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Chapitre XXXVII
Un piège

Le lendemain, vers les sept heures du matin, au moment où on levait le roi, monsieur le Premier entra chez Sa Majesté, et lui annonça que S. A. R. monseigneur le duc d'Orléans sollicitait l'honneur d'assister à sa toilette. Louis XV, qui n'était encore habitué à rien faire par lui-même, se retourna vers monsieur de Fréjus, qui était assis dans le coin le moins apparent de la chambre, comme pour lui demander ce qu'il avait à faire, et à cette interrogation muette, monsieur de Fréjus, non seulement fit un signe de tête qui voulait dire qu'il fallait recevoir Son Altesse Royale, mais encore, se levant aussitôt, il alla de sa personne lui ouvrir la porte. Le régent s'arrêta un instant sur le seuil pour remercier Fleury, puis s'étant assuré d'un coup d'oeil rapide autour de la chambre que le maréchal de Villeroy n'était pas encore arrivé il s'avança vers le roi.
Louis XV était à cette époque un bel enfant de neuf à dix ans, aux longs cheveux châtains, aux yeux noirs comme de l'encre, à la bouche pareille à une cerise, et au teint rosé qui comme celui de sa mère, Marie de Savoie, duchesse de Bourgogne, était sujet à de subites pâleurs. Quoique son caractère fût encore fort irrésolu, à cause du tiraillement auquel le soumettait perpétuellement le double gouvernement du maréchal de Villeroy et de monsieur de Fréjus, il avait dans toute la physionomie quelque chose d'ardent et de résolu qui dénotait l'arrière petit-fils de Louis XIV, et il avait l'habitude de mettre son chapeau comme lui. D'abord prévenu contre monsieur le duc d'Orléans qu'on avait fait tout au monde pour représenter contre l'homme de France qui lui voulait le plus de mal, il avait senti cette prévention céder peu à peu aux entrevues qu'il avait eues avec le régent, dans lequel, avec cet instinct juvénile qui trompe si rarement les enfants, il avait reconnu un ami.
De son côté, il faut le dire aussi, monsieur le duc d'Orléans avait pour le roi, outre le respect qui lui était dû, les prévenances les plus attentives et les plus tendres. Le peu d'affaires qui pouvaient être soumises à sa jeune intelligence lui étaient toujours présentées avec tant de lucidité et d'esprit, que, d'un travail politique qui eût été une fatigue avec tout autre, il avait fait une sorte de récréation que l'enfant royal voyait toujours arriver avec plaisir. Il faut dire aussi que presque toujours ce travail était récompensé par les plus beaux jouets qui se pussent voir, et que Dubois, pour faire sa cour au roi, tirait d'Allemagne ou d'Angleterre. Sa Majesté accueillit donc le régent avec son plus doux sourire, et lui donna sa petite main à baiser avec une grâce toute particulière, tandis que monseigneur l'évêque de Fréjus, fidèle à son système d'humilité, s'en était allé se rasseoir dans le même petit coin où l'avait surpris l'arrivée de Son Altesse.
- Je suis bien content de vous voir, monsieur, dit Louis XV de sa douce petite voix et avec son sourire enfantin auquel l'étiquette qu'on lui imposait n'avait pu ôter toute sa grâce ; d'autant plus content que, comme ce n'est pas votre heure habituelle, je présume que vous venez m'annoncer une bonne nouvelle.
- Deux, sire, répondit le régent. La première, c'est qu'il vient de m'arriver une énorme caisse de Nuremberg, qui m'a tout l'air de contenir...
- Oh ! des joujoux ! beaucoup de joujoux ! n'est-ce pas, monsieur le régent ? s'écria le roi, en sautant joyeusement et en battant des mains sans s'inquiéter de son valet de chambre qui demeurait debout derrière lui tenant à la main la petite épée à poignée d'acier qu'il allait lui agrafer à la ceinture. Oh ! de beaux joujoux ! de beaux joujoux ! Oh ! que vous êtes gentil ! oh ! que je vous aime, monsieur le régent !
- Sire, je ne fais que mon devoir, répondit le duc d'Orléans en s'inclinant avec respect, et vous ne me devez aucune reconnaissance pour cela.
- Et où est-elle, monsieur, où est-elle, cette bienheureuse caisse ?
- Chez moi, sire, et si Votre Majesté le veut, je la ferai transporter ici dans le courant de la journée, ou demain matin.
- Oh ! non, tout de suite, monsieur, tout de suite, je vous prie.
- Mais c'est qu'elle est chez moi.
- Eh bien ! allons chez vous, s'écria l'enfant en courant vers la porte, sans faire attention qu'il lui manquait encore, pour que sa toilette fût achevée, son épée, sa petite veste de satin et son cordon bleu.
- Sire, dit monsieur de Fréjus en s'avançant, je ferai observer à Votre Majesté qu'elle s'abandonne trop passionnément au plaisir que lui cause la possession d'objets qu'elle devrait déjà regarder comme des futilités.
- Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit Louis XV en faisant un effort pour se contenir ; oui, mais il faut me pardonner : je n'ai pas encore dix ans, et j'ai bien travaillé hier.
- C'est vrai, dit monsieur de Fréjus en souriant. Aussi Votre Majesté s'occupera de ses joujoux lorsqu'elle aura demandé à monsieur le régent quelle est la seconde nouvelle qu'il avait à lui annoncer.
- Ah ! oui, monsieur, à propos, quelle est cette seconde nouvelle ?
- Un travail qui doit être profitable à la France, sire et qui est d'une telle importance, que je tiens à le soumettre à Votre Majesté.
- L'avez-vous ici, demanda le jeune roi.
- Non, sire, je ne savais pas trouver Votre Majesté si bien disposée à ce travail, et je l'ai laissé dans mon cabinet.
- Eh bien ! dit Louis XV en se tournant moitié vers monsieur de Fréjus et moitié vers le régent, et en les regardant tous deux tour à tour avec un oeil suppliant, ne pourrions-nous concilier tout cela ? Au lieu de faire ma promenade du matin, j'irais chez vous voir les beaux joujoux de Nuremberg, et quand je les aurais vus, nous passerions dans votre cabinet, où nous travaillerions.
- C'est contre l'étiquette, sire, répondit le régent ; mais si Votre Majesté le veut...
- Oui, je le veux, dit Louis XV, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se tournant vers M. de Fréjus et en le regardant d'un oeil si doux qu'il n'y avait pas moyen d'y résister, si mon bon précepteur le permet.
- Monsieur de Fréjus y verrait-il quelque inconvénient ? dit le régent en se retournant vers Fleury et en prononçant ces paroles avec un accent qui indiquait que le précepteur le blesserait souverainement en repoussant la requête que lui présentait son royal élève.
- Non, monseigneur, au contraire, dit Fleury ; il est bon que Sa Majesté s'habitue à travailler, et si les lois de l'étiquette peuvent être violées, c'est lorsque de cette violation doit ressortir pour le peuple un heureux résultat. Seulement, je demanderai à monseigneur la permission d'accompagner Sa Majesté.
- Comment donc, monsieur ! dit le régent ; mais avec le plus grand plaisir.
- Oh ! quel bonheur, quel bonheur ! s'écria Louis XV. Vite, ma veste, mon épée, mon cordon bleu. Me voilà, monsieur le régent, me voilà ! Et il s'avança pour prendre la main du régent, mais au lieu de se laisser aller à cette familiarité, le régent s'inclina, et ouvrant lui-même la porte au roi, il lui fit signe de marcher devant, et le suivit à trois ou quatre pas avec monsieur de Fréjus, et le chapeau à la main.
Les appartements du roi, situés au rez-de-chaussée, étaient de plain-pied avec ceux de monseigneur le duc d'Orléans, et n'étaient séparés que par une antichambre qui donnait chez le roi, et une petite galerie qui conduisait à une autre antichambre donnant chez le régent. Le passage fut donc court, et comme le roi était pressé d'arriver, on se trouva en un instant dans un grand cabinet éclairé par quatre fenêtres s'ouvrant toutes quatre en portes, et par lesquelles, à l'aide de deux marches on descendait dans le jardin. Ce grand cabinet donnait dans un autre plus petit où M. le régent avait l'habitude de travailler et de faire entrer les intimes ou les favorisés. Toute la cour de Son Altesse attendait là, et c'était chose naturelle, puisque c'était l'heure du lever. Aussi le jeune roi ne remarqua-t-il ni monsieur d'Artagnan, capitaine des mousquetaires gris, ni monsieur le marquis de Lafare, capitaine des gardes, ni un nombre assez considérable de chevau-légers qui se promenaient en dehors des fenêtres. Il est vrai que, sur une table, au beau milieu du cabinet il avait vu la bienheureuse caisse, dont la taille exorbitante lui avait, malgré l'exhortation à peine refroidie de monsieur de Fréjus, fait pousser un cri de joie.
Cependant il fallut encore se contenir et recevoir en roi les hommages de messieurs d'Artagnan et de Lafare ; mais pendant ce temps, monseigneur le régent avait fait appeler deux valets de chambre, armés de ciseaux, lesquels firent en un instant voler le couvercle de bois blanc qui fermait la caisse, et mirent à découvert la plus splendide collection de joujoux qui aient jamais ébloui l'oeil d'un roi de neuf ans.
A cette vue tentatrice, il n'y eut plus ni précepteur, ni étiquette, ni capitaine de gardes, ni capitaine de mousquetaires gris ; le roi se précipita vers le paradis qui lui était ouvert, et, comme d'une mine inépuisable, comme d'une corbeille de fée, comme d'un trésor des Mille et une Nuits, il en tira successivement des clochers, des vaisseaux à trois ponts, des escadrons de cavalerie, des bataillons d'infanterie, des colporteurs chargés de leurs balles, des escamoteurs avec leurs gobelets, enfin ces mille merveilles du premier âge qui, dans la soirée de Nol, font tourner la tête à tous les enfants d'outre- Rhin ; et cela avec des transports de joie si francs et si roturiers, que monsieur de Fréjus lui-même respecta le moment de bonheur qui illuminait la vie de son royal élève. Les assistants le regardaient avec le silence religieux qui entoure les grandes douleurs et les grandes joies. Mais au plus profond de ce silence, on entendit un bruit violent dans les antichambres.
La porte s'ouvrit, un huissier annonça le duc de Villeroy, et le maréchal parut sur le seuil, la canne à la main, effaré, secouant sa perruque, et demandant à grands cris le roi. Comme on était habitué à ces façons de faire, monsieur le régent se contenta de lui montrer Sa Majesté qui continuait de vider sa caisse, couvrant les meubles et le parquet des splendides joujoux qu'elle tirait de son inépuisable récipient. Le maréchal n'avait rien à dire ; il était en retard de près d'une heure. Le roi était avec monsieur de Fréjus, cet autre lui-même, mais il ne s'en approcha pas moins en grommelant, et en jetant autour de lui des regards qui semblaient dire que, si Sa Majesté courait quelque danger, il était là pour la défendre. Le régent échangea un regard d'intelligence avec Lafare et un sourire imperceptible avec d'Artagnan ; les choses allaient que c'était merveille.
La caisse vide, et après avoir laissé un instant le roi jouir de la possession visuelle de tous ses trésors, monsieur le régent s'approcha de lui, et, le chapeau toujours à la main, lui rappela la promesse qu'il lui avait faite de consacrer une heure avec lui au travail des choses de l'Etat. Louis XV, avec cette ponctualité de parole qui lui fit dire depuis que l'exactitude était la politesse des rois, jeta un dernier coup d'oeil sur ses joujoux, demanda la permission de les faire emporter dans ses appartements, permission qui lui fut aussitôt accordée, et s'avança vers le petit cabinet dont monsieur le régent lui ouvrit la porte. Alors selon leurs caractères différents, ou plutôt selon l'adroite politique de l'un et la brutale inconvenance de l'autre, monsieur de Fleury, qui, sous prétexte de sa répugnance à se mêler des affaires politiques, n'assistait presque jamais au travail du roi, fit quelques pas en arrière et alla s'asseoir dans un coin, tandis qu'au contraire le maréchal s'élança en avant, et, voyant le roi entrer dans le cabinet, voulut le suivre. C'était ce moment qu'avait préparé le régent et qu'il attendait avec impatience.
- Pardon, monsieur le maréchal, dit-il alors en barrant le passage au duc de Villeroy, mais les affaires dont j'ai à entretenir Sa Majesté demandant le secret le plus absolu, je vous prierai de vouloir bien me laisser un instant avec elle en tête-à-tête.
- En tête-à-tête ! s'écria Villeroy, en tête-à-tête ! Mais vous savez bien, monseigneur, que c'est impossible.
- Impossible, monsieur le maréchal ! répondit le régent avec le plus grand calme ; impossible ! Et pourquoi, je vous prie ?
- Parce qu'en ma qualité de gouverneur de Sa Majesté, j'ai le droit de l'accompagner partout.
- D'abord, monsieur, reprit le régent, ce droit ne me paraît reposer sur aucune preuve bien positive, et si j'ai bien voulu tolérer jusqu'à cette heure, non pas ce droit mais cette prétention, c'est que l'âge du roi la rendait sans importance. Mais maintenant que Sa Majesté va atteindre sa dixième année, maintenant qu'elle commence à permettre que je l'initie à la science du gouvernement, science pour laquelle la France m'a conféré le titre de son précepteur, vous trouverez bon, monsieur le maréchal, que, comme monsieur de Fréjus et vous, j'aie avec Sa Majesté mes heures de tête-à-tête. Cela vous sera d'autant moins pénible à accorder, monsieur le maréchal, ajouta le régent avec un sourire à l'expression duquel il était difficile de se tromper, que vous êtes trop savant sur ces sortes de matières pour qu'il vous reste quelque chose à y apprendre.
- Mais, monsieur, répliqua le maréchal en s'échauffant selon son habitude et en oubliant toute convenance à mesure qu'il s'échauffait, monsieur, je vous ferai observer que le roi est mon élève.
- Je le sais, monsieur, dit le régent du même ton railleur qu'il avait commencé à prendre avec lui, et faites de Sa Majesté un grand capitaine, je ne vous en empêche point. Vos campagnes d'Italie et de Flandre font témoignage qu'on ne pouvait lui choisir un meilleur maître ; mais dans ce moment, monsieur le maréchal, il ne s'agit aucunement de science militaire, il s'agit tout simplement d'un secret d'Etat qui ne peut être confié qu'à Sa Majesté. Ainsi vous trouverez bon que je vous renouvelle l'expression du désir que j'ai d'entretenir le roi en particulier.
- Impossible, monseigneur, impossible ! s'écria le maréchal perdant de plus en plus la tête.
- Impossible ! reprit le régent, et pourquoi ?
- Pourquoi ? continua le maréchal, pourquoi ?... parce que mon devoir est de ne point perdre le roi de vue un seul instant, et que je ne permettrai pas...
- Prenez garde, monsieur le maréchal, interrompit le duc d'Orléans avec une indéfinissable expression de hauteur, je crois que vous allez me manquer de respect !
- Monseigneur, reprit le maréchal s'échauffant de plus en plus, je sais le respect que je dois à votre Altesse Royale pour le moins autant que ce que je dois à ma charge et au roi, et c'est pour cela que Sa Majesté ne restera pas un instant hors de ma vue, attendu... Le duc hésita.
- Attendu ? reprit monsieur le régent, attendu ?... Achevez, monsieur.
- Attendu que je réponds de sa personne, dit le maréchal, qui, poussé par cette espèce de défi, ne voulait pas avoir l'air de reculer.
A ce dernier manque de toute retenue, il se fit parmi tous les spectateurs de cette scène un moment de silence pendant lequel on n'entendit rien que les grommellements du maréchal et les soupirs étouffés de monsieur de Fleury. Quant au duc d'Orléans, il releva la tête avec un sourire de souverain mépris, et prenant peu à peu cet air de dignité qui faisait de lui, lorsqu'il le voulait, un des princes les plus imposants du monde :
- Monsieur de Villeroy, dit-il, vous vous méprenez étrangement, ce me semble, et vous croyez parler à quelque autre. Mais puisque vous oubliez qui je suis, c'est à moi de vous en faire souvenir. Marquis de Lafare, continua le régent en s'adressant à son capitaine des gardes, faites votre devoir.
Alors seulement le maréchal de Villeroy, comme si le plancher manquait sous lui, comprit dans quel précipice il glissait, et ouvrit la bouche pour balbutier une excuse ; mais le régent ne lui laissa pas même le temps d'achever sa phrase, et lui ferma la porte du cabinet au nez.
Aussitôt, et avant qu'il fût revenu de sa surprise, le marquis de Lafare s'approcha du maréchal et lui demanda son épée.
Le maréchal demeura un instant interdit. Depuis si longtemps qu'il se berçait dans son impertinence sans que personne prît la peine de l'en tirer, il avait fini par se croire inviolable, il voulut parler, mais la voix lui manqua, et, sur une seconde demande plus impérative que la première, il détacha son épée et la donna au marquis de Lafare.
En même temps, une porte s'ouvre et une chaise s'approche ; deux mousquetaires gris y poussent le maréchal ; la chaise se referme, d'Artagnan et Lafare se placent à chaque portière, et, en un clin d'oeil, le prisonnier est emporté par une des fenêtres latérales dans les jardins. Les chevau-légers, qui ont le mot d'ordre, se mettent à sa suite ; la marche se presse, on descend le grand escalier, on tourne à gauche, on entre dans l'Orangerie ; là, dans une première pièce, on laisse toute la suite, et la chaise, ses porteurs et ce qu'elle contient, entrent dans une seconde chambre accompagnés seulement de Lafare et de d'Artagnan.
Toutes ces choses s'étaient passées si rapidement, que le maréchal, dont la première qualité n'était point le sang-froid, n'avait pas eu le temps de se remettre. Il s'était vu désarmer, il s'était senti emporter, il se trouvait enfermé avec deux hommes qu'il savait ne pas professer pour lui une grande amitié, et, s'exagérant toujours son importance, il se crut perdu.
- Messieurs ! s'écria-t-il en pâlissant, et tandis que la sueur et la poudre lui coulaient sur le visage, messieurs, j'espère qu'on ne veut pas m'assassiner.
- Non, monsieur le maréchal, tranquillisez-vous, lui dit Lafare, tandis que d'Artagnan, en voyant la figure grotesque que faisait au maréchal sa perruque tout effarouchée, ne pouvait s'empêcher de rire. Non, monsieur, il s'agit d'une chose beaucoup plus simple et infiniment moins tragique.
- Et de quoi s'agit-il donc alors ? demanda le maréchal à qui cette assurance rendait un peu de tranquillité.
- Il s'agit, monsieur, de deux lettres que vous comptiez remettre ce matin au roi, et que vous devez avoir dans quelqu'une des poches de votre habit.
Le maréchal, qui, préoccupé jusqu'alors de sa propre affaire, avait oublié celle de madame du Maine, tressaillit, et porta vivement la main à la poche où étaient ces lettres.
- Pardon, monsieur le duc, dit d'Artagnan en arrêtant la main du maréchal, mais nous sommes autorisés à vous prévenir que, dans le cas où vous chercheriez à nous soustraire les originaux de ces lettres, monsieur le régent en a les copies.
- Puis, j'ajouterai, dit Lafare, que nous sommes autorisés à vous les prendre de force, et que nous sommes absous d'avance de tout accident que pourrait amener une lutte, en supposant, ce qui n'est pas probable, que vous poussiez la rébellion, monsieur le maréchal, jusqu'à vouloir lutter.
- Et vous m'assurez, messieurs, dit le maréchal, que monseigneur le régent a les copies de ces lettres ?
- Sur ma parole d'honneur ! dit d'Artagnan.
- Foi de gentilhomme ! dit Lafare.
- En ce cas, messieurs, reprit Villeroy, je ne vois pas pourquoi j'essayerais de soustraire ces lettres, qui d'ailleurs ne me regardent aucunement et que je ne m'étais chargé de remettre que par complaisance.
- Nous savons cela, monsieur le maréchal, dit Lafare.
- Seulement, ajouta le maréchal, j'espère, messieurs, que vous ferez valoir près de Son Altesse Royale la facilité avec laquelle je me suis soumis à ses ordres, et le regret bien sincère que j'ai de l'avoir offensée.
- N'en doutez pas, monsieur le maréchal, toute chose sera rapportée comme elle s'est passée ; mais ces lettres ?
- Les voici, monsieur, dit le maréchal en donnant les deux lettres à Lafare.
Lafare leva un cachet volant aux armes d'Espagne, et s'assura que c'étaient bien les papiers qu'il avait mission de prendre ; puis, après s'être assuré également qu'il n'y avait pas d'erreur.
- Mon cher d'Artagnan, dit-il, conduisez maintenant monsieur le maréchal à sa destination, et recommandez, je vous prie, au nom de monseigneur le régent, aux personnes qui auront l'honneur de l'accompagner, avec vous, d'avoir pour lui tous les égards dus à son mérite.
Aussitôt la chaise se referma, et les porteurs se mirent en marche. Le maréchal, allégé de ses deux lettres, et commençant à soupçonner le piège dans lequel il était tombé, repassa dans la première pièce, où l'attendaient les chevau-légers. Le cortège se dirigea vers la grille, où il arriva au bout d'un instant. Un carrosse à six chevaux attendait ; on y porta le maréchal ; d'Artagnan se plaça près de lui ; un officier des mousquetaires et du Libois, un des gentilshommes du roi, se mirent sur le devant, vingt mousquetaires se placèrent, quatre à chaque portière, douze à la suite ; on fit signe au cocher, et le carrosse partit au galop.
Quant au marquis de Lafare, qui s'était arrêté au haut de l'escalier de l'Orangerie pour assister à ce départ, à peine l'eut-il vu effectuer sans accident, qu'il reprit la route du château, les deux lettres de Philippe V à la main.

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