Le Collier de la Reine Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XCVIII
Le mariage

Le jour même de cette exécution, à midi, le roi sortit de son cabinet, à Versailles, et on l'entendit congédier monsieur de Provence avec ces mots prononcés rudement :

– Monsieur, j'assiste aujourd'hui à une messe de mariage. Ne me parlez point ménage et mauvais ménage, je vous prie ; ce serait un mauvais augure pour les nouveaux époux, que j'aime et que je protégerai.

Le comte de Provence fronça le sourcil en souriant, salua profondément son frère et rentra dans ses appartements.

Le roi, poursuivant sa route au milieu de ses courtisans répandus dans les galeries, sourit aux uns et regarda fièrement les autres, selon qu'il les avait vus favorables ou opposés dans l'affaire que le parlement venait de juger.

Il parvint ainsi jusqu'au salon carré, dans lequel se tenait la reine toute parée, dans le cercle de ses dames d'honneur et de ses gentilshommes.

Marie-Antoinette, pâle sous son rouge, écoutait avec une attention affectée les douces questions que madame de Lamballe et monsieur de Calonne lui adressaient sur sa santé.

Mais, souvent à la dérobée, elle regardait vers la porte, cherchant comme quelqu'un qui brûle de voir et se détournant comme quelqu'un qui tremble d'avoir vu.

– Le roi ! cria un des huissiers de la chambre. Et dans un flot de broderies, de dentelles et de lumière, elle vit entrer Louis XVI, dont le premier regard au seuil du salon fut pour elle.

Marie-Antoinette se leva et fit trois pas au-devant du roi, qui lui baisa gracieusement la main.

– Vous êtes belle aujourd'hui, belle à miracle, madame ! dit-il.

Elle sourit tristement, et, encore une fois, chercha d'un œil vague au milieu de la foule ce point inconnu que nous avons dit qu'elle cherchait.

– Nos jeunes époux ne sont-ils pas là ? demanda le roi. Midi va sonner, ce me semble.

– Sire, répondit la reine avec un effort tellement violent que son rouge se gerça sur ses joues et tomba par places, monsieur de Charny seul est arrivé ; il attend, dans la galerie, que Votre Majesté lui ordonne d'entrer.

– Charny !... dit le roi sans remarquer le silence expressif qui avait succédé aux paroles de la reine ; Charny est là ? Qu'il vienne ! qu'il vienne !

Quelques gentilshommes se détachèrent pour aller au-devant de monsieur de Charny.

La reine appuya nerveusement ses doigts sur son cœur et se rassit, tournant le dos à la porte.

– Vraiment, c'est qu'il est midi, répéta le roi, la mariée devrait être ici.

Comme le roi prononçait ces paroles, monsieur de Charny parut à l'entrée du salon ; il entendit les derniers mots du roi, et répondit aussitôt :

– Que Votre Majesté veuille bien excuser le retard involontaire de mademoiselle de Taverney ; depuis la mort de son père, elle n'a pas quitté le lit. C'est aujourd'hui qu'elle se lève pour la première fois, et elle serait déjà rendue aux ordres du roi sans un évanouissement qui vient de la prendre.

– Cette chère enfant aimait tant son père ! dit tout haut le roi ; mais comme elle trouve un bon mari, nous espérons qu'elle se consolera.

La reine écouta, ou plutôt elle entendit sans faire un mouvement. Quiconque l'eût suivie des yeux tandis que Charny parlait, eût vu le sang se retirer, comme un niveau qui baisse, de son front à son cœur.

Le roi, remarquant l'affluence de noblesse et de clergé qui remplissait le salon, leva tout à coup la tête.

– Monsieur de Breteuil, dit-il, avez-vous expédié cet ordre de bannissement pour Cagliostro ?

– Oui, sire, répliqua humblement le ministre.

Un souffle d'oiseau qui dort eût troublé le silence de l'assemblée.

– Et cette La Motte, qui se dit de Valois, continua le roi d'une voix forte, est-ce qu'on ne la marque pas aujourd'hui ?

– En ce moment, sire, répliqua le garde des Sceaux, ce doit être fait.

L'œil de la reine étincela. Un murmure qui voulait être approbatif circula dans le salon.

– Cela contrariera monsieur le cardinal, de savoir qu'on a marqué sa complice, poursuivit Louis XVI avec une ténacité de rigueur qu'on n'avait jamais reconnue en lui avant cette affaire.

Et sur ce mot sa complice, adressé à un accusé que le parlement venait d'absoudre, sur ce mot qui flétrissait l'idole des Parisiens, sur ce mot qui condamnait comme voleur et faussaire un des premiers princes de l'église, un des premiers princes français, le roi, comme s'il eût envoyé un défi solennel au clergé, aux nobles, aux parlements, au peuple, pour soutenir l'honneur de sa femme, le roi promena autour de lui un œil flamboyant de cette colère et de cette majesté que nul n'avait senties en France depuis que les yeux de Louis XIV s'étaient fermés pour l'éternel sommeil.

Pas un murmure, pas une parole d'assentiment n'accueillirent cette vengeance que le roi tirait de tous ceux qui avaient conspiré à déshonorer la monarchie. Alors il s'approcha de la reine qui lui tendait les deux mains avec l'effusion d'une reconnaissance profonde.

à ce moment parurent à l'extrémité de la galerie mademoiselle de Taverney, blanche d'habits comme une fiancée, blanche de visage comme un spectre, et Philippe de Taverney, son frère, qui lui donnait la main.

Andrée s'avançait à pas rapides, les regards troublés, le sein haletant ; elle ne voyait pas, elle n'entendait pas ; la main de son frère lui donnait la force, le courage, et lui imprimait la direction.

La foule des courtisans sourit sur le passage de la fiancée. Toutes les femmes prirent place derrière la reine, tous les hommes se rangèrent derrière le roi.

Le bailli de Suffren, tenant par la main Olivier de Charny, vint au-devant d'Andrée et de son frère, les salua et se confondit dans le groupe des amis particuliers et des parents.

Philippe continua son chemin sans que son œil eût rencontré celui d'Olivier, sans que la pression de ses doigts avertît Andrée qu'elle devait lever la tête.

Parvenu en face du roi, il serra la main de sa sœur, et celle-ci, comme une morte galvanisée, ouvrit ses grands yeux et vit Louis XVI qui lui souriait avec bonté.

Elle salua au milieu du murmure des assistants, qui applaudissaient ainsi à sa beauté.

– Mademoiselle, dit le roi en lui prenant la main, vous avez dû attendre la fin de votre deuil pour épouser monsieur de Charny ; peut-être, si je ne vous eusse demandé de hâter le mariage, votre futur époux, malgré son impatience, vous eût-il permis de prendre encore un mois de délai ; car vous souffrez, dit-on, et j'en suis affligé ; mais je me dois d'assurer le bonheur des bons gentilshommes qui me servent comme monsieur de Charny ; si vous ne l'eussiez épousé aujourd'hui, je n'assistais pas à votre mariage, partant demain pour voyager en France avec la reine. Ainsi, j'aurai le plaisir de signer votre contrat aujourd'hui, et de vous voir mariée dans ma chapelle. Saluez la reine, mademoiselle, et remerciez-la ; car Sa Majesté a été toute bonne pour vous.

En même temps, il mena lui-même Andrée à Marie-Antoinette.

Celle-ci s'était dressée les genoux tremblants, les mains glacées. Elle n'osa point lever ses yeux, et vit seulement quelque chose de blanc qui s'approchait et s'inclinait devant elle.

C'était la robe de mariage d'Andrée.

Le roi rendit aussitôt la main de la fiancée à Philippe, donna la sienne à Marie-Antoinette, et d'une voix haute :

– à la chapelle, messieurs, dit-il.

Toute cette foule passa silencieusement derrière Leurs Majestés pour aller prendre ses places.

La messe commença aussitôt. La reine l'écouta courbée sur son prie-Dieu, la tête ensevelie dans ses mains. Elle pria de toute son âme, de toutes ses forces ; elle envoya vers le ciel des vœux si ardents que le souffle de ses lèvres dévora la trace de ses larmes.

Monsieur de Charny, pâle et beau, sentant sur lui le poids de tous les regards, fut calme et brave comme il avait été à son bord, au milieu des tourbillons de flammes et des ouragans de la mitraille anglaise ; seulement il souffrit bien plus.

Philippe, l'œil attaché sur sa sœur, qu'il voyait tressaillir et chanceler, semblait prêt à lui porter secours d'un mot, d'un geste de consolation ou d'amitié.

Mais Andrée ne se démentit pas, demeura la tête haute, respirant à chaque minute son flacon de sels, mourante et vacillante comme la flamme d'une cire, mais debout et persévérant à vivre par la force de sa volonté.

Celle-ci n'adressa point de prières au ciel, celle-ci ne fit point de vœux pour l'avenir, elle n'avait rien à espérer, rien à craindre ; elle n'était rien aux hommes, rien à Dieu.

Quand le prêtre parlait, quand la cloche sacrée tintait, quand s'accomplissait autour d'elle le mystère divin :

« Suis-je seulement une chrétienne, moi ? se disait Andrée. Suis-je un être comme les autres, une créature pareille aux autres ? M'as-tu faite pour la pitié, toi qu'on appelle Dieu souverain, arbitre de toutes choses ? Toi qu'on dit juste par excellence et qui m'as toujours punie sans que j'eusse jamais péché ! Toi qu'on dit le Dieu de paix et d'amour, et à qui je dois de vivre dans le trouble, les colères, les vengeances sanglantes ! Toi à qui je dois d'avoir pour mon plus mortel ennemi le seul homme que j'eusse aimé !

« Non, continua-t-elle, non, les choses de ce monde et les lois de Dieu ne me regardent pas ! Sans doute ai-je été maudite avant de naître, et mise en naissant hors la loi de l'humanité. »

Puis, revenant à son passé douloureux :

– étrange ! étrange ! murmurait-elle. Il y a là, près de moi, un homme dont le nom seul prononcé me faisait mourir de bonheur. Si cet homme fût venu me demander pour moi-même, j'eusse été forcée de me rouler à ses pieds, de lui demander pardon pour ma faute d'autrefois, pour votre faute, mon Dieu ! Et cet homme que j'adorais m'eût peut-être repoussée. Voilà qu'aujourd'hui cet homme m'épouse, et c'est lui qui viendra me demander pardon à genoux ! étrange ! oh ! oui, oui, bien étrange !

à ce moment, la voix de l'officiant frappa son oreille. Elle disait :

– Jacques-Olivier de Charny, prenez-vous pour épouse Marie-Andrée de Taverney ?

– Oui, répondit d'une voix ferme Olivier.

– Et vous, Marie-Andrée de Taverney, prenez-vous pour époux Jacques-Olivier de Charny ?

– Oui !... répondit Andrée avec une intonation presque sauvage qui fit frissonner la reine et tressaillir plus d'une femme dans l'auditoire.

Alors Charny passa l'anneau d'or au doigt de sa femme, et cet anneau glissa sans qu'Andrée eût senti la main qui le lui offrait.

Bientôt le roi se leva. La messe était finie. Tous les courtisans vinrent saluer dans la galerie les deux époux.

Monsieur de Suffren avait pris en revenant la main de sa nièce ; il lui promettait, au nom d'Olivier, le bonheur qu'elle méritait d'avoir.

Andrée remercia le bailli sans se dérider un seul moment, et pria seulement son oncle de la conduire promptement au roi, pour qu'elle le remerciât, car elle se sentait faible.

En même temps, une pâleur effrayante envahit son visage.

Charny la vit de loin, sans oser s'approcher d'elle.

Le bailli traversa le grand salon, mena Andrée au roi, qui la baisa sur le front et lui dit :

– Madame la comtesse, passez chez la reine ; Sa Majesté veut vous faire son présent de noces.

Puis, sur ces mots qu'il croyait être pleins de gracieuseté, le roi se retira suivi de toute la cour, laissant la nouvelle mariée éperdue, désespérée, au bras de Philippe.

Oh ! murmura-t-elle, c'en est trop ! c'en est trop, Philippe ! Il me semblait pourtant avoir assez supporté !...

– Courage, dit tout bas Philippe ; encore cette épreuve, ma sœur.

– Non, non, répondit Andrée, je ne le pourrais pas. Les forces d'une femme sont limitées ; peut-être ferai-je ce qu'on me demande ; mais, songez-y, Philippe, si elle me parle, si elle me complimente, j'en mourrai !

– Vous mourrez s'il le faut, ma chère sœur, dit le jeune homme, et alors vous serez plus heureuse que moi, car je voudrais être mort !

Il prononça ces mots d'un accent tellement sombre et douloureux, qu'Andrée, comme si elle eût été déchirée par un aiguillon, s'élança en avant et pénétra chez la reine.

Olivier la vit passer ; il se rangea le long des tapisseries pour ne point effleurer sa robe au passage.

Il demeura seul dans le salon avec Philippe, baissant la tête comme son beau-frère, et attendant le résultat de cet entretien que la reine allait avoir avec Andrée.

Celle-ci trouva Marie-Antoinette dans son grand cabinet.

Malgré la saison, au mois de juin, la reine s'était fait allumer du feu ; elle était assise dans son fauteuil, la tête renversée en arrière, les yeux fermés, les mains jointes comme une morte.

Elle grelottait.

Madame de Misery, qui avait introduit Andrée, tira les portières, ferma les portes et sortit de l'appartement.

Andrée, debout, tremblante d'émotion et de colère, tremblante aussi de faiblesse, attendait les yeux baissés qu'une parole vînt à son cœur. Elle attendait la voix de la reine comme le condamné attend la hache qui doit lui trancher la vie.

Assurément, si Marie-Antoinette eût ouvert la bouche en ce moment, Andrée, brisée comme elle l'était, eût succombé avant de comprendre ou de répondre.

Une minute, un siècle de cette épouvantable souffrance, s'écoula avant que la reine eût fait un mouvement.

Enfin elle se leva en s'appuyant les deux mains sur les bras de son fauteuil, et prit sur la table un papier, que ses doigts vacillants laissèrent échapper plusieurs fois.

Puis, marchant comme une ombre, sans qu'on entendît d'autre bruit que le froissement de sa robe sur le tapis, elle vint, le bras étendu vers Andrée, et lui remit le papier sans prononcer une parole.

Entre ces deux cœurs, la parole était superflue : la reine n'avait pas besoin de provoquer l'intelligence d'Andrée ; Andrée ne pouvait douter un moment de la grandeur d'âme de la reine.

Toute autre eût supposé que Marie-Antoinette lui offrait un riche douaire, ou la signature d'un acte de propriété, ou le brevet de quelque charge à la cour.

Andrée devina que le papier contenait autre chose. Elle le prit, et sans bouger de la place qu'elle occupait, elle se mit à le lire.

Le bras de Marie-Antoinette retomba. Ses yeux se levèrent lentement sur Andrée.

« Andrée, avait écrit la reine, vous m'avez sauvée. Mon honneur me vient de vous, ma vie est à vous. Au nom de cet honneur qui vous coûte si cher, je vous jure que vous pouvez m'appeler votre sœur. Essayez, vous ne me verrez pas rougir.

« Je remets cet écrit entre vos mains ; c'est le gage de ma reconnaissance ; c'est la dot que je vous donne.

« Votre cœur est le plus noble de tous les cœurs ; il me saura gré du présent que je vous offre.

« Signé : MARIE-ANTOINETTE DE LORRAINE D'AUTRICHE »

Andrée, à son tour, regarda la reine. Elle la vit les yeux mouillés de larmes, la tête alourdie, attendant une réponse.

Elle traversa lentement la chambre, alla brûler au feu presque éteint le billet de la reine, et, saluant profondément, sans articuler une syllabe, elle sortit du cabinet.

Marie-Antoinette fit un pas pour l'arrêter, pour la suivre ; mais l'inflexible comtesse, laissant la porte ouverte, alla retrouver son frère dans le salon voisin.

Philippe appela Charny, lui prit la main, qu'il mit dans celle d'Andrée, tandis que sur le seuil du cabinet, derrière la portière, qu'elle écartait de son bras, la reine assistait à cette scène douloureuse.

Charny s'en alla comme le fiancé de la mort que sa livide fiancée emmène ; il s'en alla, regardant en arrière la pâle figure de Marie-Antoinette qui, de pas en pas, le vit disparaître pour toujours.

Elle le croyait, du moins.

à la porte du château, deux chaises de voyage attendaient. Andrée monta dans la première. Et comme Charny se préparait à la suivre...

– Monsieur, dit la nouvelle comtesse, vous partez, je crois, pour la Picardie.

– Oui, madame, répondit Charny.

– Et moi, je pars pour le pays où ma mère est morte, monsieur le comte. Adieu.

Charny s'inclina sans répondre. Les chevaux emportèrent Andrée seule.

– Restez-vous avec moi pour m'annoncer que vous êtes mon ennemi ? dit alors Olivier à Philippe.

– Non, monsieur le comte, répliqua celui-ci ; vous n'êtes pas mon ennemi, puisque vous êtes mon beau-frère.

Olivier lui tendit la main, monta à son tour dans la seconde voiture et partit.

Philippe, resté seul, tordit un moment ses bras avec l'angoisse du désespoir, et d'une voix étouffée :

– Mon Dieu, dit-il, à ceux qui font leur devoir sur la terre, réservez-vous un peu de joie dans le ciel ? De la joie, reprit-il assombri en regardant une dernière fois vers le château ; je parle de joie !... à quoi bon ! Ceux-là seuls doivent espérer une autre vie qui retrouveront là-haut les cœurs qui les aimaient. Personne ne m'aima ici-bas, moi ; je n'ai pas même comme eux la douceur de désirer la mort.

Puis, il lança vers les cieux un regard sans fiel, un doux reproche de chrétien dont la foi chancelle, et disparut, comme Andrée, comme Charny, dans le dernier tourbillon de cet orage qui venait de déraciner un trône, en broyant tant d'honneurs et tant d'amours !

FIN

Chapitre précédent |

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente