour ces malheureux affamés et demi-nus, qui guettaient à la porte cette preuve évidente que Dieu fait les hommes sains ou malsains sans consulter leur arbre généalogique.

Quand un de ces malades au teint pâle, aux membres languissants, avait disparu sous la grande porte, un murmure se faisait dans les assistants, et il était bien rare que cette foule curieuse et inintelligente, qui voyait se presser à la porte des bals et sous les portiques des théâtres toute cette aristocratie avide de plaisirs, ce qui était son plaisir à elle, ne reconnût pas, soit tel duc paralysé d'un bras ou d'une jambe, soit tel maréchal de camp dont les pieds refusaient le service, moins à cause des fatigues de la marche militaire que de l'engourdissement des haltes faites chez les dames de l'Opéra ou de la Comédie italienne.

Il va sans dire que les investigations de la foule ne s'arrêtaient pas aux hommes seulement.

Cette femme aussi, qu'on avait vue passer dans les bras de ses heiduques, la tête pendante, l'œil atone, comme les dames romaines que portaient leurs Thessaliens après le repas, cette dame, sujette aux douleurs nerveuses, ou débilitée par des excès et des veilles, et qui n'avait pu être guérie ou ressuscitée par ces comédiens à la mode ou ces anges vigoureux dont Mme Dugazon pouvait faire de si merveilleux récits, venait demander au baquet de Mesmer ce qu'elle avait vainement cherché ailleurs.

Et qu'on ne croie pas que nous exagérions ici à plaisir l'avilissement des mœurs. Il faut bien l'avouer, à cette époque, il y avait assaut entre les dames de la cour et les demoiselles du théâtre. Celles-ci prenaient aux femmes du monde leurs amants et leurs maris, celles-là volaient aux demoiselles du théâtre leurs camarades et leurs cousins à la mode de Bretagne.

Quelques-unes de ces dames étaient tout aussi connues que les hommes, et leurs noms circulaient dans la foule d'une façon tout aussi bruyante, mais beaucoup, et sans doute ce n'étaient point celles dont le nom eût produit le moindre esclandre, beaucoup échappaient ce soir-là du moins au bruit et à la publicité, en venant chez Mesmer le visage couvert d'un masque de satin.

C'est que ce jour-là, qui marquait la moitié du carême, il y avait bal masqué à l'Opéra, et que ces dames ne comptaient quitter la place Vendôme que pour passer immédiatement au Palais-Royal.

C'est au milieu de cette foule répandue en plaintes, en ironie, en admiration et surtout en murmures, que Mme la comtesse de La Motte passa droite et ferme, un masque sur la figure, et ne laissant d'autres traces de son passage que cette phrase répétée sur son chemin : « Ah ! celle-ci ne doit pas être bien malade. »

Mais qu'on ne s'y trompe point, cette phrase n'impliquait point absence de commentaires.

Car si Mme de La Motte n'était point malade, que venait-elle faire chez Mesmer ?

Si la foule eût, comme nous, été au courant des événements que nous venons de raconter, elle eût trouvé que rien n'était plus simple que cette vérité.

En effet, Mme de La Motte avait beaucoup réfléchi à son entretien avec M. le cardinal de Rohan, et surtout à l'attention toute particulière dont le cardinal avait honoré cette boîte au portrait, oubliée ou plutôt perdue chez elle.

Et comme dans le nom de la propriétaire de cette boîte à portrait gisait toute la révélation de la soudaine gracieuseté du cardinal, Mme de La Motte avait avisé à deux moyens de savoir ce nom.

D'abord elle avait eu recours au plus simple.

Elle était allée à Versailles pour s'informer du bureau de charité des dames allemandes.

Là, comme on le pense bien, elle n'avait recueilli aucun renseignement.

Les dames allemandes qui habitaient Versailles étaient en grand nombre, à cause de la sympathie ouverte que la reine éprouvait pour ses compatriotes ; on en comptait cent cinquante ou deux cents.

Seulement toutes étaient fort charitables, mais aucune n'avait eu l'idée de mettre une enseigne sur le bureau de charité.

Jeanne avait donc demandé inutilement des renseignements sur les deux dames qui étaient venues la visiter ; elle avait dit inutilement que l'une d'elles s'appelait Andrée. On ne connaissait dans Versailles aucune dame allemande portant ce nom, du reste assez peu allemand.

Les recherches n'avaient donc, de ce côté, amené aucun résultat.

Demander directement à M. de Rohan le nom qu'il soupçonnait, c'était d'abord lui laisser voir qu'on avait des idées sur lui ; c'était ensuite se retirer le plaisir et le mérite d'une découverte faite malgré tout le monde et en dehors de toutes les possibilités.

Or, puisqu'il y avait eu mystère dans la démarche de ces dames chez Jeanne, mystère dans les étonnements et les réticences de M. de Rohan, c'est avec mystère qu'il fallait arriver à savoir le mot de tant d'énigmes.

Il y avait d'ailleurs un attrait puissant dans le caractère de Jeanne pour cette lutte avec l'inconnu.

Elle avait entendu dire qu'à Paris, depuis quelque temps, un homme, un illuminé, un faiseur de miracles avait trouvé le moyen d'expulser du corps humain les maladies et les douleurs, comme autrefois le Christ chassait les démons du corps des possédés.

Elle savait que non seulement cet homme guérissait les maux physiques, mais qu'il arrachait de l'âme le secret douloureux qui la minait. On avait vu, sous sa conjuration toute-puissante, la volonté tenace de ses clients s'amollir et se transformer en une docilité d'esclave.

Ainsi, dans le sommeil qui succédait aux douleurs, après que le savant médecin avait calmé l'organisation la plus irritée en la plongeant dans un oubli complet, l'âme charmée du repos qu'elle devait à l'enchanteur se mettait à l'entière disposition de ce nouveau maître. Il en dirigeait dès lors toutes les opérations ; il en dirigeait dès lors tous les fils ; aussi chaque pensée de cette âme reconnaissante lui apparaissait transmise par un langage qui avait sur le langage humain l'avantage ou le désavantage de ne jamais mentir.

Bien plus, sortant du corps qui lui servait de prison au premier ordre de celui qui momentanément la dominait, cette âme courait le monde, se mêlait aux autres âmes, les sondait sans relâche, les fouillait impitoyablement, et faisait si bien que, comme le chien de chasse qui fait sortir le gibier du buisson dans lequel il se cache, s'y croyant en sûreté, elle finissait par faire sortir ce secret du cœur où il était enseveli, le poursuivait, le joignait, et finissait par le rapporter aux pieds du maître. Image assez fidèle du faucon ou de l'épervier bien dressé, qui va chercher sous les nuages, pour le compte du fauconnier son maître, le héron, la perdrix ou l'alouette désignés à sa féroce servilité.

De là, révélation d'une quantité de secrets merveilleux.

Mme de Duras avait retrouvé de la sorte un enfant volé en nourrice ; Mme de Chantoné un chien anglais, gros comme le poing, pour lequel elle eût donné tous les enfants de la terre ; et M. de Vaudreuil une boucle de cheveux pour laquelle il eût donné la moitié de sa fortune.

Ces aveux avaient été faits par des voyants ou des voyantes, à la suite des opérations magnétiques du docteur Mesmer.

Aussi pouvait-on venir choisir, dans la maison de l'illustre docteur, les secrets les plus propres à exercer cette faculté de divination surnaturelle ; et Mme de La Motte comptait bien, en assistant à une séance, rencontrer ce phénix de ses curieuses recherches, et découvrir, par son moyen, la propriétaire de la boîte qui faisait pour le moment l'objet de ses plus ardentes préoccupations.

Voilà pourquoi elle se rendait en si grande hâte dans la salle où les malades se réunissaient.

Cette salle, nous en demandons pardon à nos lecteurs, va demander une description toute particulière.

Nous l'aborderons franchement.

L'appartement se divisait en deux salles principales.

Lorsqu'on avait traversé les antichambres et exhibé les passeports nécessaires aux huissiers de service, on était admis dans un salon dont les fenêtres, hermétiquement fermées, interceptaient le jour et l'air dans le jour, le bruit et l'air pendant la nuit.

Au milieu du salon, sous un lustre dont les bougies ne donnaient qu'une clarté affaiblie et presque mourante, on remarquait une vaste cuve fermée par un couvercle.

Cette cuve n'avait rien d'élégant dans la forme. Elle n'était pas ornée ; nulle draperie ne dissimulait la nudité de ses flancs de métal.

C'était cette cuve que l'on appelait le baquet de Mesmer.

Quelle vertu renfermait ce baquet ? Rien de plus simple à expliquer.

Il était presque entièrement rempli d'eau chargée de principes sulfureux, laquelle eau concentrait ses miasmes sous le couvercle pour en saturer à leur tour les bouteilles rangées méthodiquement au fond du baquet dans des positions inverses.

Il y avait ainsi croisement des courants mystérieux à l'influence desquels les malades devaient leur guérison.

Au couvercle était soudé un anneau de fer soutenant une longue corde, dont nous allons connaître la destination en jetant un coup d'œil sur les malades.

Ceux-ci, que nous avons vus entrer tout à l'heure dans l'hôtel, se tenaient, pâles et languissants, assis sur des fauteuils rangés autour de la cuve.

Hommes et femmes entremêlés, indifférents, sérieux ou inquiets, attendaient le résultat de l'épreuve.

Un valet, prenant le bout de cette longue corde, attachée au couvercle du baquet, la roulait en anneau autour des membres malades, de telle sorte que tous, liés par la même chaîne, perçussent en même temps les effets de l'électricité contenue dans le baquet.

Puis, afin de n'interrompre aucunement l'action des fluides animaux transmis et modifiés à chaque nature, les malades avaient soin, sur la recommandation du docteur, de se toucher l'un l'autre, soit du coude, soit de l'épaule, soit des pieds, en sorte que le baquet sauveur envoyait simultanément à tous les corps sa chaleur et sa régénération puissantes.

Certes, c'était un curieux spectacle que celui de cette cérémonie médicale, et l'on ne s'étonnera pas qu'il excitât la curiosité parisienne à un si haut degré.

Vingt ou trente malades rangés autour de cette cuve ; un valet muet comme les assistants et les enlaçant d'une corde comme Laocoon et ses fils, des replis de leurs serpents ; puis cet homme lui-même se retirant d'un pas furtif, après avoir désigné aux malades les tringles de fer qui, s'emboîtant à certains trous de la cuve, devaient servir de conducteurs plus immédiatement locaux à l'action salutaire du fluide mesmérien.

Et d'abord, dès que la séance était ouverte, une certaine chaleur douce et pénétrante commençait à circuler dans le salon ; elle amollissait les fibres un peu tendues des malades ; elle montait, par degrés, du parquet au plafond et bientôt se chargeait de parfums délicats, sous la vapeur desquels se penchaient, alourdis, les cerveaux les plus rebelles.

Alors on voyait les malades s'abandonner à l'impression toute voluptueuse de cette atmosphère, lorsque soudain une musique suave et vibrante, exécutée par des instruments et des musiciens invisibles, se perdait comme une douce flamme au milieu de ces parfums et de cette chaleur.

Pure comme le cristal au bord duquel elle prenait naissance, cette musique frappait les nerfs avec une puissance irrésistible. On eût dit un de ces bruits mystérieux et inconnus de la nature qui étonnent et charment les animaux eux-mêmes, une plainte du vent dans les spirales sonores des rochers.

Bientôt, aux sons de l'harmonica se joignaient des voix harmonieuses, groupées comme une masse de fleurs dont bientôt les notes éparpillées comme des feuilles allaient sur la tête des assistants.

Sur tous les visages que la surprise avait animés d'abord, se peignait peu à peu la satisfaction matérielle, caressée par tous ses endroits sensibles. L'âme cédait ; elle sortait de ce refuge où elle se cache quand les maux du corps l'assiègent, et se répandant libre et joyeuse dans toute l'organisation, elle domptait la matière et se transformait.

C'était le moment où chacun des malades avait pris dans ses doigts une tringle de fer assujettie au couvercle du baquet et dirigeait cette tringle sur sa poitrine, son cœur ou sa tête, siège plus spécial de la maladie.

Qu'on se figure alors la béatitude remplaçant sur tous les visages la souffrance et l'anxiété, qu'on se représente l'assoupissement égoïste de ces satisfactions qui absorbent, le silence, entrecoupé de soupirs, qui pèse sur toute cette assemblée, et l'on aura l'idée la plus exacte possible de la scène que nous venons d'esquisser à deux tiers de siècle du jour où elle avait lieu.

Maintenant, quelques mots plus particuliers sur les acteurs.

Et d'abord les acteurs se divisaient en deux classes :

Les uns, malades, peu soucieux de ce qu'on appelle le respect humain, limite fort vénérée des gens de condition médiocre, mais toujours franchie par les très grands ou les très petits ; les uns, disons-nous, véritables acteurs, n'étaient venus dans ce salon que pour être guéris, et ils essayaient de tout leur cœur d'arriver à ce but.

Les autres, sceptiques ou simples curieux, ne souffrant d'aucune maladie, avaient pénétré dans la maison de Mesmer comme on entre dans un théâtre, soit qu'ils eussent voulu se rendre compte de l'effet éprouvé quand on entourait le baquet enchanté, soit que, simples spectateurs, ils eussent voulu simplement étudier ce nouveau système physique, et ne s'occupassent que de regarder les malades et même ceux qui partageaient la cure en se portant bien.

Parmi les premiers, fougueux adeptes de Mesmer, liés à sa doctrine par la reconnaissance peut-être, on distinguait une jeune femme d'une belle taille, d'une belle figure, d'une mise une peu extravagante, qui, soumise à l'action du fluide et s'appliquant à elle-même avec la tringle les plus fortes doses sur la tête et sur l'épigastre, commençait à rouler ses beaux yeux comme si tout languissait en elle, tandis que ses mains frissonnaient sous ces premières titillations nerveuses qui indiquent l'envahissement du fluide magnétique.

Lorsque sa tête se renversait en arrière sur le dossier du fauteuil, les assistants pouvaient regarder tout à leur aise ce front pâle, ces lèvres convulsives, et ce beau cou marbré peu à peu par le flux et le reflux plus rapide du sang.

Alors, parmi les assistants, dont beaucoup tenaient avec étonnement les yeux fixés sur cette jeune femme, deux ou trois têtes, s'inclinant l'une vers l'autre, se communiquaient une idée étrange sans doute qui redoublait l'attention réciproque de ces curieux.

Au nombre de ces curieux était Mme de La Motte, qui, sans crainte d'être reconnue, ou s'inquiétant peu de l'être, tenait à la main le masque de satin qu'elle avait posé sur son visage pour traverser la foule.

Au reste, par la façon dont elle s'était placée, elle échappait à peu près à tous les regards.

Elle se tenait près de la porte, adossée à un pilastre, voilée par une draperie, et de là elle voyait tout sans être vue.

Mais, parmi tout ce qu'elle voyait, la chose qui lui paraissait la plus digne d'attention était sans doute la figure de cette jeune femme électrisée par le fluide mesmérien.

En effet, cette figure l'avait tellement frappée, que depuis plusieurs minutes elle restait à sa place, fixée par une irrésistible avidité de voir et de savoir.

– Oh ! murmurait-elle sans détacher les yeux de la belle malade, c'est à n'en pas douter la dame de charité qui est venue chez moi l'autre soir, et qui est la cause singulière de tout l'intérêt que m'a témoigné Mgr de Rohan.

Et, bien convaincue qu'elle ne se trompait pas, désireuse du hasard qui faisait pour elle ce que ses recherches n'avaient pu faire, elle s'approcha.

Mais en ce moment la jeune convulsionnaire ferma ses yeux, crispa sa bouche, et battit faiblement l'air avec ses deux mains.

Avec ses deux mains qui, il faut bien le dire, n'étaient pas tout à fait ces mains fines et effilées, ces mains d'une blancheur de cire que Mme de La Motte avait admirées chez elles quelques jours auparavant.

La contagion de la crise fut électrique chez la plupart des malades, le cerveau s'était saturé de bruits et de parfums. Toute l'irritation nerveuse était sollicitée. Bientôt, hommes et femmes, entraînés par l'exemple de leur jeune compagne, se mirent à pousser des soupirs, des murmures, des cris, et, remuant bras, jambes et têtes, entrèrent franchement et irrésistiblement dans cet accès auquel le maître avait donné le nom de crise.

En ce moment, un homme parut dans la salle, sans que nul l'y eût vu entrer, sans que personne pût dire comment il y était entré.

Sortait-il de la cuve comme Phœbus ? Apollon des eaux, était-il la vapeur embaumée et harmonieuse de la salle qui se condensait ? Toujours est-il qu'il se trouva là subitement, et que son habit lilas, doux et frais à l'œil, sa belle figure pâle, intelligente et sereine, ne démentirent pas le caractère un peu divin de cette apparition.

Il tenait à la main une longue baguette, appuyée ou plutôt trempée pour ainsi dire au fameux baquet.

Il fit un signe : les portes s'ouvrirent, vingt robustes valets accoururent, et, saisissant avec une rapide adresse chacun des malades, qui commençaient à perdre l'équilibre sur leurs fauteuils, ils les transportèrent en moins d'une minute dans la salle voisine.

Au moment où s'accomplissait cette opération, devenue intéressante par le paroxysme de béatitude furieuse auquel s'abandonnait la jeune convulsionnaire, Mme de La Motte, qui s'était avancée avec les curieux jusqu'à cette nouvelle salle destinée aux malades, entendit un homme s'écrier :

– Mais c'est elle, c'est bien elle !

Mme de La Motte se préparait à demander à cet homme :

– Qui, elle ?

Tout à coup, deux dames entrèrent au fond de la première salle, appuyées l'une sur l'autre et suivies, à une certaine distance, d'un homme qui avait tout l'extérieur d'un valet de confiance, bien qu'il fût déguisé sous un habit bourgeois.

La tournure de ces deux femmes, de l'une d'elles surtout, frappa si bien la comtesse, qu'elle fit un pas vers elles.

En ce moment un grand cri, parti de la salle et échappé aux lèvres de la convulsionnaire, entraîna tout le monde de son côté.

Aussitôt l'homme qui avait déjà dit : « C'est elle ! » et qui se trouvait près de Mme de La Motte, s'écria d'une voix sourde et mystérieuse :

– Mais, messieurs, regardez donc, c'est la reine.

à ce mot, Jeanne tressaillit.

– La reine ! s'écrièrent à la fois plusieurs voix effrayées et surprises.

– La reine chez Mesmer !

– La reine dans une crise ! répétèrent d'autres voix.

– Oh ! disait l'un, c'est impossible.

– Regardez, répondit l'inconnu avec tranquillité ; connaissez-vous la reine, oui ou non ?

– En effet, murmurèrent la plupart des assistants, la ressemblance est incroyable.

Mme de La Motte avait un masque comme toutes les femmes qui, en sortant de chez Mesmer, devaient se rendre au bal de l'Opéra. Elle pouvait donc questionner sans risque.

– Monsieur, demanda-t-elle à l'homme aux exclamations, lequel était un corps volumineux, un visage plein et coloré avec des yeux étincelants et singulièrement observateurs, ne dites-vous pas que la reine est ici ?

– Oh ! madame, c'est à n'en pas douter, répondit celui-ci.

– Et où cela ?

– Mais cette jeune femme que vous apercevez là-bas, sur des coussins violets, dans une crise si ardente qu'elle ne peut modérer ses transports, c'est la reine.

– Mais sur quoi fondez-vous votre idée, monsieur, que la reine est cette femme ?

– Mais tout simplement sur ceci, madame, que cette femme est la reine, répliqua imperturbablement le personnage accusateur.

Et il quitta son interlocutrice pour aller appuyer et propager la nouvelle dans les groupes.

Jeanne se détourna du spectacle presque révoltant que donnait l'épileptique. Mais à peine eut-elle fait quelques pas vers la porte, qu'elle se trouva presque face à face avec les deux dames qui, en attendant qu'elles passassent aux convulsionnaires, regardaient, non sans un vif intérêt, le baquet, les tringles et le couvercle.

à peine Jeanne eût-elle vu le visage de la plus âgée des deux dames, qu'elle poussa un cri à son tour.

– Qu'y a-t-il ? demanda celle-ci.

Jeanne arracha vivement son masque.

– Me reconnaissez-vous ? dit-elle.

La dame fit et presque aussitôt réprima un mouvement.

– Non, madame, fit-elle avec un certain trouble.

– Eh bien ! moi, je vous reconnais, et je vais vous en donner une preuve.

Les deux dames, à cette interpellation, se serrèrent l'une contre l'autre avec effroi.

Jeanne tira de sa poche la boîte au portrait.

– Vous avez oublié cela chez moi, dit-elle.

– Mais quand cela serait, madame, demanda l'aînée, pourquoi tant d'émotion ?

– Je suis émue du danger que court ici Votre Majesté.

– Expliquez-vous.

– Oh ! pas avant que vous ayez mis ce masque, madame.

Et elle tendit son loup à la reine, qui hésitait, se croyant suffisamment cachée sous sa coiffe.

– De grâce ! pas un instant à perdre, continua Jeanne.

– Faites, faites, madame, dit tout bas la seconde femme à la reine.

La reine mit machinalement le masque sur son visage.

– Et maintenant, venez, venez, dit Jeanne.

Et elle entraîna les deux femmes si vivement, qu'elles ne s'arrêtèrent qu'à la porte de la rue, où elles se trouvèrent au bout de quelques secondes.

– Mais enfin, dit la reine en respirant.

– Votre Majesté n'a été vue de personne ?

– Je ne crois pas.

– Tant mieux.

– Mais enfin, m'expliquerez-vous...

– Que, pour le moment, Votre Majesté en croie sa fidèle servante quand celle-ci vient de lui dire qu'elle court le plus grand danger.

– Encore, ce danger, quel est-il ?

– J'aurai l'honneur de tout dire à Sa Majesté, si elle daigne un jour m'accorder une heure d'audience. Mais la chose est longue ; Sa Majesté peut être connue, remarquée.

Et comme elle voyait que la reine manifestait quelque impatience :

– Oh ! madame, dit-elle à la princesse de Lamballe, joignez-vous à moi, je vous en supplie, pour obtenir que Sa Majesté parte, et parte à l'instant même.

La princesse fit un geste suppliant.

– Allons, dit la reine, puisque vous le voulez.

Puis, se retournant vers Mme de La Motte.

– Vous m'avez demandé une audience ? dit-elle.

– J'aspire à l'honneur de donner à Votre Majesté l'explication de ma conduite.

– Eh bien ! rapportez-moi cette boîte et demandez le concierge Laurent ; il sera prévenu.

Et, se retournant vers la rue :

– Kommen Sie da, Weber4 ! cria-t-elle en allemand.

Un carrosse s'approcha avec rapidité ; les deux princesses s'y élancèrent.

Mme de La Motte resta sur la porte jusqu'à ce qu'elle l'eût perdu de vue.

– Oh ! dit-elle tout bas, j'ai bien fait de faire ce que j'ai fait ; mais pour la suite... réfléchissons.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente